Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
80621 septembre 2006 — Ainsi donc, une crise s’est ouverte en Hongrie. Elle peut d’autant plus s’aggraver que notre besoin pathologique des commémorations manipulées, — exister grâce à un passé soigneusement sélectionné et réarrangé puisque nous n’existons que mensongèrement dans le présent, — nous conduit vers le 50è anniversaire de l’insurrection héroïque de Budapest.
On connaît la cause de la crise : le mensonge, encore le mensonge, toujours le mensonge ; ou, si vous voulez, le virtualisme, qui n’est pas que mensonges mais qui en fait son matériel favori. Voici venir maintenant les “hold-up”, ou comment détourner la crise de son origine. On dira que c’est une riposte du virtualisme : comment réparer d’urgence la nième fuite qui a éclaté dans cette outre gonflée de misère d’âme et de pauvreté intellectuelle qu’est le monde postmoderne du virtualisme.
Grosso modo, nous avons identifié deux hold-up (d’autres peuvent venir) :
• La crise populiste, dangereuse, terriblement perverse. Le retour de l’hydre d’extrême-droite qui fait peur aux petits enfants le soir, qu’on n’a pas assez terrassée, écrasée, liquidée, fusillée, nous qui avions tant raison du côté libéral-antifasciste. C’est la thèse des intellos Rive-Gauche dont on a un excellent écho dans notre inévitable “journal de référence” (Le Monde).
• La crise postcommuniste, dangereuse, terriblement perverse. Les soubresauts de l’hydre communiste qui fait peur aux vieux généraux en retraite qui ont des insomnies, qu’on n’a pas assez liquidée, purgée, écartée, chassée, nous qui avions tant raison du côté libéral-anticommuniste. C’est plutôt le réflexe anglo-saxon, bien visible dans le Times de Londres, appartenant à monsieur Rupert Murdoch.
• Tout cela permet d’épargner à notre système une critique fondamentale directe. Il s’agit du constat évident que le mensonge comme forme de gouvernement est la seule chose que nous ayons à offrir en fait de “bonne gouvernance” au peuple et que cela peut conduire à un soulèvement du peuple.
Le problème dans ces hold-up est qu’ils ne sont pas fondés seulement sur des mensonges. L’extrême droite existe, et la tentation populiste, et le fascisme fut ce qu’il a été. Les ex-communistes sont partout au pouvoir dans les pays de l’Est et l’insurrection de Budapest de 1956 fut réellement un acte sublime d’héroïsme contre la barbarie bureaucratique et mécanisée, version communiste de la crise moderne.
Les hold-up sont dans l’interprétation, la tromperie fondamentale de la raison pervertie, l’infécondité de l’esprit enfermé dans sa prison conformiste. Cette tromperie n’a qu’un seul but : protéger, justifier et badigeonner de vertu le régime que nous nous imposons à nous-mêmes.
Les inquiétudes bienpensantes et antifascistes sont toutes présentes, décrites avec la mesure et la componction qu’il faut, mais aussi l’inquiétude de bon aloi et une vigilance dont on leur sait gré.
L’édito du Monde du 21 septembre fait l’affaire :
«Une inquiétude latente existait dans l'Union européenne sur la stabilité politique de ses nouveaux membres entrés le 1er mai 2004. Des tendances nationalistes, populistes, xénophobes ou irrédentistes ne risquaient-elles pas de mettre en cause le processus démocratique et les réformes économiques engagées après la chute du communisme? (…)
»Mais la droite hongroise, avec son chef, Viktor Orban, à plusieurs reprises au pouvoir au cours des quinze dernières années, a tendance à flirter avec l'extrême droite. Non seulement elle développe un programme démagogique qui se propose de revenir sur les réformes économiques, mais elle flatte les sentiments xénophobes, alors que les tensions s'accroissent dans la Slovaquie voisine entre les Slovaques et la minorité hongroise, à cause de la politique du gouvernement rouge-brun de Bratislava. Au moment où elle s'apprête à célébrer le cinquantenaire de la révolution de 1956, la Hongrie entre dans une zone de turbulences.»
Les commentaires sont accompagnés des gémissements habituels sur ce que tous ces événements font de tort à l’Europe, ou sur le mal-fondé des accusations lancées contre l’Europe à l’occasion de ces événements. Un peu d’ironie ne leur ferait pas de tort, à propos de la «zone de turbulences». Qui ne se souvient des années 1989-94 et de la fièvre qui marquait tous les commentaires sur l’avenir des pays de l’Europe de l’Est libérée du communisme, alors menacés de «tendances nationalistes, populistes, xénophobes ou irrédentistes»: vite, vite, faisons-les entrer dans l’UE et dans l’OTAN, qui ont des structures garantissant enfin la paix et la stabilité. Cela fut fait.
Le texte du Times, comme déjà indiqué, laisse filtrer clairement l’impression que ce qui se passe aujourd’hui est, au fond, la continuation de l’héroïque révolte de 1956. Quelques banalités sur le devoir de mémoire, le deuil des morts, quelques solides allusions à la tricherie et au mensonge communistes qui, au fait, ne feraient que se poursuivre. Voici l’analyse de la “Goulash Revolution” servie fraîche. En ligne de fond, nous sommes implicitement avertis : le communisme est toujours là, légèrement à gauche de l’hydre fasciste-version Le Monde et, au fond, pas si loin de l’“islamo-fascisme” qui hante nos nuits sans sommeil.
Extraits du jour :
«Otto Gyepes still remembers when corpses rather than protest posters were dangling from the lampposts of Budapest. As Hungary’s “goulash revolt” entered its fifth day yesterday and bandana-wearing youths prepared for another night of arson, the country was trying to break free from its memories of the incomparably more brutal suppression of a revolution 50 years ago.
»Hungary is in the grip of a kind of exorcism rather than a mere power struggle. “There were terrible scenes then,” said Mr Gyepes, who was a 24-year-old lorry driver when the Hungarians took to the streets against communism in 1956. “There were burnt-out cars everywhere and burnt people, thousands of dead people.”
»No comparison, then, with what is going on now — “There is no bloody Soviet Army, that’s the difference,” he said. He shares with other Budapesters a sense of outrage, of betrayal by the political class: by its cynicism, open admission of trickery and the thin moral basis from which it demands financial sacrifice.
»The terror of 1956 still colours protest. “My mother was scared about me coming here. It was the old fears rising up again,” said Csilla Németh, a 35-year-old teacher, speaking at a rally against the Government of Ferenc Gyurcsány, the Prime Minister, whose confession that he had lied to the electorate sparked off the protests.»
Le commentaire de Adam LeBor, spécialiste du Times, aujourd’hui encore, nous dit notamment ceci (avec un souligné en gras de notre part) :
«The apparent cause of the riots was the Prime Minister Ferenc Gyurcsány’s revelations that the Socialist-led Government had “lied morning, evening and night”. The immediate reaction of most Hungarians was to wonder why he had left out the afternoons. But these are sensitive days as Hungary prepares to commemorate the 50th anniversary of the uprising.»
La “cause apparente”, les mensonges du gouvernement dénoncés par le premier menteur du gouvernement? Comment des plumes si réputées peuvent-elles écrire de telles sornettes sur le papier particulièrement huppé du Times? C’est ignorer quelques-unes des leçons fondamentales de l’Histoire, — notamment celle qu’un peuple peut supporter beaucoup si ses dirigeants ne lui mentent pas et lui expliquent pourquoi il doit supporter beaucoup. Le mensonge, par contre, est quelque chose d’insupportable, au point que ceux qui les profèrent finissent parfois par en avoir eux-mêmes la nausée.
Il nous semble que les mensonges sont la cause exacte de la colère. Ces mensonges sont rendus nécessaires par les contraintes de notre système, pas par les ombres enfuies du communisme ou par les fantasmes du populisme. C’est un Jean-Claude Trichet qui déclare à des officiels européens, à un récent dîner, qu’aujourd’hui «il faut avoir le courage d’aller contre la volonté populaire» si la théorie et les statistiques du libéralisme l’exigent ; par conséquent, il faut mentir, toujours mentir et encore mentir, comme fait GW Bush ou Tony Blair, et d’ailleurs pour être élu comme pour gouverner. Les plus habiles, les plus mirobolants croient eux-mêmes à leurs mensonges et l’on nomme cela : virtualisme.
Inutile d’en appeler aux morts de Budapest de 1956, sinon pour rappeler à leurs héritiers qu’ils se précipitèrent contre les T-34 de l’Armée Rouge sur la promesse de Radio Free Europe-Radio Liberty (organismes d’information financés par le département d’Etat) que les USA viendraient à leur aide. Promesse non tenue, comme prévu ; attitude pas dissemblable, sinon en plus chic et en plus démocratique, que celle de Staline arrêtant l’Armée Rouge dans les faubourgs de Varsovie pendant que les SS massacraient la révolte polonaise de l’été 1944 qui espérait l’aide de l’Armée Rouge. On a les alliés qu’on peut.
Les Staline et les communistes, il n’y en a plus. Les Américains, par contre, sont toujours là, et bien là, et le mensonge avec, qui n’a pas varié, qui s’est même bien amélioré. La pratique démocratique du mensonge a remplacé la pratique communiste du mensonge, et il n’y a aucune surprise à constater que les anciens cadres communistes des pays d’Europe de l’Est naviguent plein bord dans cette pratique.
Les troubles en Hongrie? «[I]t's only the hors d'oeuvres», nous dit Le Bor. C’est peut-être exact, mais pas à cause des méchants ex-communistes ou des affreuses hydres populistes. A cause du mensonge, toujours le mensonge et encore le mensonge. Il n’y a aucune spécificité hongroise ni ex-européenne de la chose. Il serait plus judicieux, pour y comprendre quelque chose, de placer les émeutes hongroises dans une chaîne d’événements de révoltes contre le système, qui vont des grèves françaises de décembre 1995 à l’opposition populaire à la guerre en Irak en février 2003, au “non” au référendum de 2005, — entre autres exemples divers.