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1187Dans les précédents échanges, nous avons eu tendance, vous et moi, à opposer l'historien scientifique à l'historien visionnaire. En caricaturant, on pourrait dire que le premier, animé d'un esprit analytique, dénombre les boutons de guêtres des grenadiers impériaux, tandis que le second, armé d'un esprit synthétique, se laisse pénétrer par des images grandioses s'inspirant de ce qu'il croit être le sens de l'histoire, interprétée à la lumière de son imagination et de sa culture. Dans la mesure où le chroniqueur géopolitique, celui que vous êtes par ailleurs pour l'essentiel de votre temps et celui que je m'efforce aussi d'être parfois, ne peut se départir d'un regard d'historien, dans la mesure où il est en fait comme on dit un historien du temps présent, on peut lui étendre le compliment.
On distinguera ainsi un chroniqueur d'esprit analytique s'efforçant de rapporter avec le plus de précision scientifique possible tous les évènements dont il a connaissance, sans vouloir en faire a priori des arguments en faveur de telle ou telle thèse, et un chroniqueur visionnaire ne retenant que les faits, fussent-ils en partie grossis par son imagination, lui paraissant conforter sa vision du monde et de l'histoire. On reprochera à ce dernier un engagement qui n'en ferait pas un témoin aussi objectif que le premier. C'est cependant lui qui, mieux que l'analyste scrupuleux, rend le monde parlant en y faisant apparaître de grandes tendances autour desquels s'organisent et s'expliquent les évènements de détail.
Or la distinction que nous résumons ici n'est évidemment pas tenable. Elle oublie que le scientifique, quel qu'il soit, doit élaborer des hypothèses sur le monde en faisant appel à son imagination, y compris la plus débridée. Il retiendra comme faits les éléments observés confirmant ses hypothèses de départ. Il éliminera le reste. L'hypothèse confirmée par un nombre suffisant d'expériences pourra ensuite être traduite en une “loi scientifique” servant à élaborer par induction (ou abduction) d'autres hypothèses, conduisant à observer d'autres éléments du monde. Mais la même chose peut être dite du visionnaire, qu'il soit historien ou chroniqueur. Il ne laisse pas libre cours à son imagination, s'il veut être un tant soit peu crédible. Il ne recourt pas à la Vierge Marie ou à l'intervention d'elfes pour expliquer ce qu'il perçoit du monde. Il utilise en fait, même s'il n'en est pas conscient, des modèles du monde qui fixent un cadre plus ou moins précis à son imagination. Si ces modèles ne correspondaient pas à son expérience, il les rejetterait pour en essayer d'autres. C'est à partir de telles pratiques qu'ont été élaborées depuis la nuit des temps les connaissances empiriques ayant ultérieurement donné naissance aux connaissances scientifiques.
Or passer d'une connaissance empirique à une connaissance plus rigoureuse, s'exprimant si possible selon les processus de la recherche scientifique expérimentale, constitue un idéal difficile à atteindre mais que nous ne pouvons pas me semble-t-il refuser, dans une société comme la nôtre où prolifèrent les idéologies et les mythologies. Pour cela il convient d'identifier les modèles du monde à partir desquels nous sélectionnons des évènements que nous qualifierons ensuite de faits et sur lesquels nous porterons des jugements. Ces modèles peuvent être plus ou moins explicites à nos propres yeux. Nous savons ainsi que nous jugeons le monde en “occidental” doté d'un certain niveau de vie. Nous savons aussi que nous nous référons, bon gré mal gré, à des philosophies ou valeurs qui nous ont accompagné tout au long de notre vie et que nous ne saurions répudier. Ceci nos pousse à une modestie, un relativisme de bon aloi.
Mais il est d'autres modèles qui structurent notre vision du monde sans que nous en soyons conscients. Ce sont eux que nous devrions identifier. Certains sont les produits de notre histoire psychique individuelle et n'ont en principe pas d'intérêt pour notre propos ici, même s'ils peuvent nous conduire à des visions déformées, parfois paranoïaques du monde. D'autres relèvent de ce que le cogniticien John Casti appelle le Global Mood, c'est-à-dire l'humeur globale, celle que manifeste un groupe d'une certaine importance à travers des comportements collectifs (voir à ce sujet http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/107/mood.htm et aussi http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/107/casti.htm). Cette humeur, selon John Casti, évolue par cycles. Elle fluctue de l'optimisme au pessimisme et réciproquement, sans liens précis avec les évènements. Pour Casti, il est difficile d'analyser ses causes. Il défend l'hypothèse contre-intuitive que ce ne sont pas les évènements qui créent l'humeur globale, mais celle-ci qui crée ou si l'on préfère qui donne leur sens à des faits qualifiés ensuite d'évènements.
Nous pourrions dire ainsi que le “oil spil” dans le Golfe du Mexique serait passé inaperçu en période d'euphorie (ce qui fut le cas de multiples accidents analogues survenus alors que chacun croyait à la croissance). Aujourd'hui, le pessimisme ambiant nous pousse à l'ajouter à d'autres dysfonctionnements du même ordre pour pronostiquer en s'appuyant sur eux la venue d'un effondrement systémique. Ainsi, selon cette thèse, l'humeur globale confère aux évènements des sens précis, teintés soit d'optimisme soit de pessimisme, qui déterminent en partie nos comportements et nos jugements individuels. Nous ne pouvons pas y échapper facilement. En effet, étant par définition inclus dans la foule de ceux qui génèrent cette humeur globale, nous ne nous rendons pas compte de la façon dont elle détermine nos jugements particuliers. De même, pour prendre une image que les ruraux apprécieront, une plante de colza ne pourrait apprécier le parfum enveloppant qui se dégage de la parcelle toute entière.
Nous pouvons par contre constater les jugements qu'elle nous incite à prendre, en l'espèce pour ce qui nous concerne, le sens que nous sommes tentés de donner aux évènements du monde qui viennent à notre connaissance. Que faut-il entendre par sens? Pour prendre une terminologie quelque peu scientifique, il s'agirait des patterns ou constantes organisant les faits de détail et révélant des lois hypothétiques auxquelles ces évènements obéiraient. Nous sommes bien là dans la vision, telle que définie en introduction. Sans imagination créatrice, de tels patterns n'apparaîtraient pas. Mais nous sommes aussi dans la science expérimentale, dans la mesure où dès qu'un pattern est identifié, susceptible de déterminer la survenance de tel ou tel fait, il convient de vérifier si d'autres faits confirment l'hypothèse.
Pour éviter de rester théorique, nous pouvons prendre notre exemple, à vous et à moi. Nous pouvons constater que nous sommes inclus dans un “global mood” qui est loin de porter à l'optimisme. Le cycle s'inversera-t-il plus tard ? Nous ne le savons pas mais pour le moment ce n'est pas le cas. Ce pessimisme nous conduit à retenir des faits et évènements dont l'interprétation confirme notre pessimisme. Il s'agit de l'enchaînement des crises géopolitiques, économiques et environnementales dont nous ne pouvons pas ne pas faire le constat. En face de cet enchaînement, il nous est difficile de signaler des évènements d'ampleur suffisante capables de générer en nous un optimisme tendanciel. Il y a quelques années encore, je pensais personnellement, comme les futurologues à la Ray Kurzweil, que les technologies émergentes et convergentes allaient provoquer tôt ou tard une “Singularité” qui changerait le sens de notre histoire. Mais aujourd'hui, je crains que le train des catastrophes ne nous rattrape avant que cette Singularité ait pu nous propulser vers une post-humanité salvatrice.
Ceci étant, comme nous gardons les yeux ouverts et sommes d'esprit curieux, nous ne pouvons pas ne pas être sensibles à des patterns de causes et d'effets dont l'approfondissement nous permettrait de mieux comprendre la raison pour laquelle nous ressentons intuitivement cette impression de catastrophes en chaîne. Pour vous, sauf erreur de ma part, comme pour moi, ce fut le sentiment que quoique nous puissions faire, en tant que citoyens d'un pays européen, nous serions soumis à ce qu'il faut bien nommer l'impérialisme américain. D'une part les faits nous ont démontré qu'en dehors d'accepter la soumission au corporate power américain, ni nous ni nos enfants ne pourrions avoir d'avenir professionnel sérieux. D'autre part, nous avons vite compris qu'au niveau même de l'expression nous ne serions pas entendus, dans une Europe dont les maîtres à penser indigènes étaient pénétrés jusqu'aux os d'idéologie atlantiste.
Constater la domination américaine, que vous appelez l'américanisme, ne pouvait pas cependant pour nous rester sans conséquence. De tous temps et partout, comme s'il s'agissait d'une loi biologique servant de réservoir aux mutations indispensables à l'adaptation darwinienne, toute domination suscite des oppositions. Laissons de côté celles que l'Empire américain a générées dans d'autres parties du monde. Nous n'avons pas pour notre part tenté de poser de bombes. Nous nous sommes bornés à tenter de comprendre les patterns qui traduisent la domination américaine – aussi bien d'ailleurs que ceux semblant aujourd'hui la fragiliser.
Je ne sais pas ce qu'il en fut pour vous. Mais pour ma part, je n'ai pas pu tomber dans la facilité propre à divers altermondialistes de par le monde, pour qui l'anti-américanisme de principe sert de religion. Il ne faut pas être très malin en effet pour constater que les phénomènes de domination politico-économique caractérisant, après l'Europe coloniale et la Russie soviétique, l'Empire américain des dernières décennies, se retrouvent sous des formes plus ou moins voisines dans le sillage des nouvelles puissances émergentes. C'est donc que des hypothèses un peu nouvelles pourraient permettre, à supposer qu'elles soient vérifiables et vérifiées, de mieux comprendre la course à la domination et finalement à la catastrophe qui caractérise les sociétés humaines actuelles.
Vous savez (excusez moi je vous prie de me citer) que j'ai proposé le concept de complexe anthropotechnique pour caractériser les superorganismes associant des humains éventuellement encore très proches de leurs ancêtres animaux et des technologies en développement exponentiel. Plus récemment, pour tenir compte du fait que ces complexes anthropotechniques comportent de grandes entreprises associées au pouvoir politique dont elles transforment profondément la nature, j'ai retenu le terme de corporatocratie qui commence à se répandre dans la littérature contestataire. La corporatocratie va au delà du corporate power que vous citez souvent, car elle se substitue directement au pouvoir technocratico-démocratique des Etats modernes tout en conservant ses attributs. Pour rester enfin fidèle à mon approche de l'anthropotechnique, j'ai proposé dans un article tout récent, le concept affreux de corporatocratie anthropotechnique (voir http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2010/107/cat.htm).
Voilà bien de quoi éloigner les lecteurs. Mais je n'ai pas trouvé mieux à ce jour. Si les lecteurs s'enfuient, peut-être m'en restera-t-il un avec qui discuter ces diverses hypothèses. Je voulais dire vous-même, mon cher Philippe.
Jean-Paul Baquiast