Du temps où DSK “parlait vrai”

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Nous avons vu très récemment le film-documentaire Inside Job, de Charles Ferguson, avec Matt Damon comme commentateur. Ce documentaire a été visionné pour la première fois le 16 mai 2010, au Festival de Cannes, puis mis dans le circuit public aux USA en novembre 2010. Il raconte la crise de l’automne 2008, ses tenants et aboutissants, ses causes, ses conséquences, ses acteurs, etc.

Récemment, Inside Job a commencé à être distribué sur les circuits de télévision. Nous l’avons vu sur le programme télévisé belge BeTV, qui a repris Canal Plus pour la Belgique, et il a été également diffusé sur BBC2. Robert Fisk en disait ceci dans un article du 10 décembre 2011 dans The Independent, dont le thème était que les banquiers sont nos dictateurs, bien plus intouchables que ceux des pays du Moyen-Orient assiégés par les foules.

«I didn't need Charles Ferguson's Inside Job on BBC2 this week – though it helped – to teach me that the ratings agencies and the US banks are interchangeable, that their personnel move seamlessly between agency, bank and US government. The ratings lads (almost always lads, of course) who AAA-rated sub-prime loans and derivatives in America are now – via their poisonous influence on the markets – clawing down the people of Europe by threatening to lower or withdraw the very same ratings from European nations which they lavished upon criminals before the financial crash in the US. I believe that understatement tends to win arguments. But, forgive me, who are these creatures whose ratings agencies now put more fear into the French than Rommel did in 1940?

»Why don't my journalist mates in Wall Street tell me? How come the BBC and CNN and – oh, dear, even al-Jazeera – treat these criminal communities as unquestionable institutions of power? Why no investigations – Inside Job started along the path – into these scandalous double-dealers? It reminds me so much of the equally craven way that so many American reporters cover the Middle East, eerily avoiding any direct criticism of Israel, abetted by an army of pro-Likud lobbyists to explain to viewers why American “peacemaking” in the Israeli-Palestinian conflict can be trusted, why the good guys are “moderates”, the bad guys "terrorists".

»The Arabs have at least begun to shrug off this nonsense. But when the Wall Street protesters do the same, they become “anarchists”, the social “terrorists” of American streets who dare to demand that the Bernankes and Geithners should face the same kind of trial as Hosni Mubarak. We in the West – our governments – have created our dictators. But, unlike the Arabs, we can't touch them.»

Ce documentaire est truffé de moments où éclatent l’incohérence, l’illégalité et l’illégitimité, la cupidité, l’absurdité d’une marche au profit indescriptible, extraordinairement déstructurante et sans la moindre vision d’ensemble sur ses effets, sans que personne ne donne une explication satisfaisante de cette entreprise. Certains témoins et acteurs principaux de la catastrophe ont refusé de répondre ; certains parmi ceux qui répondent, le font par des phrases interrompues et répétées pour gagner du temps, gênés pour eux-mêmes et sans la moindre conscience de la dimension collective de ce qui s’est passé et à quoi ils ont participé ; certains répondent par des contradictions assumées sans vergogne ni conscience parce qu'ignorées par eux, certains par des mensonges institutionnels et impassibles, et là aussi sans conscience de la chose, certains par l’absence de réponse que constitue un sec “je n’ai pas de commentaire”. L’impression générale est celle de la responsabilité collective et inconsciente, et de l’inculpabilité complète à la fois (l’inculpabilité confirmant l’“américanisation” de la psychologie étendue à tous les serviteurs Système, et en fait reflétant le Système lui-même) ; cela, comme s’il y avait devant nos yeux le spectacle évident d’une profusion d’outils que seraient tous ces acteurs-témoins récompensés par les habituelles gâteries et sans la moindre conscience générale du délit auquel ils ont participé, et par conséquent une réelle impuissance du jugement renforcée par l'aveuglement par paresse du même jugement. Dans notre quête instinctive de trouver un coupable, nous n’avons trouvé que des opportunistes réduits aux acquêts de destins individuels réfugiés dans l'individualisme le plus hermétique, des fous et des idiots selon l’entendement qu’en avait Shakespeare, des pauvres caractères réfugiés dans une idéologie exacerbée ; alors les pires jugements que nous entretenons sur cet épisode comme sur le reste en sortent renforcés et il nous apparaît que ces robots, ces marionnettes et ces bandits d’occasion, sont tous des créatures d’un Système, et que leur absence de sens collectif les conduit à céder aux habituelles faiblesses sans la moindre conscience qu’ils créent un immense désordre dont la victime finale sera le Système (la dynamique de surpuissance devenant dynamique d’autodestruction). Ainsi nous viennent ces question, à la lumière du texte de Fisk : sont-ce bien “des dictateurs” («We in the West – our governments – have created our dictators») ? Le mot convient-il ?

Enfin, nous nous arrêtons à l’intermède qui nous importe principalement… Dominique Strauss-Kahn, en tant que directeur de FMI pas encore englué dans ses sordides déboires, – l’interview date de 2009, – intervient plusieurs fois dans le documentaire. L’intervention qui nous a le plus intéressé est celle qui concerne un dîner, remontant certainement à l’automne 2008, en pleine tourmente financière…

Intervention de DSK : «Il y a un an, j’ai assisté à un dîner donné par Hank Paulson [le secrétaire au trésor de l’administration Bush, alors en fonction à l’automne 2008]. Il y avait quelques officiels et des patrons des grandes banques américaines… Et, surprise, surprise ! Tous ces messieurs disaient : “Nous avons été trop cupides. Nous sommes en partie responsables de ce qui se passe [l’effondrement de l’automne 2008]”. Bien. Et alors, ils se tournent vers le secrétaire au trésor [Paulson] : “Vous devriez établir plus de réglementations, parce que nous sommes trop cupides…»

L’intervieweur intervient, manifestement stupéfait par les propos de DSK : «J’ai évoqué ce problème avec de nombreux banquiers, dont nombre d’entre eux très haut placés, et c’est la première fois que j’entends dire qu’ils étaient favorables à une réglementation…»

Réponse de DSK : «Oui, mais à l’époque ils avaient peur. Plus tard, quand des solutions de la crise sont apparues, ils ont sans doute changé d’avis.»

C’est un DSK ironique, assuré et plein de conviction, plutôt sympathique par rapport au personnage qui s’est fait jour avec le “scandale DSK“ de mai 2011. Il répond presque avec complicité à l’intervieweur, et l’on sent qu’il en a beaucoup à dire sur les “géants de Wall Street”, sur “nos dictateurs” selon Robert Fisk. Au contraire de l’image du “DSK cosmopolite” (qu’on peut d’ailleurs juger fondée) qui fut véhiculée par ses adversaires ou critiques type Eric Zemmour alors qu’il était en pré-campagne présidentielle, avant mai 2011, c’est plutôt un Français parachuté dans les milieux financiers new-yorkais et washingtoniens, et sans doute assez peu considéré à cause de cela, qui parle ici, avec l’air de laisser entendre que les “géants de Wall Street” ont des pieds d’argile et sont aussi irresponsables, aussi paniquards que l’on pourrait imaginer si l’on se fie à une connaissance acceptable de la nature humaine. C’est une sensation intéressante, d’autant qu’il n’y a aucune raison pour que DSK, à cette époque, force artificiellement le trait.

…Ce qui conduit à cette question : de quelle sorte de “dictateurs” (ceux dont parle Fisk) s’agit-il, qui viennent quémander au secrétaire au trésor, qui est l’un des leurs (Paulson vient de Goldman Sachs), qu’on les gendarme et qu’on les discipline par la contrainte, pour éviter la Chute ? Bien entendu, leur “requête” n’a pas été entendue, peut-être parce qu’ils ont changé d’avis, sans doute parce que Paulson a suivi ses conseillers qui suivent tous les même idéologie, certainement parce qu’Obama a succédé à Bush, et que le nouveau président démocrate a complètement capitulé, plutôt “au profit” de Wall Street que devant Wall Street, en fonction d’une situation telle que la lui décrivaient ses conseillers type-Lawrence Summers. De même que Paulson avait commenté, lorsqu’il annonça une aide gouvernementale de $800 milliards (le programme TARP, en réalité couverture pour une aide qui se chiffre en dizaines de milliers de $milliards), qu’il agissait de la sorte contre toute une vie de conviction (libérale, non-interventionniste, “antisocialiste”, selon les fantasmes de Wall Street), de même l’administration Obama s’aligna-t-elle beaucoup plus sur le diktat idéologique que nous jugerions venu du Système, que sur les pressions de Wall Street lui-même. (Le même documentaire Inside Job le met complètement en évidence, en rappelant les principaux épisodes de la période janvier-mai 2009 et les “jeunes pousses” de la reprise-selon-Bernanke, dernier râle d’un virtualisme agonisant.)

Les confidences de DSK montrent que les “dictateurs” le sont aux petits pieds, et que, dans les circonstances dramatiques qu’ils suscitent eux-mêmes, ils réagissent comme des gamins pris en train de trafiquer le pot de confiture. Ces “dictateurs”-là, s’ils disposent évidemment du grand pouvoir de l’argent, n’ont nullement l’audace ni la conscience des vraies dictatures organisées en tant que telles et assumant cette fonction en pleine conscience. (Même les “dictatures” arabes dont parle Fisk sont loin de ce modèle.) Une fois de plus, nous sommes, quant à nous et placés devant des hypothèses diverses, conduits à l’hypothèse centrale que ce qui mène toute l’affaire, outre les habituelles faiblesses humaines réparties sans souci de coordination et dans leur désordre habituel, ce sont essentiellement un “climat”, une religiosité, une idéologie impérative que personne n’envisage de mettre sérieusement en question, par simple désintérêt et indifférence pour certains, par sentiment partagé de servilité et d’absence de vision collective de la part de la plupart. Finalement, il nous semble plus que jamais qu’il s’agit de la pression du Système comme force dominante, impérative et organisatrice de sa dynamique surpuissance-autodestruction, qui règne, qui écrase tout le reste, en fournissant quand il le faut l'argument nécessaire (l'idéologie, dans ce cas) ; car l’on voit mal, en vérité, qu’une telle bande, si complètement éparse, privée de caractères forts et sans ambition collective réelle, puisse organiser un “complot” qui s’établirait sous la forme d’une “dictature” collective, et dont les effets évidents provoquent chez eux, dans les moments paroxystiques, une immense trouille, – humaine, trop humaine, – et rien que cela... DSK semblerait, à cet instant, pouvoir le comprendre parfaitement, tant ses remarques sur “ces messieurs” de Wall Street (these gentlemen) qui demandent à Paulson de les mettre sous surveillance, semblent inspirer chez lui mépris et dérision.


Mis en ligne le 20 décembre 2011 à 04H56