Du traité INF menacé à une crise Euromissiles-III

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Du traité INF menacé à une crise Euromissiles-III

Vont-ils toucher au traité INF ? (Intermediate Nuclear Forces, ou FNI en français pour Forces Nucléaires Intermédiaires, dites également TNF ou FNT, – Forces Nucléaires de Théâtre.) Le traité INF fut signé en décembre 1987, après plusieurs années de négociation, et dans son résultat appliquant la formule lancée par Reagan en 1983 contre l’avis de son état-major, du Pentagone, des experts, etc. : la formule “zéro-zéro” (élimination de toutes les armes INF, soit les missiles nucléaires d’une portée de 500 à 5 000 kilomètres basés sur des théâtres d’opération, – essentiellement en Europe). La signature du traité mettait un terme à la plus grave crise politico-militaire de la Guerre froide, nucléaire mais non-opérationnelle, de 1979 à 1987, la crise dite des Euromissiles qu’on serait peut-être justifier de confirmer comme la crise Euromissiles-I, – avec le paroxysme de novembre 1983 dont diverses circonstances et de très nombreux détails extraits des archives de la CIA figurent dans les documents dits-“1983 Soviet War Scare” (voir le 21 septembre 2003 et le 22 septembre 2003). (La plus grave crise nucléaire de la Guerre froide fut la crise du Cuba, bien entendu, mais c’était une crise opérationnelle.)

Le traité INF est un symbole unique depuis 1945, autant qu’un acte de désarmement sans précédent ni équivalent depuis : la première et seule fois où une catégorie complète d’armes nucléaires des deux superpuissances nucléaires fut complètement éliminée. Le choc produit par ce traité, en décembre 1987, marqua pour les psychologies la réalisation qu’il s’agissait bien de la fin de la Guerre froide avec ce domaine le plus effrayant de l’affrontement nucléaire officiellement et significativement dégradé. Il constitua le sommet de l’entente Gorbatchev-Reagan et, pour le président US, un acte symbolique qui fit de sa présidence une période décisive de l’histoire des USA. (De ce point de vue, l’abandon du traité INF, s’il survenait, pourrait être considéré comme une trahison de l’ère-Reagan, ce qui ajouterait un point de division dans le monde washingtonien où le legs de ce président, malgré sa proverbiale et parfois sympathique médiocrité intellectuelle, est célébré comme un des cultes de la mémoire politique.)

Il y a déjà eu des bruits autour du possible abandon du traité INF, lors du sommet paroxystique d’une crise suscitée par les projets de déploiement de missiles antimissiles (BMD et BMDE) américanistes en Europe, – crise que nous baptisâmes à l’époque Euromissiles-II. (Voir notamment le 20 février 2007.) Mais les missiles INF eux-mêmes n’étaient qu’indirectement en cause, éventuellement comme contre-mesure que les Russes pouvaient envisager contre le déploiement des réseaux BMDE, – et qu’ils n’envisagèrent jamais sérieusement, semble-t-il. L’expression “Euromissiles-II” n’était qu’indirectement justifiée, et encore comme une hypothèse de communication bien plus que comme une perspective stratégique. Cette fois, il s’agit d’une menace directe contre le traité puisqu’il s’agit de l’évocation du déploiement à nouveau (comme en novembre 1983, au cœur de la crise Euromissiles-I) de cruise missiles US à têtes nucléaires et à portée intermédiaire (catégorie INF). L’argument évoqué est que la Russie a d’ores et déjà violé le traité INF, notamment avec certaines versions du missiles SS-26 Iskander dont la portée dépasserait le seuil-plancher du traité des 500 kilomètres ... Sputnik.News développe la nouvelle ce 11 décembre 2014.

«The US may redeploy nuclear cruise missiles to Europe in response to Russia’s alleged violation of the Intermediate-Range Nuclear Forces (INF) Treaty, a leading Pentagon official said on Wednesday. Such unprecedented aggressive rhetoric could make the Treaty the latest casualty of the New Cold War. Deputy Undersecretary of Defense for Policy Brian P. McKeon made his threats during a joint hearing in Congress, marking what may be the most forceful rhetoric to ever emanate from the Obama Administration thus far.

»“We don’t have ground-launched cruise missiles in Europe now obviously because they’re prohibited by the treaty,” McKeon said. “But that would obviously be one option to explore.” He went on to add that Pentagon's options include deploying new defenses against cruise missiles; exploring whether to deploy American ground-launched cruise missiles in Europe, a step that would also be counter to the treaty; and building up other military capabilities...»

• On accolera à ces déclarations une autre nouvelle qui peut avoir un rapport indirect pourrant devenir direct. Il s’agit de la nouvelle selon laquelle (voir Defense News, le 11 décembre 2014) un marché vient d’être signé entre les USA et la Pologne pour la fourniture de missiles air-sol Lockheed Martin AGM-158 JASSM pour les F-16 polonais. Le JASSM est un cruise missile de type furtif (technologies stealth), théoriquement porteur d’une charge conventionnelle de 450 kilos. (Il n’a pas été officiellement question d’une version à tête nucléaire mais des informations officieuses laissent à penser, et dans tous les cas un tel équipement peut très aisément être installé.) Les Polonais ont commandé le JASSM normal, de 370 kilomètres d’autonomie, mais ils veulent des JASSM-ER de 1 000 kilomètres d’autonomie. La Pologne, l’un des pays les plus extrémistes du “front antirusse” dans la crise ukrainienne, a évidemment dans ses plans secrets (qui n’en fait pas ?) la possibilité d’une formule hybride développée au sein de l’OTAN durant la Guerre froide, dite de la “double clef”, – plate-forme nationale, avion ou missile, pouvant embarquer du nucléaire US dont le contrôle resterait entièrement US. (Diverses indications, qui ont transpiré depuis d’archives diverses, ont montré que ce contrôle US des armes nucléaires confiées à des plates-formes non-US durant la Guerre froide était très souvent opérationnellement extrêmement laxiste, malgré l’énorme risque politique.) L’“avantage” de cette formule est que la Pologne n’est pas concernée par le traité INF qui n’implique que les deux superpuissances d’alors, USA et URSS. La livraison éventuelle de JASSM-ER poserait un cas particulièrement épineux de soupçon, d’accusations et de dénégations, etc., le dispositif de la “double clef” pouvant être aisément dissimulé et la rationalité autant que la sincérité des acteurs polonais et américaniste étant largement mis en cause par les Russes autant que par l’expérience et la mémoire du simple sens commun.

L’appendice polonais renforce le commentaire de Andrew Korybko, dans le texte déjà cité de Sputnik.News , quant aux intentions et à la situation US, sans pourtant qu’il soit assuré que Korybko ait raison du point de vue de l’issue de la chose. (“Washington veut entraîner Moscou dans une nouvelle course aux armements ... mais Moscou s’y refusera” ... Il n’est nullement assuré que Moscou puisse refuser ce développement si les USA se tournait vers l’option envisagée) :

« More than likely, the US is trying to impel Russia into entering another arms race, just like in the previous Cold War, but this isn’t likely to succeed. Moscow has repeatedly said that it won’t fall for this costly trick and that the lessons of the past have properly been learned for the present. But aggressive rhetoric aside, there is an irony to this move. Because to punish Russia and force it to return to observing the Treaty’s conditions…the US will have to violate them themselves. Pot, kettle – you remember the saying.»

D’une façon générale, on se rend compte combien ces premiers bruits sur une mise en cause du traité INF grosse d’une crise Euromissiles-III pèsent d’un poids bien plus lourd que l’alerte Euromissiles-II de 2007. L’atmosphère est radicalement différente, l’affrontement est ouvert dans la crise ukrainienne, l’engagement d’acteurs comme la Pologne et les USA est accompagné d’une intransigeance hystérique basée sur une narrative totalement indifférente à la vérité de la situation. Il s’agit de la première prospective très détaillée et extrêmement possible pour une dérive nucléaire de l’affrontement Russie-bloc BAO dans le cadre de la crise ukrainienne ...

Mais justement, s’agit-il du bloc BAO dans son ensemble ? Tout le monde est-il prêt à une possibilité d’une telle confrontation, essentiellement chez les Européens ? La réponse est un “non” tonitruant. Le premier pays concerné est l’Allemagne, comme l’Allemagne l’avait été déjà durant la crise Euromissiles-I, avec toutes les variantes possibles pour l’évolution d’une décision dans le sens que semblerait envisager le Pentagone. Dans ce cas, dans tous les cas s’il y avait intention et débat pour de tels projets US de déploiement de missiles nucléaires à moyenne portée enterrant le traité INF, dans l’atmosphère déjà électrique qui règne aujourd’hui en Allemagne à cause de l’Ukraine et de ses à-côtés, avec le cas-Merkel de plus en plus évident comme facteur fondamental de la vie politique, les risques, avant même une vraie crise Euromissiles-III sur l’affrontement avec la Russie, iraient d’une crise potentiellement très grave de l’OTAN (et de l’UE) à des possibilités de décisions révolutionnaires de la part de l’Allemagne concernant ses relations avec les USA, parce qu’une perspective de crise nucléaire de cette sorte est, pour l’Allemagne, quelque chose qui dépasse tout et transcende absolument la situation présente. Il faut avoir vécu le climat des grandes manifestations antinucléaires de 1981-1982 en Allemagne (et en Europe), le discours de Mitterrand au Bundestag, etc., pour comprendre quelle intensité le risque de l’option nucléaire du type Euromissiles pourrait faire naître en Allemagne, et entre l’Allemagne et ses alliés américanistes. Le 20 avril 2007, nous écrivions, à propos de la pseudo-crise Euromissiles-II :

«A partir de quand les foules allemandes s’apercevront-elles de la renaissance de leur cauchemar : la “re-militarisation” et la “re-nucléarisation” de l’Europe, avec les Russes en position antagoniste? (En fait, la militarisation et la nucléarisation n’ont jamais disparu mais le traité INF a servi de tranquillisant type “Prozak” à cet égard.) Avant ou après une décision officielle OTAN? Cette pression s’exercera-t-elle pour empêcher un engagement officiel OTAN ou pour s’y opposer décisivement s’il a été conclu? Dans le premier cas, c’est une différence d’avec la crise euromissiles et la décision de décembre 1979, dans le deuxième cas c’est une variante proche...»

Le problème est ici que, contrairement aux périodes précédentes (crise Euromissiles-I, même la pseudo-crise Euromissiles-II de 2007), Washington n'est plus le même. Dans son état de crise du pouvoir et selon ses traits psychologiques exacerbés et son indifférence complète pour les sentiments et les situations des autres, avec un Pentagone sans véritable tête et qui retrouve sa tendance au technologisme avec le développement maximaliste des programmes, un département d’État “néoconisé” à mort, un président inexistant, etc., Washington se fout du tiers comme du quart des états d’âme allemands. Il l’a d’ailleurs montré avec l’affaire Merkel, où il exerce un chantage sur la chancelière au risque de la mettre politiquement en danger et de déclencher une crise grave en Allemagne. S’il a en plus, Washington, les avisés Polonais qui ne rêvent que de réduire Moscou en cendres comme conseillers , on peut mesurer la potentialité de cette affaire... Ainsi peut-on apprécier une fois de plus les innombrables ramifications de la crise ukrainienne, plus que jamais crise haute par excellence, accélératrice de la crise de l’effondrement du Système.

 

Mis en ligne le 12 décembre 2014 à 11H18