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1268Sans doute n’y a-t-il pas plus caractéristique de ce qu’il reste d’importance géopolitique dans notre temps où toutes les structures se trouvent plongées dans le plus grand désordre, que les “crises des frontières”. L’on n’en trouve pas une qui soit plus importante que la crise de la frontière entre le Mexique et les USA.
A cette lumière, le texte de George Friedman que nous reprenons aujourd’hui (voir Ouverture libre de ce 7 août 2010) nous paraît du plus haut intérêt. Friedman expose la perspective historique de “la crise de la frontière” entre les USA et le Mexique depuis les origines des USA et la place dans son contexte actuel, – selon sa conception de géopoliticien : «It is in fact a geopolitical issue between two nation-states. Over the past decades, Washington has tried to avoid turning immigration into an international matter, portraying it rather as an American law enforcement issue. In my view, it cannot be contained in that box any longer.»
@PAYANT Effectivement, cet éclairage est bienvenu, sinon fondamental. La “crise de la frontière” est aussi une crise entre les USA et le Mexique, – mais peut-être pas d’abord, et nous dirions plutôt également... Friedman presse pour qu’elle soit considérée par les USA comme telle, c’est-à-dire pour qu’elle soit considérée comme une crise géopolitique internationale et non plus comme une affaire de “maintien de l’ordre” interne aux USA («an American law enforcement issue»).
Friedman met très justement en évidence combien “la crise de l’immigration” mexicaine (le flot d’immigrants mexicains vers les USA) n’a rien à voir avec la question courante de l’immigration, d’autant plus qu’elle est aggravée et encore plus transformée d’une façon extraordinairement puissante par la “guerre des cartels”. Le cas est évident, et souvent ignoré comme nombre d’évidences : en principe, les immigrants qui s’installent dans un pays (aux USA, terre d’immigration par excellence, pour ce cas) s’intègrent plus ou moins bien, apportent plus ou moins d’avantages, plus ou moins de problèmes ; mais tout cela devient autant de questions internes au pays d’accueil, parce que les immigrants n’ont plus que des liens distants, ou plus de liens du tout avec leurs pays d’origine ; ils ont eux-mêmes déstructuré leur appartenance physique et politique (plus difficilement culturelle) avec leur pays d’origine. Avec l’immigration mexicaine sur la frontière, ce n’est pas du tout le cas, pour des raisons géographiques et historiques, parce que leur pays reste évidemment présent à la frontière et que les territoires US où ils entrent sont d’anciens territoires mexicains (pour cette raison, la perspective historique rappelée par Friedman est précieuse).
« The underlying fear of those opposing this process is not economic (although it is frequently expressed that way), but much deeper: It is the fear that the massive population movement will ultimately reverse the military outcome of the 1830s and 1840s, returning the region to Mexico culturally or even politically. […] Migration to the United States is a normal process. Migration into the borderlands from Mexico is not. The land was seized from Mexico by force, territory now experiencing a massive national movement — legal and illegal — changing the cultural character of the region. It should come as no surprise that this is destabilizing the region, as instability naturally flows from such forces.»
Mais ce qui est plus discutable dans le texte de Friedman, c’est qu’ayant fort justement démontré qu’il importe de considérer ce problème non plus du seul point de vue intérieur (respect de la loi US) mais également du point de vue géopolitique international (crise géopolitique entre les USA et le Mexique), l’auteur oublie de signaler que la dimension intérieure US demeure et qu’à la lumière de la dimension extérieure qu’il met en évidence elle change elle-même de dimension. Cette dimension intérieure passe de la simple question du respect de la loi («an American law enforcement issue») à la question bien plus délicate de la situation des Etats par rapport à l’action du gouvernement central. Washington considère l’affaire du point de vue intérieur, sans plus, mais les Etats concernés (Arizona, Nouveau-Mexique, Texas, Californie, etc.), eux, subissent cette crise dans le domaine fondamental de leur intégrité, sinon de leur souveraineté, c’est-à-dire à la fois d’un point de vue intérieur et d’un point de vue extérieur. Lorsque Friedman écrit que cette affaire est en fait «a geopolitical issue between two nation-states», de notre point de vue il n'a pas raison… En l’occurrence, les USA n’ont pas une attitude d’“Etat-nation” (et, de notre point de vue, ils ne le sont pas, comme le montrent justement les grands traits de la crise), d’ailleurs pas plus que le Mexique qui serait plutôt, lui, un “Etat en faillite” (“failed State”) du fait de l’affaiblissement accéléré du centre et de la place proéminente prise par les cartels de la drogue. Les seules entités à ressentir une situation de souveraineté, d’ailleurs mise en danger, souvent par des événements qui ne sont pas sans justification historique, ce qui accroît leur malaise, sont les Etats de l’Union sur la frontière. Comme Friedman l’observe, – mais chaque fois en passant, sans poser le problème, – Washington se fiche comme d’une guigne dans cette affaire du sort des Etats. («There were costs to the United States in this immigrant movement, in health care, education and other areas, but business interests saw these as minor costs while Washington saw them as costs to be borne by the states. […] [The second fault lines emerged in United States on the topic] between the federal government, which saw the costs as trivial, and the states, which saw them as intensifying over time.») On ne peut se départir de l’impression que Friedman, lui aussi, parce qu’il est géopoliticien et que son intérêt s’arrête à la question géopolitique de la frontière, se “fiche comme d’une guigne” du sort des Etats (les Etats de l’Union), – et aussi de leur comportement, de leur évolution, etc.
Dans cette description générale, Friedman parle de l’attitude et de la situation des USA, de l’attitude et de la situation du Mexique (des Mexicains plutôt, – des immigrants et des dirigeants, éventuellement des cartels), mais nullement de l’attitude et de la situation de l’Arizona en tant que tel. Dans sa logique de géopoliticien, l’Arizona fait partie intégrante des USA, donc son problème est traité par l’analyse qu’il fait des USA. Justement pas, et c’est ce qui fait le sel et la gravité de l’affaire : l’Arizona (et d’autres Etats avec lui) n’a pas du tout l’attitude et la situation des USA (Washington). Curieusement, Friedman le signale en passant mais n’en tire aucune conséquence. Le fait que la “crise de la frontière” est d’abord géopolitique, mais aussi culturelle et politique dans un cadre international, a aussi un impact sur l’attitude et la situation de l’Arizone en tant que tel, dans un sens complètement différent de l’attitude et de la situation des USA (Washington). Si Washington évolue dans le sens que Friedman souhaite et considère que cette “crise de la frontière” est géopolitique, “entre deux Etats-nation”, Washington ratera à nouveau une dimension fondamentale, qui est que la crise géopolitique l’est aussi pour l’Arizona (et d’autres Etats de l’Union) en tant que tel.
Cela est d’autant plus important que, là aussi selon notre point de vue différent de celui de Friedman, la géopolitique n’a pas (n’a plus) l’influence déterminante qu’on est accoutumé à lui prêter, au profit d'une réalité que nous qualifions de psychopolitique. Le système de la communication, c’est-à-dire la présentation et la perception des conflits et des mésententes, est l’un des deux facteurs dominants de notre situation (avec le système du technologisme qui représente la dynamique de notre évolution). Dans les situations de crise, la communication exacerbe les incompréhensions et les perceptions antagonistes et pousse à des décisions sous la pression de ces facteurs irrationnels. C’est là qu’est le nœud de l’affaire, et ce nœud deviendra inextricable lorsque la dimension géopolitique (en fait le conflit USA-Mexique) sera devenue évidente parce que, justement, les perceptions sont différentes, – notamment, celle de l’Arizona et celle de Washington. Ainsi en revient-on à la centralité de la crise structurelle des USA (“centre” versus Etats), dans laquelle l’“immigration de reconquête” des Mexicains joue un rôle déstructurant fondamental (et d'ailleurs bienvenue puisque cette poussée déstructurante s'attaque à une structure monstrueuse de puissance que sont les USA). Mais l’on comprend Friedman : géopoliticien froidement réaliste, il reste un américaniste de cœur et d’âme et ne parvient pas à imaginer, ou plutôt à accepter l’idée que la question de la cohésion structurelle des USA en tant que telle puisse devenir une crise majeure.
Mis en ligne le 7 août 2010 à 08H30
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