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2314C’est effectivement dans un salon particulier d’un restaurant très chic du VIIème arrondissement que le ministre français des affaires étrangères Laurent Fabius a reçu à dîner, hier soir, ses collègues Lavrov et Kerry, respectivement de Russie et des USA. Fabius n’était pas là comme maître d’hôtel mais comme hôte effectif, connaisseur de la bonne chère française, et même comme participant à la conversation qui portait exclusivement sur la crise syrienne vue de la lorgnette à divers réglages du bloc BAO et même de la “communauté internationale“ généreusement étendue à la Russie.
• Nous ricanons et faisons le mauvais esprit, – à peine... Nous pouvons citer au moins deux textes, de bonne tenue et d’excellente référence, qui présentent ou mentionnent cette rencontre de Paris sans dire un seul mot du ministre français. A les lire, on croirait que Lavrov et Kerry ont choisi Paris pour se rencontrer comme ils auraient choisi, – disons Genève (-II) ou Damas, par exemple... C’est le cas de Russia Today, le 27 mai 2013, qui titre (notre souligné en gras)
«Take two: Lavrov, Kerry working to broker redo of Syria peace conference», et qui commence son texte de cette façon : «During their meeting in France, US Secretary of State John Kerry and Russian Foreign Minister Sergey Lavrov are expected...» ;
bla bla bla pour la suite, avec cette question anecdotique dans notre esprit : Fabius nulle part mentionné, késako? L’autre texte (du 26 mai 2013) est de M K Bhadrakumar, plus général et portant sur les relations Russie-USA, sur un aspect que nous abordons plus loin. Certes, M K Bhadrakumar mentionne d’une façon marginale le dîner dont nous parlons, mais nous voyons bien que, bien qu’à Paris, bien qu’avec notre ministre, nulle mention au moins aimable n’est faite de ce dernier, avec un style et dans un esprit qui font croire à son inexistence et confirment l’impression que, oui, la chose aurait effectivement pu avoir lieu à Genève (-II) ou à Damas :
[Kerry et Lavrov] «... are having a candle light supper in Paris on Monday to figure out the actual modalities of the Geneva peace meet over Syria, now that they managed to shepherd the opposite sides towards the negotiating table. This is their fourth meeting in some twenty days. Amen.»
• Ainsi en est-il de la politique étrangère française, du type “Lost in Translation”, qui semblerait désormais inexistante tant l’échec que lui imposent les circonstances de la situation vraie semble l’avoir pulvérisée. Les habituelles “sources” du Quai d’Orsay, pompeuses et sûres d’elles comme il se doit, arrivent à faire porter le chapeau à la Russie, comme d’habitude objet de toutes les vindictes, mais avec une nuance qui nous rapproche du comique de l’absurde puisque le reproche conduirait à penser que son principal défaut, voire sa principale faiblesse, à la Russie, est d’avoir maîtrisé la complexe situation syrienne et d’avoir réussi à ouvrir la possibilité d’un règlement négocié de la crise : «... la Russie, elle, est obsédée par l'idée de retrouver une place sur scène internationale.» Drôle d’obsession, qui permet à la Russie de tenir ferme, et seule, une position principielle sur l’affaire syrienne, et de s’imposer comme la maîtresse du jeu en défendant des principes qui sont dans la droite ligne de la doctrine gaullienne du respect de la souveraineté, – ce qui, évidemment, ne peut que scandaliser les Français, mais pour un tout autre motif... Tout de même, quelques-uns, à Paris, sont en train de s’apercevoir qu’il se passe quelque chose de très catastrophique pour la France, comme Le Figaro peu après la rencontre Lavrov-Kerry à Moscou. (Voir notamment l’article du Figaro, le 10 mai 2013.) Quelques commentateurs, qu’on n’a pas toujours lus si avisés, se découvrent un bon sens nouveau, comme Georges Malbrunot, sur son blog du Figaro, le même 10 mai 2013, qui exécutait sans appel la politique française. Il en arrivait même à nous rappeler quelques précisions intéressantes, bonne “pour l’histoire”, quand on jugera la période.
«Depuis deux ans, la principale faiblesse de la position française a été au contraire de ne pas choisir clairement entre la diplomatie et les armes en Syrie, convaincue que les “jours du régime étaient comptés”, selon une formule, qui n’est pas l’apanage il faut le reconnaître du Quai d’Orsay. Cette prévision hasardeuse n’était pas celle, non plus, de notre ambassadeur à Damas Eric Chevallier qui écrivait dans des télégrammes datés des premiers mois de la révolte que le régime était encore trop solide pour tomber, alors qu’à Paris son ministre de tutelle, Alain Juppé, allait répétant que les “jours de Bachar el-Assad étaient comptés”. Un dysfonctionnement sur lequel des historiens se pencheront peut-être un jour.
»En condamnant rapidement Assad à comparaître devant un Tribunal international, la France – c’était toujours Alain Juppé en février 2012 – se coupait de toute possibilité de peser – à la mesure de son poids – dans un processus diplomatique à venir. “Nous étions pourtant bien placé”, regrette un ancien diplomate en poste à Damas qui rappelle la lune de miel franco-syrienne entre 2008 et 2010.»
• Le “dysfonctionnement” entre le ministre et son ambassadeur sur place, entre d’une part un Juppé-Fabius vivant dans la narrative-Système qui passionne les salons et d’autre part la vérité de la situation, n’est bien entendu ni une exception ni une circonstance de conjoncture. Si les Français s’alignent sur le tandem Lavrov-Kerry, dans le fracas étouffé d’une des catastrophes les plus achevées qu’ait connue la diplomatie française, le “dysfonctionnement” n’en continue pas moins. Cette fois, il vaut pour l’Europe, et la France y a évidemment sa part, et l’on sait combien, et l’on sait dans quel sens, – à deux, avec le Royaume-Uni en pointe absolument catastrophique, contre le reste. Il en a résulté une espèce de monstre qui est une sorte d’“accord pour qu’il n’y ait pas d’accord”, la fin de l’embargo UE sur les armes pour les rebelles syriens, une vague promesse informelle pour que rien ne soit fait avant le mois d’août, et l’Europe encore plus divisée qu’à l’accoutumé si c’est possible. Disons, puisque c’est de circonstance, que l’Europe est au moins aussi divisée que le sont, par exemple, les rebelles, et que la “décision” européenne, éventuellement appuyée sur la limite du mois d’août, doit donner un argument de plus à ceux des rebelles qui ne veulent pas aller aux négociations de Genève-II, pour décidément n'y pas aller ; le plus drôle, c’est que, dans la bouche du secrétaire au Foreign Office Hague, toute cette affaire de la levée de l’embargo des armes, c’est pour “forcer Assad à négocier”, – Assad qui devait disparaître dans les feux de l’enfer avant qu’on ne songe à ouvrir la bouche pour négocier, Assad qui a fait savoir avant que Hague n’ouvre la bouche dans le sens qu’on entend, qu’il était partant pour négocier à Genève-II... On peut lire le Guardian du 28 mai 2013 :
«Europe's sanctions regime against Syria was plunged into uncertainty after Britain, backed by France, forced a lifting of the EU arms embargo on what it identifies as the moderate opposition to President Bashar al-Assad... [..] The long day of negotiations between the EU's 27 foreign ministers saw Britain and France opposing plans to shelve a decision on arming the opposition until August, while Austria and the Czech Republic spearheaded the opposition to the Anglo-French push, with the Czechs supporting the Israeli line against sending arms to Syria and the Austrians alarmed at the impact on their UN peacekeeping mission in the Golan Heights between Syria and Israel. Spindelegger said that Vienna would now have to reconsider its deployment on Golan. A withdrawal could see an Israeli rush to fill the UN vacuum, ratcheting up the tension in the region... [...] The dispute over how to respond to the civil war in Syria has exposed deep divisions in Europe. Senior European officials say much of the debate is “hypocritical” because some of the countries calling for a lifting of the embargo do not have the weapons to deliver or have no intention of taking part. They also point out that the White House and the State Department appear to be similarly split between hawks and doves.»
• Le dernier point mentionné immédiatement ci-dessus est indirectement mis en évidence dans le texte de M K Bhadrakumar (du 26 mai 2013) déjà mentionné plus haut ci-dessus. Le sujet du texte est le constat de ce qui semble être une entente entre Lavrov et Kerry, en même temps que le constat contradictoire de certains signes de renforcement de la fraction “dure” au sein de l’administration Obama ; et même, pour le cas cité, non seulement entre le département d’État et la Maison-Blanche, mais à l’intérieur du département d’État avec la nomination inattendue de Victoria Nuland, femme du neocon Robert Kagan et porte-parole à ce même département d’État jusque fin mars.
«But then, just when the Moscow-Washignton tango is getting to be noticed — and there are other signs too such as Obama’s meeting with the visiting Russian secretary of the national security council Nikolai Patrushev — the US administration introduces a discordant note by announcing the nomination of Victoria Nuland, former state department spokesperson under Hillary Clinton’s watch, as the new head of European and Eurasian Affairs at Faggy Bottom... [...]
»But what is jarring in her career graph is also that [Nuland] was the hand-picked aide to Strobe Talbott, the then all-important point person for Boris Yeltsin’s Russia in the Bill Clinton administration. To cap it all, Nuland is also a former US ambassador to NATO — and, indeed, NATO’s eastward expansion is the legacy of Talbott to the US’s post-cold war diplomatic history, ignoring the prescient warnings by such iconic figures like George Kennan against such a move that would inflict lasting damage to the ties with Russia.»
Lorsque Kerry est arrivé au département d’État, il était assuré que Victoria Nuland allait perdre sa place de porte-parole (ce qui est fait) et qu’elle quitterait l’administration ; et voilà son retour à un poste plus important que celui de porte-parole, au même département d’État, et même à un poste clef où elle peut interférer sur les relations avec la Russie bien que cette puissance ne dépende pas entièrement de l’administration de ses services dans l’organigramme du département d’État. Cette interférence est d’autant plus probable que Nuland est professionnellement et idéologiquement proche de l’ambassadeur US à Moscou, Michael McFaul, les deux étant à la fois de tendance neocon et ayant été formés par le même Strobe Talbott que mentionne M K Bhadrakumar. (Talbott est un ancien journaliste, et spécialiste du contrôle des armements et de l’URSS à la fin de la guerre froide, passé au département d’État et devenu idéologue de l’expansion à l’Est et de l’“agression douce” contre la Russie du temps de l’administration Clinton. Talbott a notamment favorisé la politique de pillage de la Russie par l’hyper-capitalisme organisé par la finance US et ses commandos universitaires de spécialistes en économie, le tout manipulant l’accommodant Eltsine pour quelques verres de vodka.)
• Ce changement de personnel signifie que John Kerry, si l’on considère qu’il veut mener une politique de rapprochement avec la Russie, dans tous les cas sur l’affaire syrienne, est isolé au département d’État sur les politiques essentielles dont on parle, et principalement dans sa connexion vitale avec Moscou. Cela signifie dans tous les cas, quelle que soit son orientation, qu’il ne contrôle pas les nominations de sa haute administration ; en effet, la nomination de Nuland est due à des pressions des factions extrémistes et neocons relayées par les sénateurs qui vont bien (McCain, Lindsay & Cie), qui ont été déclenchées d’une façon inattendue et ont obtenu gain de cause, dans le chef d’une administration qui se sent toujours vulnérable face aux attaques lancées contre sa politique russe et sa politique syrienne, et qui est d’ailleurs elle-même divisée face à ces pressions puisque certaines fractions internes les relaient. Dans ce cas très kafkaïen, on trouverait alors un Kerry isolé à la tête de son ministère, dans une position qui ne serait pas très éloignée de celle d’Obama, comme on peut spéculer dans certains cas (voir le 24 mai 2013).
• Le résultat (pour le cas USA) n’est pas la promesse d’une politique plus “dure” avec la nouvelle position de Nuland mais l’apparition de nouvelles possibilités de blocage et d’interférences, et peut-être le renforcement de la paralysie dont Washington tente de se sortir depuis quelques semaines, dans tous les cas pour l’affaire syrienne, et éventuellement pour les relations avec la Russie. Le résultat (pour les USA et le reste, pour le bloc BAO à la lumière des divers événements considérés ci-dessus, et aussi pour la Syrie), c’est la probabilité d’un désordre encore plus grand puisque l’effet général des événements des dernières quarante-huit heures est la mise en route de nouveaux mécanismes de blocage ou d’aggravation de la situation, malgré la poursuite de la préparation d’une conférence Genève-II par le tandem Lavrov-Kerry. La réunion Genève-II apparaît de plus en plus comme une sorte de “dernière chance” (certes, il y en a eu d’autres dans la crise syrienne), et de plus en plus difficile à rassembler malgré le ralliement des Français. (Mais, comme l’écrit l’avisé Malbrunot, «comme l’issue à court terme de ladite conférence est pour le moins incertaine, la France aura encore le loisir de changer de cap…» ; c’est assez bien vu, avec une ligne Hollande-Fabius de politique étrangère aussi ferme que notre fameux et succulent éclair au chocolat.)
Ce “tour de table” général a donc permis à peu près dans toutes les directions d’observer que la politique du bloc BAO menée jusqu’ici a été catastrophique, qu’elle donne des résultats catastrophiques, avec même la reconnaissance de certains des acteurs de cette politique de cet aspect catastrophique. Il a permis de constater que la seule solution est une négociation, nécessairement avec Assad, et que Genève-II est la seule issue visible et peut-être la dernière chance. Il permet de conclure que, par conséquent, tout se passe comme s’il y avait de fortes chances pour que l’on continuât de plus en plus dans cette direction de cette politique catastrophique, et d’entrave dans les tentatives de négociation. Il permet de comprendre, en bref, que le processus de cause à effet se fait bien, mais dans sens complet de l’inversion, comme l’affectionne le Système en mode surpuissance-autodestruction : au plus l’on constate la catastrophe, on plus l’on en déduit qu’il faut poursuivre dans le sens de la catastrophe ... On peut certes prier pour que survienne le “miracle de Genève-II”, mais on ne peut s’empêcher de constater que l’embourbement crisique est plus que jamais en action, et que l’infraresponsabilité semble bien l’attitude psychologique favorisée par l’essentiel de nos directions politiques. Le désordre règne, et on ne voit aucune raison pour lui dénier son empire. En un sens, il est la légitimité même “de l’Empire” (du Système).
Mis en ligne le 28 mai 2013 à 13H22