Dostoïevski et l’invention du droit à tuer 

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Dostoïevski et l’invention du droit à tuer 

Les hommes politiques américains postmodernes (mais nos socialistes aussi) ont pris goût à la brutalité et aux guerres via la farce humanitaire (voyez Carnage de Polanski pour vous amuser à ce sujet) ; et ils estiment qu’ils ont le droit de tuer qui ils veulent et quand ils veulent. Jusqu’au moment où les russes et les chinois…Il en est de même des terroristes qui servent des agendas si compliqués maintenant qu’il est difficile de dire pour qui ils œuvrent : mais qui ont gardé le goût de la même supériorité ontologique jadis décrite par Dostoïevski et reprise par Hitchcock dans la Corde, pour justifier leurs massacres. J’ai étudié dans mon livre sur Hitchcock les sources du scénario, qui n’ont rien à voir ni avec le communisme ni avec le fascisme – bien plutôt avec deux lobbies prestigieux.

On reprend donc Raskolnikoff dans ces pages immortelles :

« Les hommes ordinaires ont l’obligation d’observer les lois et n’ont pas le droit de sortir de la légalité et cela parce qu’ils sont ordinaires. Quant aux hommes extraordinaires, ils ont le droit de commettre toutes sortes de crimes et de sortir de la légalité, uniquement parce qu’ils sont extraordinaires. C’est bien ainsi. »

Raskolnikoff poursuit :

« J’ai simplement fait allusion au fait que l’homme extraordinaire a le droit... je veux dire, pas le droit officiel, mais qu’il a le droit de permettre à sa conscience de sauter... certains obstacles et ceci seulement si l’exécution de son idée (qui est peut-être salutaire à toute l’humanité) l’exige. Vous avez dit que mon article n’était pas clair : si vous le voulez, je puis vous l’expliquer dans la mesure du possible. Je ne fais peut-être pas erreur en supposant que c’est bien cela que vous désirez. Voici : à mon avis, si les découvertes de Kepler et de Newton, par suite de certains événements, n’avaient pu être connues de l’humanité que par le sacrifice d’une, de dix, de cent... vies humaines qui auraient empêché cette découverte ou s’y seraient opposées, Newton aurait eu le droit et même le devoir... d’écarter ces dix ou ces cent hommes pour faire connaître ses découvertes à l’humanité. »

Mais ce qui rend Raskolnikoff dangereux, c’est qu’il voyage à travers les siècles et qu’il compare ses pulsions personnelles et criminelles à toutes les cruautés historiques connues :

« Ensuite, je me souviens que j’ai développé, dans mon article, l’idée que tous les... eh bien, les législateurs et les ordonnateurs de l’humanité, par exemple, en commençant par les plus anciens et en continuant avec les Lycurgue, les Solon, les Mahomet, les Napoléon, etc., tous, sans exception, étaient des criminels déjà par le seul fait qu’en donnant une loi nouvelle, ils transgressaient la loi ancienne, venant des ancêtres et considérée comme sacrée par la société. Et, évidemment, ils ne s’arrêtaient pas devant le meurtre si le sang versé (parfois innocent et vaillamment répandu pour l’ancienne loi) pouvait les aider. »

Une grandiose observation :

« Il est remarquable même que la plupart de ces bienfaiteurs et ordonnateurs de l’humanité étaient couverts de sang. »

Le criminel est un génie (n’invente-t-il pas aussi sa réalité, comme disait un certain Karl Rove trop oublié à propos de leur « empire » ?) :

« En un mot, je démontre que non seulement les grands hommes, mais tous ceux qui sortent tant soit peu de l’ornière, tous ceux qui sont capables de dire quelque chose de nouveau, même pas grand-chose, doivent, de par leur nature, être nécessairement plus ou moins des criminels. »

Evidemment comme dans la Corde la difficulté est de savoir qui est inférieur et qui est supérieur (en vérité comme on sait celui qui est supérieur c’est celui qui tue et qu’on n’attrape jamais – et les élites US n’ont toujours pas de souci à se faire de ce côté-là) :

« Quant à ma distinction entre les hommes ordinaires et les hommes extraordinaires, elle est quelque peu arbitraire, je suis d’accord ; mais je ne prétends pas donner des chiffres exacts. Je suis seulement persuadé de l’exactitude de mes assertions. Celles-ci consistent en ceci : les hommes, suivant une loi de la nature, se divisent, en général, en deux catégories : la catégorie inférieure (les ordinaires) pour ainsi dire, la masse qui sert uniquement à engendrer des êtres identiques à eux-mêmes et l’autre catégorie, celle, en somme, des vrais hommes, c’est-à- dire de ceux qui ont le don ou le talent de dire, dans leur milieu, une parole nouvelle. » 

Après Dostoïevski enfonce le clou avec insistance – et on comprend pourquoi les gilets jaunes ou les iraniens ont du mouron à se faire :

« …la première catégorie, c’est-à-dire la masse en général, est constituée par des gens de nature conservatrice, posée, qui vivent dans la soumission et qui aiment à être soumis. A mon avis, ils ont le devoir d’être soumis parce que c’est leur mission et il n’y a rien là d’avilissant pour eux. Dans la seconde catégorie, tous sortent de la légalité, ce sont des destructeurs, ou du moins ils sont enclins à détruire, suivant leurs capacités… »

Il faut soumettre le troupeau et nous mener vers un but, celui de la surclasse, et que Dostoïevski le visionnaire appelle déjà la nouvelle Jérusalem ! Le maître :

« …le troupeau ne leur reconnaît presque jamais ce droit, il les supplicie et les pend et, de ce fait, il remplit sa mission conservatrice, comme il est juste, avec cette réserve que les générations suivantes de ce même troupeau placent les suppliciés sur des piédestaux et leur rendent hommage (plus ou moins). Le premier groupe est maître du présent, le deuxième est maître de l’avenir. Les premiers perpétuent le monde et l’augmentent numériquement ; les seconds le font mouvoir vers un but. Les uns et les autres ont un droit absolument égal à l’existence. En un mot, pour moi, tous ont les mêmes droits et vive la guerre éternelle, jusqu’à la Nouvelle Jérusalem, comme il se doit ! »

Cette « guerre éternelle pour une paix éternelle », expression de Charles Beard, mélange de messianisme assassin et de complexe de supériorité de superhéros est une clé pour comprendre le comportement actuel de ces élites tortueuses. Il n’est pas une ligne de notre désastreux destin moderne (médiocrité du quotidien gris y compris) qui n’ait été écrite par l’impeccable voyant Dostoïevski. Voyez d’ailleurs les dernières pages de crime et châtiment (l’épilogue I) qui décrivent la première guerre mondiale.

 

Sources

Dostoïevski - Crime et châtiment, livre III, chapitre 5

Nicolas Bonnal – Hitchcock et la condition féminine (Amazon.fr)