Du Caire au Wisconsin, really ?

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Il y a des images qui courent plus vite que les événements qu’elles prétendent décrire, et qu’elles prétendent souvent décrire d’une façon excessive, ou provocatrice, ou démagogique, ou militante, etc. Les habitants du Wisconsin se révoltent contre les mesures d’austérité du gouverneur républicain Walker, avec des manifestations importantes, des occupations de lieux publics, etc. L’incident qui a attiré l’attention sur ces événements, c’est la menace du gouverneur Walker de faire intervenir la Garde Nationale contre les manifestants ; l’image Le Caire-Madison (capitale du Wisconsin) tend à charger ces événements d'une dimension symbolique qui pourrait leur donner un prolongement politique important, selon leur évolution…

• Lundi, déjà, certains des manifestants en révolte avaient placé leur révolte sous le signe de la référence égyptienne : «On Monday, hundreds of University of Wisconsin-Madison students and professors showed up at the state Capitol chanting “kill this bill” and carrying signs with messages such as “From Cairo to Madison Workers Unite.”» (Dans Huffington.Post, le 17 février 2011.)

• Jeudi, le slogan avait fait son chemin et est devenu une image symbolique de la situation à Madison, dans le Wisconsin, même si les faits et les événements sont notablement différents. Le slogan devenu image est devenu un événement national avec la déclaration télévisée du député républicain Paul Ryan (RAW Story, le 17 février 2011) : «Wisconsin Rep. Paul Ryan, a rising star in the Republican Party, on Thursday equated the protests against his home-state Gov. Scott Walker's (R) budget plan to the world-historic demonstrations in Egypt that last week led to the fall of President Hosni Mubarak. “He's getting riots. It's like Cairo's moved to Madison these days,” Ryan said on MSNBC's “Morning Joe.”»

• Les démocrates entendent pousser à la contestation sur un terrain qui leur est médiatiquement et politiquement favorable, et où ils peuvent retrouver leur prestige et une certaine popularité auprès de leur aile gauche progressiste. Ils espèrent étendre le mouvement aux Etats de l’Ohio et de l’Indiana, qui préparent les mêmes mesures que le Wisconsin. Les démocrates ont le soutien public d’Obama. (Dans Huffington.Post du 17 février 2011) :

«Building on the momentum in Wisconsin, where tens of thousands of protesters have turned out to oppose Republican Gov. Scott Walker's effort to strip collective-bargaining rights from the state's public-employee unions, President Barack Obama's campaign organization is mobilizing its followers in Ohio and Indiana, where similar measures are being considered.

»Thousands descended upon the Ohio statehouse Thursday to protest a bill that would eliminate collective-bargaining rights for state employees and curtail the rights of local-level government employees. The debate is similar to that in Wisconsin: Supporters say it's necessary to deal with budget problems, while opponents say it's nothing but a vicious assault on unions.

»Now folded into the Democratic National Committee, Obama's campaign group Organizing For America is already actively engaged in Wisconsin and is beginning to ramp up organizing efforts in Ohio, though observers say the latter process is about a week behind that in Wisconsin. The group is also beginning to dig into Indiana, whose legislature is considering a bill to limit collective bargaining by teachers…»

On se trouve dans ce cas devant un mécanisme caractéristique de notre époque où le système de la communication exerce une puissante influence sur les psychologies et, à partir de là, sur les jugements qu’on est amené à porter sur les événements, souvent avant même que ces événements justifient vraiment ces jugements. (Mais peut-être le processus agit-il pour faire en sorte que le jugement ne fait que précéder l’évolution de l’événement, et qu’il apprécie donc justement l’importance réelle de la substance de cet événement ?) Le cas du Wisconsin est important en soi, parce qu’il illustre d’une part la situation budgétaire catastrophique des Etats de l’Union, et d’autre part la manière éventuellement contestable dont les autorités entendent lutter contre cette catastrophe. On peut avancer que la politique du gouverneur Walker pour lutter contre la catastrophe budgétaire de l’Etat ne diffère guère de celle, aux niveaux nationaux, du gouvernement britannique ou de l’administration Obama, pour prendre les deux pays qui sont à la fois les moteurs de la crise et les plus touchés par la crise du point de vue du budget public. Mais elle a été présentée et commence à être mise en œuvre dans des circonstances générales spécifiques très particulières, où la menace de l’appel à la Garde Nationale (autrement dit, à l’armée de l’Etat) s’est conjuguée au formidable écho des événements égyptiens, pour aboutir à l’image symbolique qu’on sait. Du coup, les événements du Wisconsin tendent à être présentés, puis à être perçus, comme une réplique américaniste de la “révolution” égyptienne ; même si les masses humaines, les chiffres, les nombres, la puissance des réactions publiques et des événements en général, etc., c’est-à-dire tous les facteurs quantitatifs, sont sans comparaison, le symbolisme donne à l’analogie une valeur qualitative intéressante. La réaction populaire pourrait commencer à ressembler, grâce à cette représentation symbolique, à une “révolte” du Wisconsin, avec la possibilité d’une duplication et d’une extension dans les autres Etats.

La recette est-elle la bonne et, comme l’on dit, la mayonnaise va-t-elle prendre ? Ou encore : sera-ce une tentative sans lendemain ou le début d’un mouvement général, puisque l’on sait bien que le mécontentement latent et sporadique dans ces circonstances de crise est si grand qu’il existe effectivement un potentiel pour une mobilisation générale ? La question vaut d’autant plus d’être posée que la politique joue à plein, notamment la frustration des démocrates qui sont depuis deux ans sur la défensive face aux républicains, qui jugent qu’ils ont là une occasion en or de lancer une contre-offensive qui rencontrerait un grand écho populaire, qui semblent effectivement vouloir lancer cette contre-offensive (après le Wisconsin, l’Ohio et l’Indiana). Même le prudent Obama semble vouloir s’engouffrer dans la brèche, pour effectivement tenter de rétablir son assise politique sur sa gauche, finalement à peu de frais pourrait-il penser, puisque c’est un gouverneur républicain qui est le détonateur de la chose.

Dans cette sorte de circonstances, on oublie les responsabilités initiales, où le gouvernement fédéral (donc Obama) a plus que sa part avec sa politique durant la crise et son refus de venir en aide aux Etats de l’Union en tant que tels. Mais ce n’est pas très grave, ni particulièrement injuste, la responsabilité incombant finalement à tout l’establishment, démocrates et républicains mêlés. Ce qui nous importe, bien entendu, ce n’est pas l’enjeu politique, voire politicien ; c’est l’éventuel enjeu pour la stabilité de la situation US en général, si la contestation prend de l’extension ; c’est la question de savoir s’il n’y a pas, dans cette situation également, un “perfect storm” comme celui qu’évoquait Hillary Clinton pour le Moyen-Orient, en formation pour les USA. A ce point, on peut simplement observer que l’hypothèse n’est plus tout à fait absurde.

Quoi qu’il en soit, l’enseignement majeur jusqu’ici, c’est le constat renouvelé de la formidable puissance des images qui prennent une dimension symbolique grâce à leur diffusion par le système de la communication, et donc l’interconnexion indirecte très forte entre les événements du monder, et des événements qui n’ont en apparence pas de liens entre eux. Pour la beauté de la chose, il serait sympathique de voir les USA, qui donnent au monde entier des leçons de “démocratisation”, et le font même au risque de déstabiliser certains de leurs alliés stratégiques, se retrouver avec leur propre mouvement populaire qui en viendrait à exiger la “démocratisation” pour la Grande République usurpée par sa direction.


Mis en ligne le 18 février 2011 à 07H08