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86117 août 2011 – Washington, D.C. a-t-il une “politique chinoise”, c’est-à-dire une politique vis-à-vis de la Chine ? (Lorsque nous parlons de “Washington, D.C.”, nous parlons de la Maison-Blanche, du département d’Etat, du Pentagone, de Langley [CIA] et de quelques autres.) Pour l’instant, nous voyons plutôt un étrange melting pot où se croisent et s’entrecroisent de fines et diplomates questions, des mouvements d’humeurs aux effets indirects, des remarques ironiques, des décisions éparses et pas encore tout à fait prises, mais néanmoins mûrement pesées, et ainsi de suite. Tout cela n’a guère de suite dans les idées, au point qu’on se demande s’il y a des idées. Espérons que Joe Biden, le vice-président, qui est en Chine à partir d’aujourd’hui et pour cinq jours, saura décrire le pot-aux-roses aux dirigeants chinois.
Quelques événements et commentaires de ces derniers jours méritent de figurer dans cette rubrique interrogative sur la “politique chinoise” des USA. Ils ont tous un rapport avec les questions de sécurité nationale (la quincaillerie) qui reste, quoi qu’on veuille et fasse, le grand champ de l’imagination des USA dans leurs conceptions des relations internationales, et de la puissance certes. Pourtant, on verra que l’addition des circonstances ci-dessous ne donne pas l’image d’une grande unité, d’une grande imagination et d’une grande résolution, d’une grande efficacité en toutes choses, – ni de la puissance tout court, pour faire bref…
• Il y a l’affaire de l’hélicoptère stealth perdu durant le raid contre ben Laden au Pakistan, et aux débris précieux duquel les Pakistanais auraient donné l'accès aux Chinois. L’Independent du 16 août 2011 explique le récent “oubli” d’une escale au Pakistan de l’amiral Mullen, effectuant au début du mois une visite d’adieu dans la région (il quitte son poste de président du Joint Chiefs of Staff en septembre). La cause en serait cette affaire d’hélicoptère.
«The official said that Adm Mullen, who is due to retire next month. shunned a visit to Islamabad because he was appalled by Pakistan's refusal to say whether the Chinese had access to the wreckage of the stealth Blackhawk helicopter abandoned at the al-Qa'ida leader's hiding place in Abbottabad after it struck a wall.
»Adm Mullen, the official said, had felt Gen Ashfaq Parvez Kayani, the Pakistani army chief, had lied to him about the helicopter. It is unclear whether the Chinese were given direct access to the charred remains, but Washington believes that Beijing is now in possession of detailed photographs.In the past, Adm Mullen has publicly acknowledged his previously warm relationship with Gen Kayani. The breakdown is a sign of how severely ties between Washington and Islamabad have been strained.»
• Le Pentagone a donné une publicité indirecte importante à cette affaire de complicité entre le Pakistan et la Chine, au travers d’une “fuite” bénéficiant au Financial Times (FT), et publiée le 14 août. (En effet, une interprétation courante est que cette “fuite” a été organisée, que le FT n’aurait pas été si affirmatif et n’aurait pas donné tant d’importance à cette affaire sans un soutien discret du Pentagone.) La “fuite” était, dans l’esprit finaud du Pentagone, dirigée contre le Pakistan ; elle a, en réalité, pour effet de communication, de mettre en évidence la puissance des liens stratégiques entre le Pakistan et la Chine, et cela sans pourtant que l’Inde n’en soit, pour l’instant, vraiment gênée. Il n’est pas assuré que cet “éclat” du Pentagone, vu de ce point de vue, soit particulièrement avantageux pour la position des USA, au moment où Joe Biden atterrit à Pékin.
• Il y a l’affaire du nouveau et premier porte-avions chinois, qui est en fait un vieux porte-avions russe de la classe-Amiral Kousnetsov, le Varyag, modernisé et remis à neuf. Ses capacités sont loin d’équivaloir à celles des grands porte-avions d’attaque de l’U.S. Navy, et son entrée en service n’est pas probable avant 2012-2013, au mieux. Les Chinois ont présenté le navire le 10 août.
• Le département d’Etat a eu une étrange réaction, ou bien disons une réaction très américaniste. Sa porte-parole, Victoria Nuland, a lu une déclaration formelle : «We would welcome any kind of explanation that China would like to give for needing this kind of equipment. We have had concerns for some time and we’ve been quite open with them with regard to the lack of transparency from China regarding its power projection and its lack of access and denial of capabilities. […] We are prepared to be extremely transparent with regard to U.S. military positions and equipment, and we’d like to have a reciprocal relationship with China, and that’s what our presidents have said we ought to aspire to. Transparency in itself is a confidence builder between nations.» Il n’y a pas eu de réponse officielle à ces déclarations qu’on peut qualifier, en plus d’“étranges”, de complètement impudentes et déplacées ; puisque voilà les USA qui se mêlent des affaires intérieures de la Chine, demandent des explications pour la future mise en service d’un navire qu’ils ont eux-mêmes en un certain nombre d’exemplaires (11 en service), sur toutes les mers du monde, et avec des capacités bien plus importantes.
J.E. Dyer, de HotAir.com, remarque, le 12 août 2011 :
«A pointed question for the US administration would be: What did they think China’s purpose was in launching an aircraft carrier? Does it really require explanation? Why do nations usually put aircraft carriers in service? […] Another pointed question would be: What obligation could China possibly have to account to the US for why she has put a carrier in her fleet? China’s not an ally and is bound by no treaty requirement to explain the introduction of new aircraft carriers. Why ask a question that can’t put China on the spot and only invites a destabilizing answer?»
• Il y a également l’affaire des F-16C/D (sans doute 66) que Taïwan demande aux USA depuis 2006. Finalement, selon Defense News du 15 août 2011, les USA refuseraient cette vente à Taïwan, proposant en échange de moderniser les F-16A/B (anciens modèles) que Taïwan possède. «We are so disappointed in the United States», dit un officiel taïwanais, tandis que les officiels washingtoniens affirment qu’aucune décision n’a encore été prise. Loren B. Thompson (le 15 août 2011) se lamente devant ce recul US sous la pression, évidemment, de Pékin.
…Dans ce sens qui est celui d’une position prépondérante de la Chine dans ces divers avatars, ou d’une perception à mesure, on notera la remarque du président bolivien Evo Morales, le 15 août, alors qu’il donnait une conférence de presse, retour de Chine : «La Chine est un si grand pays! J’imagine que, dans très peu de temps, les USA seront devenus une colonie de la Chine!» Morales parlait, à ce point, de l’énorme dette chinoise des USA, et l’on dit que cette boutade fort peu appréciée à Washington D.C. n’était pas loin de refléter le sentiment que Morales avait recueilli chez certains dirigeants chinois. C’est à ce propos, notamment mais fort pesamment, que Biden va passer cinq jours en Chine. Par exemple, il va s’intéresser, au milieu des dirigeants en place, au Vice Président Xi Jinping, dont on dit qu’il sera le nouveau président chinois en 2013… Cela tombe bien, de vice-président à vice-président, et cela permet de justifier que Xi accompagne Biden dans ses visites en province (il faut bien occuper un séjour de cinq jours).
La mission de Biden est importante. Il s’agit de sonder les Chinois sur leurs intentions, sur leur stabilité de créditeur des USA, sur leur confiance maintenue (on l’espère) dans les USA, malgré les mésaventures fâcheuses (accord sur la dette, l’affaire “du AAA à AA+”), et ainsi de suite. La “mission“ de Biden ne fait qu’éclairer un fait qui, sur le terme, apparaît de plus en plus évident : dans ce que certains considèrent comme “une partie en cours” entre les USA, – nous doutons que les Chinois aient cette perception-là, – les USA tiennent sans aucun doute et avec constance le rôle de demandeur, – voire, pire encore, celui de débiteur failli et quémandeur… C’est une tendance, plutôt stratégique que comptable, qui a déjà une certaine bouteille. Nous en rappelons les étapes, car la chose est impressionnante.
• En décembre 2008, après l’effondrement de Wall Street, le secrétaire au trésor de GW Bush, Hank Paulson, effectue sa dernière sortie hors des USA ès qualité pour aller sonder et rassurer les dirigeants chinois. Les USA veulent s’assurer que la Chine est toujours, comme on dit, “derrière eux”. Nous avions identifié cette visite comme un premier signe très puissant de la reconnaissance implicite par les USA de la réduction, voire de l’effondrement de leur puissance, et de l’affirmation chinoise par conséquent, dans le rapport relatif des deux puissances. (En février 2009, Hillary Clinton, nouvelle secrétaire d’Etat, “redoublait” pour la nouvelle administration la visite de Paulson de décembre 2008.)
• En janvier 2009, Zbigniew Brzezinski signait un article proposant l’idée d’un “condominium” USA-Chine pour mener le monde. En avril 2009, nous reprenions cette thèse, alors qu’elle rencontrait de plus en plus d’appréciations critiques du côté chinois, justement pour en faire nous-mêmes une appréciation critique. Pour les USA, selon le style habituellement dépourvu de la moindre retenue de Brzezinski, il ne s’agissait de rien moins que de “sauver les meubles” d’une puissance US en plein processus d’effondrement, en l’amarrant à la Chine, en échange (?) d’un “partage” du pouvoir mondial.
• En octobre 2009, Henry Kissinger se rendit à Pékin. Visite amicale, visite informelle entre “grands esprits” ; également, une visite précédant celle d’Obama du mois suivant, pour avoir une idée préliminaire ce que les Chinois pensaient de la proposition type-G2. Réponse sans ambigüité, rapportée dans une interview au Figaro donnée par Kissinger : «Les Chinois ne font pas confiance à l'Amérique pour bien mener les grandes affaires politiques de la planète.»
• Par conséquent, la visite d’Obama en Chine, un mois plus tard, en novembre 2009, est un échec sur le point essentiel. Au centre de cette visite, cette observation de l’agence Chine nouvelle, à la suite d’une rencontre entre le Premier ministre chinois Wen Jiabao et Obama : «La Chine a décliné la proposition américaine de former un “groupe des deux”, [G2] à savoir une alliance politique avec les Etats-Unis…»
• La rancœur et la déception US furent sensibles, dans diverses manifestations d’ordre cosmétique et sans guère d’effets. La spécialiste de la chose est Hillary Clinton, qu’on retrouve dans ce rôle avec l’affaire du porte-avions chinois. Elle fit donc, en janvier 2010, un discours belliciste tonitruant et sans la moindre substance, à destination des Chinois, qui n’eut aucun effet et fut vite oublié. Dans certains cas, ces manifestations d'une puissance désormais impuissante ont plus de marques pathétiques du sort des USA, que les visites serviles à Pékin. Ainsi Hillary Clinton fait-elle tout de même de la “diplomatie”.
• La visite du secrétaire à la défense Gates à Pékin, en janvier 2011, fut une autre occasion pour les USA de montrer leur bonne volonté, surtout de la part du chef du Pentagone. Les Chinois eurent une drôle de façon d’accueillir la chose, – selon certains, à l’initiative des seuls militaires chinois, – en faisant effectuer son premier vol à l’avion de combat J20, leur premier avion de combat intégrant des technologies furtives. Le Pentagone prit bonne note, d'autant que sa propre merveille furtive, le F-22, a entamé depuis le 3 mai une période d'interdiction de vol générale dont la cause est un mystère.
• On ajoutera, pour clore le florilège, la visite de l’amiral Mullen à Pékin, le mois dernier (voir le 12 juillet 2011). C’était une indication de plus que le Pentagone n‘a pas vraiment envie de se coltiner avec la Chine. Pour l’instant, la visite clôt cet historique de l’essentiel des relations entre la Chine et les USA d’Obama, qui se sont, du point de vue des demandes et des sollicitations, toujours déroulées dans le seul sens qu’on voit, où les USA sont effectivement en position de demandeurs. On voit mal, bien entendu, que la visite de Biden puisse changer quoi que ce soit à cette habitude liée fermement au destin des USA.
On comprend donc que c’est dans ce contexte qu’il nous semble nécessaire d’appréhender la visite actuelle de Joe Biden en Chine, annoncée le 4 août 2011, deux jours après l’accord sur la dette qui a si fortement agacé Pékin. Une fois de plus, il s’agit de quémander la bonne volonté et la compréhension des Chinois, et tenter d’expliquer aux Chinois les arcanes de la politique intérieure washingtonienne, et des rapports entre le Congrès et le président. La visite a donc une réelle importance, exactement à mesure de l’importance de cette affaire de l’accord sur la dette et du désordre terrifiant qui va avec, – mesure pour mesure, comme disait Shakespeare, – mesure positive (la compréhension bienveillante des Chinois) pour rattraper la mesure négative (l’accord sur la dette et le “désordre terrifiant qui va avec”).
…Pourtant, la visite n’a pas été “préparée” de main de maître ; on peut même observer que sa préparation a été “cochonnée” par des improvisations conflictuelles, une absence de coordination, des contradictions évidentes entre tel et tel département. Le plus agressif de ces centres de pouvoir a été, comme d’habitude, le département d’Etat, où Hillary Clinton ne cesse de montrer ses tendances guerrières de “liberal hawks”, de plus en plus à mesure qu’approche son terme et comme s’il ne lui restait que cela, et qu’il s’agissait de retrouver sa jeunesse... (C’est elle qui, en 1999, fut la plus active conseillère pour pousser Bill Clinton à s’engager dans la guerre du Kosovo. Il s’agissait d’une de ces causes humanitaires que les libéraux, de Hillary à BHL, goûtent d’autant mieux que ces causes sont traitées à la pointe des canons du Pentagone, – vieux frisson de l’humaniste pour la vertu par la force.) Hillary a personnellement insisté pour cette attaque antichinoise à propos du porte-avions ; c’est entendu, l’on comprend bien ses penchants, mais, pour autant, cela ne doit pas déboucher sur la sottise pure et simple, qui est effectivement la marque de l’intervention à propos du porte-avions chinois. Autant pour le département d’Etat et tant pis pour Hillary. Le Pentagone, lui, a pris une autre direction, celle des œillères habituelles, du fractionnisme stupéfiant de sa pensée, aussi écrasant qu’est cette machine de forme effectivement pentagonale : attaquer le Pakistan dans l’affaire de l’hélicoptère à technologies furtives, sans prendre garde que cette affaire met en évidence la puissance nouvelle de la Chine dans ses relations stratégiques avec le Pakistan, aux dépens des relations entre le Pakistan et les USA. C’est une défaite de la perception de la puissance stratégique, dans une époque où le système de la communication, et la perception par conséquent, mesurent la puissance.
La Maison-Blanche (Biden essentiellement), elle, est intervenue essentiellement avec cette affaire de la vente des F-16, sur laquelle elle garde la haute main. Les bruits selon lesquels cette vente à Taïwan serait refusée terminent piteusement le “cochonnage” en question, par l’annonce officieuse d’une mesure qui s’inscrit comme un recul extrêmement significatif des USA face aux pressions chinoises. Une source européenne à l’OTAN observe que «la Maison-Blanche est tellement mal à l’aise dans le dossier chinois, et plus précisément dans l’affaire des F-16 pour Taïwan, qu’il y en a pour penser que cette décision du refus de vente, d’ores et déjà acquise, pourrait finalement être renversée, en faveur d’une vente, ou bien différée à nouveau». Dans ce cas, les pressions du Congrès, et notamment des républicains, très sensibles au lobby chinois (taïwanais), n’y seraient pas pour rien, et la confusion de la “politique chinoise” de Washington encore plus grande…
Tout cela, cette cacophonie et ce désordre, ne doit rien avoir pour étonner. Il s’agit de l’effet direct d’une tendance fondamentale du pouvoir aux USA, de la division entre divers centres de pouvoir qui s’est muée en une véritable déstructuration de fait, une sorte de “structure déstructurée” si l’on veut. Désormais, le pouvoir aux USA n’existe plus en tant qu’unité, mais en tant qu’addition de divers centres différents, le plus souvent divergents, parfois directement concurrents, rarement coordonnés s’ils le sont jamais. Il n’existe plus aucune force dynamique, plus aucune autorité capable d’imposer une action unitaire ; il s’agit désormais, de plus en plus évidemment, d’un caractère-Système extrêmement marquant à Washington.
La conséquence de cette “installation structurelle” d’une situation de déstructuration est que la production de cette situation devient fondamentalement négative, c’est-à-dire dissolvante au lieu d’être créatrice d’une matière unifiée et intégrée. La dissolution ainsi émise par l’ensemble affecte directement la politique des USA, et particulièrement ce qui prétend être encore une “diplomatie”, bien qu’il n’y ait plus que le nom à cet égard. Il s’agit d’un phénomène nouveau, qui marque une avancée de plus dans la dynamique d’effondrement du Système : le passage de la déstructuration, – celle-ci étant actée au niveau des producteurs du Système, – à la dissolution, dans le chef de la production du Système, – dans ce cas, la “diplomatie”, et la “politique” qui en est produite.
Il s’agit sans aucun doute, ce passage de la déstructuration à la dissolution, ou, plutôt, cette addition de la dissolution au fait de la déstructuration, d’une évolution parallèle à celle du pouvoir washingtonien, lui-même tel qu’on l’a vu à l’œuvre lors des négociation sur la dette. Il y a donc au moins une unité d’évolution ; toutes les formes de pouvoir à Washington marchent au même rythme ; nous sommes passés de la situation de l’établissement de la déstructuration, – que nous conservons bien précieusement une fois ce résultat atteint, cela va de soi, – à une dynamique de production de la dissolution par cette situation. La Chine, en accueillant Joe Biden et en rêvant à Confucius, est en train d’expérimenter cela.