Du désordre, encore du désordre, toujours du désordre

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 1831

Frank Rich, du New York Times, publie ce 31 janvier 2010 son commentaire sur SOTU (le discours sur l’état de l’Union du président). Le titre est joliment significatif : «The state of the Union is comatose» – c’est-à-dire, un état de coma avancé, ou l’Union en situation de survie artificielle.

Quelques extraits, où Rich trouve beaucoup d’ironie à Obama, notamment lorsque ce même Obama mentionne à toute vitesse, sans que personne n’ait le temps d’applaudir, la phrase traditionnelle «our union is strong»

«…In a rhetorical touch William Safire would have relished, Obama had the wit to rush the ritualistic “our union is strong” so it would not prompt the usual jingoistic ovation.

»Good thing, too, since our union is not strong. It is paralyzed. Many Americans were more eagerly anticipating Steve Jobs’s address in San Francisco on Wednesday morning than the president’s that night because they have far more confidence in Apple than Washington to produce concrete change. One year into Obama’s term we still don’t know whether he has what it takes to get American governance functioning again. But we do know that no speech can do the job. The president must act. Only body blows to the legislative branch can move the country forward.

»The historian Alan Brinkley has observed that we will soon enter the fourth decade in which Congress — and therefore government as a whole — has failed to deal with any major national problem, from infrastructure to education. The gridlock isn’t only a function of polarized politics and special interests. There’s also been a gaping leadership deficit.

»In Obama’s speech, he kept circling back to a Senate where both parties are dysfunctional. The obstructionist Republicans, he observed, will say no to every single bill “just because they can.” But no less culpable are the Democrats, who maintain “the largest majority in decades” even after losing Teddy Kennedy’s seat — and yet would rather “run for the hills” than accomplish anything.

»What does strong Senate leadership look like? That would be L.B.J. in the pre-Kennedy era. Operating with the narrowest of majorities and under an opposition president, he was able to transform a sleepy, seniority-hobbled, regionally polarized debating society into an often-progressive legislative factory. As Robert Caro tells the story in his book “Master of the Senate,” this Senate leader had determination, “a gift for grand strategy,” and a sixth sense for grabbing opportunities for action before they vanished for good. He could recognize “the key that might suddenly unlock votes that had seemed locked forever away” and turn it quickly. The horse trading with recalcitrant senators was often crude and cynical, but the job got done. L.B.J. knew how to reward — and how to punish.

»We keep hearing that they just don’t make legislative giants like that anymore. In truth, the long drought has led us to forget what they look like and to define senatorial leadership down. L.B.J.’s current successor, Harry Reid, could be found yawning on camera Wednesday night. He might as well have just taken the whole nap. Here was this leader’s pronouncement last week on the future of the president and his party’s No. 1 priority: “We’re not on health care now. We’ve talked a lot about it in the past.” Yes, a lot of talk — a year’s worth, in fact — with nothing to show for it.»

Suit une analyse de la position et des propositions des républicans, et également celles qu’on entend dans les rangs de certains “dirigeants” du mouvement Tea Party, ou proche de ce mouvement. Là aussi, dérision, ridicule, parlotes et complète absence de rigueur. Tout le monde est emporté par le flot des paroles et par la surenchère rhétorique sans que rien ne reste de tout cela – sinon du désordre, encore du désordre, toujours du désordre.

Enfin sa conclusion:

«A year in, we have learned that all the conciliatory rhetoric won’t cut it. But a president with a big megaphone and large legislative majorities has more powerful strings to pull, no matter what happened in one special election in Massachusetts. If he can’t get a working government, at least he can shake things up in November.

»Just look at how a sharp public slap provoked Justice Alito, threw a spotlight on the court’s dubious jurisprudence and sparked an embarrassing over-the-top hissy fit on the right. A do-nothing Congress, at a time when ever more Americans are losing their jobs and homes, is an even riper target than the Supreme Court — and far more politically vulnerable. Without strong medicine from Obama, we can be certain of the same result: a heedless Congress will keep doing nothing. If he steps it up, there’s at least a shot that his presidency, and maybe even the country, will be pulled back from the brink.»

Notre commentaire

@PAYANT Ce texte de Frank Rich exsude de sympathie pour Barack Obama. Devant sentir lui-même cette sympathie qu’il exprime naturellement, les arguments factuels que Rich dissémine ici et là, pour s’en expliquer éventuellement, ne sont pas vraiment convaincants. Il ne s’agit pas de la fascination, voire de la foi qu’Obama suscite par ailleurs (notre Bloc-Notes du 29 janvier 2010), mais bien d’une véritable sympathie pour le ton et la distance que Rich distingue chez le président. Effectivement, si l’on ajoute un tel jugement coloré d’un tel sentiment aux autres réactions contrastées, on mesure combien ce président est singulier, ou bien combien la situation aux USA est suffisamment exceptionnelle pour susciter de tels commentaires qui prennent tant de liberté avec les faits pour s’en tenir à des perceptions et à des sentiments si subjectifs.

Le tableau que trace Frank Rich est intéressant également parce qu’il porte un jugement général sur la situation du pouvoir en en détachant complètement la position politique, voire l’action politique d’Obama, à un point tel qu’il en arrive à le prendre à témoin comme si le président n’était pas un acteur central de cette situation du pouvoir. Cette étrange réserve dite, Rich donne une bonne mesure de l’état de paralysie de cette situation du pouvoir correspondant presque au zéro absolu, ou à l’encéphalogramme plat puisqu’il est question d’un “état comateux”. Il est à peine question de politique, dans le sens d’un choix ou d’une orientation, mais bien de la situation structurelle du pouvoir, républicains et démocrates mêlés. C’est bien là plonger au cœur de la mêlée et au cœur du désastre, que ce constat de l’immense impuissance de cette organisation de pouvoir qualifiée de démocratique, qui fut donnée en exemple au monde pendant des générations, et cela dès l’origine. (Germaine de Staël dans une lettre à Jefferson le 6 janvier 1816: «Si vous parvenez à détruire l’esclavage dans le Midi, il y aurait au moins dans le monde un gouvernement aussi parfait que la raison humaine peut le concevoir.» Depuis 1865, nous devrions y être.)

La cerise sur le gâteau du commentaire de Rich est alors de revenir à la seule hypothèse possible pour tenter de sortir de ce marigaud effroyable, duquel la Cour Suprême elle-même n’est certainement pas dispensée après sa décision du 21 janvier 2010. Lorsqu’il écrit ceci: «Without strong medicine from Obama, we can be certain of the same result: a heedless Congress will keep doing nothing. If he steps it up, there’s at least a shot that his presidency, and maybe even the country, will be pulled back from the brink», Rich n’évoque rien d’autre que l’hypothèse de l’“American Gorbatchev”. C’est-à-dire une offensive brutale, hors des normes, une attaque frontale contre le système lui-même.

Par un autre canal, par une autre logique que d’autres qu’on a déjà vus, c’est la même suggestion faite à Obama, de briser l’emprisonnement où lui et tout le pouvoir se trouvent enfermés, justement en attaquant ce pouvoir qui est également la source de son propre emprisonnement. Bien entendu, il ne s’agit pas de l’emprisonnement par des forces obscures, machiavéliques comploteuses et très humaines, mais l’emprisonnement par une mécanique déchaînée et incontrôlée. Le fait remarquable, c’est que les échecs, les hésitations, les voltes diverses d’Obama ne découragent pas les commentateurs d’en revenir à lui pour l’exhorter, avec un certain entrain, à faire et à être ce qui lui semble être à la fois étranger et détestable (sa recherche effrénée d’une politique bipartisane qui implique le contraire d’une attaque frontale, ou qui suppose résolu le problème auquel il se heurte). Le fait remarquable, également, c’est qu’un commentateur comme Rich semble puiser quelque espoir dans le premier SOTU du président Obama, presque essentiellement à cause du ton qu’a employé le président.

Il existe une sorte d’épreuve de force tout à fait sans précédent, qui grandit et se concrétise, entre Obama et ceux qui l’appellent à agir d’une façon radicale. Au constat que le système n’est plus capable que de produire “du désordre, encore du désordre, toujours du désordre”, Frank Rich répond in fine par l’exhortation fameuse : “de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace”. C’est une situation étrange, qui est aussi très caractéristique de la psychologie de ce président, qu’après un an d’exercice du pouvoir on puisse s’adresser à lui comme s’il venait de juste arriver au pouvoir, comme s’il n’était même pas encore au pouvoir mais sur le point de s’y installer.


Mis en ligne le 1er février 2010 à 07H57