Douguine et le Texas

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Douguine et le Texas

2 février 2024 (18H45) – L’intérêt et l’amplification de la perception avec Alexander Douguine constitue, dans de multiples occasions, la simplification du propos jusqu’à la lumière le plus vive, alors qu’on s’attendrait au contraire avec un philosophe de cette trempe et de ce sérieux. Pourtant, Douguine ne manque pas de vastes et minutieuses connaissances, mais il les met souvent au service de la netteté et de la clarté du propos pour en sortir l’essentiel d’un savoir. Il manie parfaitement le concept d’inconnaissance.

Ainsi en est-il de la crise du système de l’américanisme ramenée à cette subcrise du Texas et de la frontière Sud. Douguine a fait un texte là-dessus, et il a réduit le problème à une seule proposition qui devient fondamentale et structure le sort catastrophique de l’Amérique ; – étrange propos, d’ailleurs, qui nous dit que la déstructuration totale du monstre passe par la forme la plus simple d’une structuration décisive.

On lit donc le texte si court de Douguine, d’une concision irréprochable... (Original et traduction, avec le titre assez banal de « Les événements au Texas: Une nouvelle guerre civile ? ».)

« En Amérique, berceau du pragmatisme, le pragmatisme a disparu. Les globalistes, en particulier sous le régime de Biden, représentent une forme extrême de dictature globaliste, rompant les liens avec la tradition typiquement américaine établie par Charles Peirce et William James. La tradition du pragmatisme était fondée sur une indifférence totale à l'égard de toute prescription d'un contenu normatif tant pour le sujet que pour l'objet.

» Pour un véritable pragmatiste, les perceptions du sujet sur lui-même, sur l'objet ou sur tout autre sujet n'ont aucune importance, – ce qui compte, c'est que tout fonctionne efficacement lors de l'interaction. Cependant, les globalistes diffèrent considérablement, s'alignant plus étroitement sur les positivistes britanniques et les fervents matérialistes français. Ils persistent dans leur brutalité totalitaire, dictant qui et quoi doit se conformer à leurs prescriptions.

» Pour un pragmatique, il est indifférent que l'on change de sexe ou que l'on reste le même, du moment que cela lui convient. En revanche, les globalistes imposent le changement de sexe, l'imposent par la loi et le promeuvent comme une valeur universelle et progressiste. Quiconque s'oppose à ce point de vue est qualifié de “fasciste” ou assimilé à Trump ou à Poutine. Ils insisteront sur cette approche, indépendamment de son efficacité ou de sa nature autodestructrice. Il est surprenant de constater que les globalistes partagent de nombreux traits avec les Ukrainiens, – une ressemblance troublante.

» Lorsque les globalistes décident d’augmenter l'immigration illégale, ils poursuivent sans relâche cet agenda, qualifiant de “fascistes”, de partisans de Trump ou d'agents de Poutine ceux qui prônent une immigration régulée ou un contrôle des frontières. Ils poursuivent leurs politiques prescriptives à l'extrême, même si elles s'avèrent totalement inefficaces. Pour un globaliste, quiconque n'est pas d'accord avec son point de vue n'existe pas, – et ne devrait pas exister.

» On peut donc être certain que les progressistes du parti démocrate et les néoconservateurs des deux partis, – tout aussi obstinés et déconnectés du pragmatisme, du réalisme ou du conservatisme traditionnel, aliénant ainsi la véritable essence de l'Amérique – conduisent le pays vers une guerre civile inévitable. Ils refusent de s'engager dans un dialogue constructif, sans se soucier de savoir si leurs politiques sont efficaces ou non. Ils se concentrent sur l'application de leurs idéaux: droits des transsexuels, immigration illégale, positions pro-choix, ouverture des frontières, énergie verte et intelligence artificielle. Il s’agit là d’une profonde contradiction philosophique au sein du système américain. Aujourd’hui, l'Amérique est gouvernée par des personnes profondément déconnectées de son identité, et une nouvelle guerre civile aux États-Unis semble donc inévitable. Les globalistes sont prêts à en assurer le déclenchement. »

Voilà le texte qui nous dit qu’en édictant une forme nouvelle de façon d’être, ils détruisent ce qui forme le caractère essentiel de l’Américain, – et, essentiellement, le “cancellent” (l’annulent), avec toute la vigueur et le netteté du couteau d’une guillotine libéré par la main vertueuse du bourreau. Pour autant, la critique est, dans le chef de Douguine, complètement objective, car ce qui est destructeur dans cette occurrence, c’est-à-dire ce qui détruit le caractère de l’Amérique qui est  nécessairement étranger sinon antagoniste à la Russie par le fait du pragmatisme accepté sans assise spirituelle, est quelque chose qui est également, sinon de façon encore plus décisive, ennemi de la Russie, – je parle du globalisme, certes.

Note de PhG-Bis : «  Dans cette occurrence, note PhG, on peut observer avec une certaine facilité, celle de l’évidence au reste, combien les ambitions irréfragables de l’expression américaniste de l’Amérique, lesquelles ambitions lui ont faut concevoir le globalisme dont elle est le creuset, sont totalement autodestructrices. C’est pour cette raison que, parallèlement au pêché originel que constitue l’Amérique, la littérature américaine originelle (Thoreau, Poe, Melville) fut inscrite dans une dénonciation catégoriquement traditionnaliste de l’américanisme, – c’est-à-dire de la modernité.»

Douguine va, dans son analyse, directement au centre de la cible, au cœur de la matrice. Pour lui, l’immigration illégale telle qu’elle existe et est favorisée aujourd’hui ne peut être perçue sérieusement, et analysée de même, que comme un composant essentiel de la doctrine du globalisme. Personne n’en peut définir la nécessité pour l’Amérique et le pragmatisme hausse les épaules, mais le globalisme a édicté cette chose comme l’un de ses fondements et il en sera fait dans ce sens. Dit autrement, le jugement de Douguine perçoit cette attitude de l’appel à l’immigration illégale, qui est le produit de la doctrine des “frontières ouvertes”, non pas comme une querelle politique ou économique, non pas comme une manœuvre électoraliste (assurer au parti démocrate un électorat pseudo-majoritaire pour les trois ou quatre siècles à venir), mais comme un diktat idéologique. Dans ce cas, on ne “risque” pas une guerre civile, on la souhaite, on l’appelle de ses vœux, on la désire absolument comme le “clair objet d’un désir révolutionnaire”.

Ce serait une très-grande ironie de la métahistoire et de la métapolitique si le Texas devait tenir, temporairement dans tous les cas, dans la pièce qui s’amorce sur la chute définitive du système de l’américanisme, le rôle d’une sorte de Vendée traditionnaliste.

Note de PhG-Bis : « PhG le répète : il ne s’agit de tenir ce rôle que “temporairement”, car l’analogie ne va pas très loin, comme on le comprend évidemment. Mais selon la technique du “slalom spécial-géant”, il s’agit d’effectuer des tournants de circonstance, avec les alliances qui le sont également, du moment qu’on garde les yeux fixés sur l’objectif final et qu’on progresse dans ce sens. »  

... En remarque annexée pour compléter le début du propos, je noterais cette observation de la prolifération actuelle de textes, souvent très sombres au contraire de celui de Douguine, explorant les possibilités d’une nouvelle époque après l’effondrement de cette civilisation, soit d’une façon générale, soit sur telle ou telle crise spécifique. Loin de moi l’idée de faire leur critique ni de regretter cette prolifération ; au contraire, elle est tout à fait justifié. Mais fort peu d’entre ces textes appréhendent un point aussi fondamental que celui qu’aborde Douguine, qui nous donne, “clefs en main” si l’on peut dire sans beaucoup d’élégance, une prospective décisive du destin de l’Amérique, – c’est-à-dire, comme souvent il m’arrive de le dire, de “notre destin”.

Exactement, dit et redit de cette façon :

« ...C’était le cas, par exemple, le 14 octobre 2009, alors que commençait à s’exacerber la colère haineuse qui déchire aujourd’hui Washington, et l’Amérique elle-même :

» “Nous avons déjà écrit et nous le répétons avec force : il ne peut y avoir, aujourd’hui, d’événements plus important pour la situation du monde qu’une dynamique de dislocation des USA. Nous pensons que la crise actuelle est à la fois, et contradictoirement, formidablement amplifiée et formidablement bloquée dans sa compréhension par la puissance de la communication. Ce phénomène ne cesse de dramatiser et d’attiser les conditions de la crise tout en renforçant la pression du conformisme de la pensée dominante pour ne pas mettre en cause les éléments qui sont les fondements de cette crise.

» “L’un des fondements est psychologique, avec le phénomène de fascination – à nouveau ce mot – pour l’attraction exercée sur les esprits par le “modèle américaniste”, qui est en fait la représentation à la fois symbolique et onirique de la modernité. C’est cela qui est résumé sous l’expression populaire mais très substantivée de American Dream..” »