Drôle de question, professeur Pardesi…

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Drôle de question, professeur Pardesi…


3 août 2004 — Sur le site Strait.Time.com, a été publié, le 2 août, un article au titre étrange, qui vous aurait fait soupçonner des plus infâmes troubles mentaux il y a seulement 16 mois. Il s’agit d’un article de Manjeet S. Pardesi, honorable chercheur de l’Institute of Defence and Strategic Studies de Singapour. Son titre est celui-ci : « Can US win future wars? »

Le texte de Pardesi est intéressant parce qu’il s’agit d’une analyse qui se cantonne à l’aspect technique, notamment sur ce domaine tant vanté de ce qu’on nomme aux États-Unis la RMA (Revolution in Military Affairs), ensemble de doctrines et de moyens développé à partir des années 1992-93 censé révolutionner sans retour la science de la guerre par un mélange et une interaction décisive de l’information et de la technologie de haute précision.

Pardesi explicite en termes d’expert, qui est en général la voie habituelle de la connaissance technicienne (définie par une idée telle que “pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué”), ce que le bon sens nous dit dès l’origine. La RMA étant caractérisée par la capacité théorique (de la théorie à la pratique, il y aura du chemin) de frapper avec la plus grande précision possible tout objectif grâce aux informations sur ces objectifs et aux technologies pour les frapper, la pathétique imbécillité de la RMA est apparue au bon sens lorsque Rumsfeld s’est plaint, début novembre 2001, de ne plus avoir d’objectifs à frapper en Afghanistan, avec cette phrase immortelle : « L’Afghanistan est à court d’objectifs » ; même pathétique imbécillité des techniciens-guerriers lorsqu’on sait que le choix de chercher à attaquer l’Irak plus que l’Afghanistan s’appuyait justement, chez certains planificateurs US, sur le fait qu’il y avait effectivement plus d’objectifs en Irak qu’en Afghanistan.

Bref, le bon sens a fait son choix depuis longtemps. Il est bon qu’un expert tranquille, asiatique et singapourien, débarrassé de la suffisance et de l’arrogance anglo-saxonne, règle son compte à la RMA en quelques phrases bien senties. La RMA, supposée écarter l’usage des armes de destruction massive par la précision dite “chirurgicale”, conduit évidemment au résultat inverse par le désastreux effet psychologique qu’elle engendre (« As an Indian general was reported to have observed some years ago, the lesson of the 1991 Gulf War was: “Never fight the US without nuclear weapons”. »


« RMA does undoubtedly make militaries stronger. In the case of the US, it is likely to ensure that it prevails militarily against any likely adversary. However, this very superiority is likely to lower the threshold for the use of missiles armed with WMD. Faced with America's overwhelming conventional military might, its potential enemies might be driven to “use” rather than “lose” their WMD.

» Once a state possesses even a small nuclear/WMD stockpile, it would become extremely difficult and dangerous for the US to carry out a disarming first-strike against it, as it can easily deploy “dummies” at known military bases while deploying its WMD at isolated locations, ready to launch retaliatory (or pre-emptive) strikes.

» This fact may prevent the US from taking military action against states capable of retaliating with WMD-armed missiles — unless, of course, it has a functioning ballistic missile defence system (and even then success would not be guaranteed, for the system is not likely to be foolproof). »


Encore, bien sûr, la définition des ADM (Armes de Destruction Massive) devrait-elle être immensément développée et élargie à la lumière des obsessions diverses et des incidents sans nombre qui assaillent aujourd’hui la psychologie fragile des planificateurs occidentaux. La menace d’une attaque-suicide, notamment par voitures piégées, déclenche une alerte de première dimension aux USA, influant le fonctionnement économique du pays. Même chose pour la situation en Irak, marquée par des événements catastrophiques qui conduisent les forces américaines survitaminées à dose RMA à se trouver dans une position souvent désespérée par rapport aux objectifs politiques qui leur sont assignés.

Bien entendu, Pardesi énumère tous les moyens non utilisés par les Américains, — tels que la diplomatie, la négociation, le compromis, etc, — qui tiennent une place essentielle aujourd’hui dans la résolution des conflits. Les Américains se trouvent incapables d’utiliser ces moyens, et, par conséquent, désormais de façon systématique, dans une situation d’incapacité de gagner une guerre. La question de Pardesi est donc complètement justifiée, d’autant qu’elle est bien précisément confinée au fait de savoir si les USA peuvent “gagner” une guerre (il est bien entendu qu’il est très difficile de leur faire “perdre une guerre” au sens classique de l’expression, mais, dans l’équation politique d’aujourd’hui, ne pas “gagner” une guerre revient à la perdre selon les références auxquelles renvoient les Américains).

Pardesi conclut : « Modern strategy is likely to be a mixture of carrot and stick, including economic aid or sanctions, multilateral export-control regimes and confidence-building measures. Applying military force would be the last resort.

» The impressive capabilities of RMA notwithstanding, the law of unintended consequences is creating a fraught strategic environment. A Revolution in Military Affairs alone is incapable of redressing the dangers in such a world. American strategic culture, which tends to overemphasise the machine, is itself in need of a revolution. »


La démonstration de Pardesi est impeccable, notamment parce qu'elle met parfaitement en accusation l'incapacité culturelle du système de l'américanisme de sortir de ses conceptions mécanistes. Surtout, elle apparaît comme une marque intéressante du déclin de la prééminence et de l’influence de la pensée stratégique US sur le monde des experts stratégiques. Cette domination est basée sur le poids, sur la machine, sur la technologie, et ne laisse aucune place aux moyens humains et psychologiques.