Du triangle au carré, du duo au quadrille

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Du triangle au carré, du duo au quadrille

25 juin 2010 — D’abord, il y a un problème, mais cela ne devrait pas être trop grave… Dans son zèle où l’honneur se trouve accordé à la hiérarchie, Bernard Kouchner a pris garde de ne pas être beaucoup plus grand (dito, en taille) que Sarkozy. Ce qu’il fait que lorsqu’il tient une conférence de presse avec “Guido” (Westerwelle), “Radek” (Sikorski) et “Sergei” (Lavrov), comme il les appelle, il fait un peu short. Les ministres des affaires étrangères allemand, polonais et russe, les gredins, sont d’une taille un peu insolente pour un ministre successeur de Vergennes d'une taille retenue. Passons, – après avoir vu la vidéo de la conférence de presse du 23 juin 2010, éventuellement, et la taille impressionnante des trois partenaires de Kouchner. Hors cela, la réunion du “triangle de Weimar” (France, Allemagne et Pologne) renforcé de la Russie s’est fort bien passée, ce même 23 juin au Quai d’Orsay.

La brochette fait un sacré quatuor, – certains diront un “axe” : Paris-Berlin-Varsovie-Moscou. Le “triangle de Weimar” est une sorte d’association informelle qui se consulte régulièrement. Il fut institué en 1991 par les Français et les Allemands pour rassurer les Polonais d’on ne sait trop quoi, – était-ce de l’URSS (re)devenue Russie ou de l’Allemagne prolongée de son Est ? Il avait mercredi une allure nouvelle, avec le grand “Sergei” invité à faire du triangle un carré qu’on pourrait effectivement dérouler en axe… Mais laissons là la géométrie dans l’espace européen. La réunion était importante parce qu’elle impliquait une nouvelle approche de la sécurité de l’Europe. Ce sera notre premier angle d’analyse. Notre deuxième angle sera le constat, après avoir vérifié sous les tapis luxueux du Quai, que les Américans n’étaient pas présents.

@PAYANT On lit par ailleurs une analyse de George Friedman, de Stratfor.com, du 22 juin 2010 (repris en Ouverture libre ce 25 juin 2010), sur un duo d’un nouveau type, – «Germany and Russia Move Closer», qui contient nombre de remarques intéressantes s’inscrivant dans une vision d’ensemble marquée par une totale incompréhension de la situation européenne. Cette analyse place en effet l’Allemagne au centre de l'événement (l'accord discuté, la réunion du 23), comme si tout reposait, du point de vue de l’évolution de la sécurité européenne, sur l’Allemagne. C’est une vision d'un tout autre temps, très incomplète, très inappropriée en raison de la faiblesse intrinsèque de la puissance militaire de l’Allemagne et, surtout, une vision excentrée par rapport aux points de force et de pression qui déterminent depuis plusieurs années l’évolution actuelle. Il y a en effet un contexte, et de poids. Nous allons essayer de rappeler quelques points conduisant, selon notre point de vue, à la situation actuelle.

• A l’été 2008, il y eut (en juin) une proposition du président Medvedev pour une nouvelle architecture européenne de sécurité, suivie, sans que ceci ait un lien évident avec cela, par la crise géorgienne d’août 2008. Le 29 septembre 2008, nous écrivions, citant justement “le triangle de Weimar” :

«Français et Allemands ont déjà montré, particulièrement à l’occasion de la crise géorgienne, qu’ils partageaient une vision proche des nécessités européennes dans ce cas, qui passent par l’établissement des meilleurs rapports possibles avec la Russie. Sarkozy, à New York, a parlé de la nécessité d’établir un “espace économique” qui intégrerait l’Europe et la Russie. Les liens des Allemands et des Russes sont très fermes, renforcés notamment sur des liens personnels entre Merkel et Poutine déjà anciens. La Pologne semble également avoir sa place dans cette dynamique particulière, qui va être renforcée par la perception du dramatique effacement US. Il y a actuellement une entente informelle pour tenter de réactiver le “triangle de Weimar” qui rapprocherait la France, l’Allemagne et la Pologne, cette initiative avec le soutien discret des Russes qui y voient un moyen d’apaiser leurs rapports avec l’Europe et avec la Pologne. Il existe des indications selon lesquelles la Pologne tend à évoluer du cadre atlantique de sécurité vers le concept européen de sécurité (PESD). Du point de vue économique, la crise US ne peut que rapprocher les conceptions franco-allemandes des conceptions russes, par rapport à une appréciation commune de plus en plus hostile au comportement US dans ce domaine.»

• Cette chaude saison de l’été 2008, ensuite électrisée par la crise du 15 septembre 2008, fut suivie à l’automne par une entente de coopération intense entre Français (Sarkozy) et Russes (Medvedev). C’était l’époque glorieuse où le président français, également président de l’UE, semblait avoir des idées et servir à quelque chose de fécond. Cette phase ne déboucha sur rien de concret, notamment à cause de l’effacement français du à l’absence de continuité de la politique française et à un certain phagocytage de type psychologique (les psychologies post-modernistes sont fragiles) suivant la réintégration française de l’OTAN en avril 2009. L’épisode fut à son tour suivi d’un certain repli russe, à la fin 2009, sur les seuls intérêts de ce pays et le règlement des relations stratégiques avec les USA après un bref espoir, vite déçu, des mêmes Russes dans les capacités d’Obama à changer certaines choses dans le système de l'américanisme.

• Un point essentiel, qui est fort peu mentionné (pas du tout par Friedman, les USA ayant complètement ignoré la chose), c'est la réconciliation symbolique et très forte entre la Russie et la Pologne, autour de la commémoration, en avril 2010, du massacre de Katyn. On conviendra que la chose intervient avec opportunité pour faire du 23 juin une réunion plutôt prometteuse, à un point qu’on ne serait pas loin d’en faire une condition sine qua non de la relance du “plan Medvedev” sous une autre forme, par une approche minimaliste, par Allemagne interposée et en direction de l’UE. (Et lorsqu’on additionne France, Allemagne et Pologne, comme à Paris le 23 juin, on tient une partie non négligeable de l’UE…) De cette réconciliation entre la Russie et la Pologne, nous écrivions dans le texte référencé :

«C’est à ce point où nous en sommes aujourd’hui, et la surprise est sans doute que les Russes ont soudain jugé opportun, et rencontrant à cet égard une oreille intéressée du côté de la Pologne, de remplacer leur projet d’attaquer le problème de la sécurité européenne par la plus grande porte possible (la coopération avec les USA), pour choisir la plus petite porte possible que sont les relations avec la Pologne. […L]a perspective concerne deux pays d’une importance indéniable, tous deux en quête d’affirmation identitaire et nationale, tous deux voulant tout de même jouer un rôle dans le concert européen, eux deux formant en fait un “pont” entre l’extrême Est de l’Europe et l’ouverture sur l’Ouest de l’Europe de cet “extrême Est”. La Pologne est la voie régionale par laquelle la Russie peut s’“européaniser” d’une façon décisive, entraînant dans ce mouvement un processus qui tendrait à clore définitivement l’antagonisme Est-Ouest établi au cœur de l’Europe par la Guerre froide.»

• C’est à ce point, effectivement, deux ans après le lancement jusqu’ici sans suite importante du ”plan Medvedev”, que l’Allemagne intervient, sollicitée par les Russes lors d’une rencontre Medvedev-Merkel au début de ce mois. Il s’agit d’une proposition d’un organisme de “coopération sur la sécurité” entre la Russie et l’UE, faite d’abord à l’Allemagne par Medvedev, endossé par ce pays et exposée à la réunion du 23 juin du “triangle de Weimar” à laquelle les Russes avaient été invités.

A Paris, le 23 juin, l’emphatique Kouchner a qualifié la réunion des 3+1 (“le triangle de Weimar” + la Russie) «à la fois de nécessaire et, si vous me permettez ce mot … d’exaltante». On a parlé du projet russo-allemand, qui en était le plat de résistance. Kouchner en a donc parlé avec l’emphase en question, dans le style du Quai, comme si le projet était endossé par les 4, – la France en tête, bien entendu. (Kouchner, parlant durant la conférence de presse de ce «document … qui nous semble intéressant de faire accepter, ou du moins de faire comprendre par l’Union européenne…»). L’accent a été mis sur les aspects très pratiques que permet un tel accord, d’intervention sur des problèmes très spécifiques (pour les Russie et ses “amis” Polonais et Allemands, le problème de l’enclave de Kaliningrad par exemple). L’OSCE, qui doit débattre très prochainement dans sa première conférence au sommet depuis 10 ans de la “proposition Medvedev” en tant que telle, observe avec curiosité, peut-être appréhension, par crainte de la concurrence, l’élaboration “par le bas” de cette démarche de sécurité européenne d’un nouveau type.

Résumons notre sentiment… Le document Merkel-Medvedev plus ou moins endossé par la réunion du 23 juin représente une approche minimaliste du “projet Medvedev”, tant par la forme (d’abord à 2, puis soumis à 4, etc.) que par les ambitions (règlements de problèmes très concrets, souvent d’ordre régional). Cette approche minimaliste est une tactique habile pour faire progresser la chose sans trop et trop vite alerter certaines âmes sensibles. L'idée rencontre sans aucun doute une atmosphère propice.

De Kaliningrad à McChrystal

Friedman, déjà cité, termine son analyse concernant la démarche germano-russe étendue au “triangle de Weimar” par cette observation : «It will also be interesting to see what the Obama administration has to say about this.» C’est la partie la plus incontestable de son analyse.

Première remarque : il faudra d’abord attendre que l’administration Obama s’aperçoive qu’il s’est passé quelque chose. Deuxième remarquer : lorsque ce sera fait, si cela se fait, il faudra que l’administration Obama comprenne ce qui se passe. Si cela se fait (suite), la réaction de l’administration Obama sera nécessairement négative. La psychologie américaniste est totalement incapable de comprendre ce que signifie le terme “sécurité”, comme Friedman lui-même le montre dans son analyse. Cette psychologie, qui est celle de la politique de l’“idéal de puissance”, raisonne en termes de force et rien d’autre. Friedman lui-même procède de la sorte puisqu’il ne voit dans l’arrangement initial germano-russe que la possibilité de la constitution d’un axe terrible de puissance, et dans la réunion avec le “triangle de Weimar” + les Russes une démarche des Russes et des Allemands pour tenter de rassurer les Polonais terrorisés et apaiser les Français très mal à l’aise devant cette alliance de puissance entre Russie et Allemagne. La psychologie américaniste est incapable de comprendre que le terme “sécurité” signifie, non pas manifestation de force mais arrangement si possible équilibré pour régler des litiges et empêcher des crises de naître. Il n’y a rien qui puisse la faire revenir sur cette incompréhension habillée d'une incommunicabilité quasi carcérale.

Donc, les USA devraient réagir mal. Mais comme l’approche des partenaires européens est minimaliste, au contraire du “plan Medvedev”, l'information des USA à ce propos sera elle aussi minimaliste et leur alarme, qui se déclenche comme le reste selon les notions de force, sera à mesure. Tout se jouera essentiellement du côté européen : auront-ils le courage démesuré de secouer les chaînes de servilité (vis-à-vis des USA) dont ils ont encombré leurs relations avec les USA depuis plus d’un demi-siècle, et encore plus serrées depuis la fin de la Guerre froide et 9/11 ? Auront-ils le courage de poursuivre ?

Mais voyons la chose sous un autre angle. La réunion du Quai s’est faite le jour où éclatait “l’affaire McChrystal”. Depuis, cette affaire a été résolue comme l’on sait, c’est-à-dire d’une façon qui promet un enlisement supplémentaire des USA en Afghanistan, une aggravation de la crise américaniste par rapport à cette guerre, par conséquent une attention psychotique encore plus grande portée par la psychologie américaniste à ce conflit. Par conséquent à nouveau, on peut aisément admettre que l’attention US, avec les tensions internes à Washington, les querelles de clan, etc., va être plus que jamais portée sur l’affaire afghane, et moins que jamais sur les affaires européennes. La confusion sera d’autant plus grande pour les USA, pour se déterminer clairement vis-à-vis d’une initiative qui, pour l’instant, concerne un nombre réduit de pays européens.

… A cela va s’ajouter la confusion de l’OTAN. Friedman consacre quelques paragraphes à cette question, réduisant à nouveau instinctivement l’affaire à un axe Berlin-Moscou, et l’OTAN à un ensemble totalement manipulé par les USA, potentiellement contre la Russie. («The problem, however, is this: If Germany and Europe have a security relationship that requires prior consultation and cooperation, then Russia inevitably has a hand in NATO. If the Russians oppose a NATO action, Germany and other European states will be faced with a choice between Russia and NATO. To put it more bluntly, if Germany enters into a cooperative security arrangement with Russia (forgetting the rest of Europe for the moment), then how does it handle its relationship with the United States when the Russians and Americans are at loggerheads in countries like Georgia?»)

Là aussi, il manque quelques éléments de poids. Il manque l’idée essentielle que l’OTAN, son secrétaire général dans tous les cas, a épousé d’une façon emphatique le but d’établir de très bonnes relations avec la Russie. Idéalement, l’OTAN voudrait coiffer l’UE en tant que telle dans l’établissement de relations privilégiées avec la Russie, essentiellement dans le domaine de la sécurité. L’initiative germano-russe, éventuellement étendue à la Pologne et à la France, la prend de court, dans une occurrence très complexe. Au contraire de ce que devrait être la réaction naturelle des USA, la réaction de l’OTAN devrait être beaucoup plus délicate à déterminer puisque l’initiative va dans le sens de la sécurité européenne construite sur de bonnes relations avec la Russie, – ce que l’OTAN recherche elle-même. L’OTAN ne devrait pas trop aimer parce qu’elle n’est pas dans le train qui commence déjà à rouler mais elle ne pourrait s’y opposer complètement puisque la destination annoncée est celle qu’elle-même juge absolument nécessaire.

Si l’initiative poursuit sa route, elle va donc causer un trouble certain et un désordre bienvenu dans l’arrangement du bloc américaniste-occidentaliste tel qu’il existe. Rien que pour cela, elle doit être saluée avec intérêt et sympathie.


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