Du rire des généraux russes à la défaite en Afghanistan

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Du rire des généraux russes à la défaite en Afghanistan


24 mai 2006 — Le plus significatif dans cet article du Daily Telegraph du 22 mai, repris quasiment mot pour mot par l’agence MosNews (Russie), est ce détail des généraux russes qui faillirent “mourir de rire” : « Defence specialists said Russian arms chiefs at first “fell about laughing” because they thought the order was a joke when it arrived this month ». Il y a de quoi.

Néanmoins, ce n’est pas une plaisanterie. Le Pentagone a contacté les Russes pour passer commande d’une “prodigieuse” quantité de munitions russes pour l’équipement de l’armée afghane, à livrer le plus rapidement possible (pourrait-on commencer les livraisons fin 2006?). Selon MosNews :

« Pentagon chiefs have asked arms suppliers for a quote on a vast amount of ordnance, including more than 78 million rounds of AK47 (the well-known Kalashnikov submachine gun) ammunition, 100,000 rocket-propelled grenades and 12,000 tank shells — equivalent to about 15 times the British Army’s annual requirements, The Daily Telegraph reported Monday.

» The order also suggests the Afghan army will be equipped with T62 tanks, Mi24 Hind attack helicopters, and Spandrel anti-tank missiles. »

Les milieux britanniques de l’armement, qui participent à la tractation et sont sans doute derrière l’information passée au Daily Telegraph, donnent des précisions sur le “poids” opérationnel de ces commandes probables : « “This is completely refitting the Afghan army for the long term and it should stop a resurgence of the Taliban in its tracks,” a British arms expert said. “The order will take a year to make and deliver but the Russians are used to large quantities.” » Les évaluations précisent que ces munitions devraient donner à l’Afghanistan la capacité de fonctionner pendant près d’une décennie dans une situation de guerre de guérilla comme celle qu'il connaît aujourd’hui.

L’évaluation de la commande va de $250 à $400 millions, mais des sources proches des milieux de l’armement, — notamment à Londres, — s’en remettent à leur expérience des pratiques du Pentagone pour estimer qu’on pourrait aller vers une somme située quelque part entre $500 millions et $1 milliard. Des achats d’hélicoptères et de chars russes, éventuellement de seconde main (des Mi-24 et des T-62), devraient contribuer à alourdir la facture. Les Russes, remis de leur éclat de rire général, devraient également, de leur côté, contribuer à faire monter les enchères, chose aisée dans ce type de marché particulièrement fluctuant et soumis à l’appréciation des circonstances et aux lois arbitraires de l’offre et de la demande clandestines. Pour le reste, ils philosophent gaiement sur l’aspect farceur de l’Histoire lorsqu’elle est conduite par les étonnantes improvisations américanistes («  Some observers pointed to the irony of the deal, because when the Soviet Union occupied Afghanistan the Americans sold Stinger surface-to-air missiles to the Mujahideen to enable them to shoot down Moscow’s aircraft ». Il est donc possible qu’on voie un jour un taliban tirer un vieux Stinger provenant des stocks livrés à Ben Laden dans les années 1980, contre un Hind russe acheté par les Américains et livré aux troupes du président afghan pro-US Karzaï. )

D’autre part, l’arrière-plan politique de cette nouvelle est considérable et en fait le réel intérêt.

• D’une part, la commande est présentée par les Américains comme un incitatif pour les Russes à ne pas fournir de matériels nucléaires à l’Iran. La suggestion devrait tomber à Moscou dans la plus complète indifférence.

• D’autre part, l’équipement de l’armée afghane pour les années à venir constitue, du point de vue US, une assurance prise par le Pentagone que cette armée continuera à se battre contre les talibans au cas où Washington déciderait d’abandonner la guerre en Afghanistan. Tiens, il en est question? Si, par exemple, un démocrate (en l’occurrence la très fameuse démocrate Hillary Clinton) était élu en 2008 : « The Bush administration is said to want the deal because of worries that the next president could be a Democrat, possibly Hillary Clinton, who may abandon Afghanistan. White House insiders fear that Afghanistan could ''drift'' and consequently, they want heavily to arm President Hamid Kharzai's government before the 2008 US presidential election. »

L’invention de la défaite en Afghanistan

Cette nouvelle et les commentaires qui l’accompagnent ont bien leur place dans la bouffonnerie qu’est devenue, depuis quelques années, la politique de sécurité nationale américaniste, et occidentale par entraînement servile. Nous devons également soupçonner fortement le rôle du Royaume-Uni dans cette affaire, — la source et les commentaires le suggèrent également, — pour la simple raison que les Britanniques (certains milieux militaires et techniques du gouvernement notamment) poussent à toutes les initiatives impliquant un dégagement forcé ou pas d’Afghanistan, où ils sont fortement engagés et d’où ils veulent se dégager sans trop compromettre leurs liens avec les USA. Entendre en effet des Britanniques, experts dans les questions de lutte contre la guérilla qui impliquent souvent la question de l’extrême fragilité des gouvernements-marionnettes mis en place par les puissances étrangères, affirmer gravement et l’air entendu que l’initiative US est la bonne solution pour assurer une lutte efficace sans soutien extérieur contre les talibans & consorts relève là aussi de la bouffonnerie, — cette fois, accommodée à la sauce de l’hypocrisie britannique.

Effectivement, la solution impliquée par cette démarche présente absolument tous les ingrédients d’un effondrement généralisé des positions occidentales en Afghanistan, disons à moyen terme (puisque le délai de 2008 nous est gracieusement suggéré). Plusieurs remarques ont leur place ici.

• Le cadre politique où se place cette démarche implique le soupçon immédiat que l’administration GW Bush, et le DoD dans tous les cas estiment d’ores et déjà très mal engagée la succession de 2008, et probable une victoire démocrate (Hillary Clinton). Plus encore, la perception est que le Pentagone jugerait qu’une administration démocrate envisagerait très sérieusement l’option de “l’abandon” de l’Afghanistan. La spéculation politique étant ce qu’elle est aujourd’hui, cette perception a toutes les chances de générer la spéculation que le Pentagone aurait d’ores et déjà des indications précises selon lesquelles les démocrates auraient arrêté le principe d’une telle décision. Nous sommes ici dans le domaine de la spéculation, mais on sait que ce domaine est le plus puissant moteur des analyses et des décisions politiques dans un univers absolument régi par la communication et le virtualisme qui va avec.

• Par conséquent, nous avançons ceci : pour les analystes politiques, l’option de l’abandon de l’Afghanistan par les USA en 2008 devient désormais une option réaliste, sinon probable (sinon acquise ?!) en cas de victoire des démocrates, et l’option d’une victoire des démocrates en 2008 est d’ores et déjà elle-même une option très réaliste. D’ici à 2008, cette perspective va de plus en plus peser sur les décisions occidentales vis-à-vis de l’Afghanistan, sur la politique US sur ce théâtre (cas typique d’auto-influence par auto-spéculation), sur la situation sur le terrain. Toute décision de retrait US partiel, comme celle qui a été prise récemment, va être perçue à la lumière de cette possibilité qui se transformera de plus en plus en probabilité.

• L’engagement allié (OTAN) en Afghanistan va être mesuré et perçu à la lumière de cette possibilité-probabilité. Déjà rétif et contraint au départ, il va l’être de plus en plus. On mesure l’efficacité opérationnelle qu’il pourra avoir.

• Le gouvernement marionnette Karzaï, qui ne contrôle aujourd’hui que Kaboul, va se trouver encore plus fragilisé. Karzaï va se trouver dans une situation psychologique semblable à celle du gouvernement du Sud-Viet-nâm en 1973-75, après que le Congrès ait interdit tout engagement direct des USA (spécifiquement le soutien aérien qui avait permis d’arrêter l’offensive communiste de 1972). La question des armes et des munitions est totalement annexe. La question centrale est celle de la résolution politique, qui dépend de la perception psychologique de l’engagement des “parrains” américains. Tout est en place pour des manœuvres internes dans tous les sens, avec la probabilité que Karzaï cherche à se rapprocher des talibans ou de telle ou telle faction sur le terrain pour négocier les termes d’un arrangement à l’amiable hors de l’influence US/occidentale.

Ce qu’amorce cette information, qui sera sans doute suivie d’autres dans le même sens, c’est la mise en place des conditions d’une défaite totale de la faction afghane installée par les Occidentaux, peut-être même avant 2008 si la pression psychologique s’accroît. Curieusement une éventuelle aggravation de la situation en Afghanistan pourrait devenir un problème/une polémique intérieure US avant même l’élection de 2008.

Au niveau psychologique, il y a une réelle similitude entre la situation sud-vietnamienne, jusqu’au désastre de 1975, et la situation afghane. Ce qui est présenté ici comme une solution (la livraison massive d’équipements militaires) pourrait donc finalement s’avérer la cause du même désastre en Afghanistan. Les millions de cartouches de Kalachnikov et d’obus pour les canons de 105mm des chars T62 ne seront pas perdus pour tout le monde : les talibans, ou d’autres bandes anti-Karzaï, ou un Karzaï devenu anti-occidental, sauront évidemment s’en servir. Les Nord-Vietnamiens surent, à partir de 1975, faire leur miel des arsenaux laissés à partir de 1972-73 par les Américains au Sud-Viet-nâm.

Il est possible que le rire des généraux russes ait eu aussi pour cause cette étrange revanche de l’Histoire d’une éventuelle défaite des Américains luttant contre Ben Laden en Afghanistan, après leur propre défaite infligée en 1985-88 grâce à l’aide US fournie aux “moudjahiddines” de Ben Laden. La tragédie se nourrit de la bouffonnerie de la farce.