Du USS Enterprise au USS Ponce, un état de la puissance

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On parle beaucoup, dans les commentaires politiques et stratégiques, de la décision de Washington de récupérer le USS Ponce, datant de 1971 et en cours de décommisionnement, et de le transformer en base flottante d’unités spéciales et d’opérations d’intervention spéciales, type AFSB (Afloat Forward Staging Base), pour le déployer dans le Golfe. La question est en partie explorée, du point de vue de l’interprétation politique qui en est donnée, dans notre Bloc Notes de ce même 31 janvier 2012. D’une façon générale, l’interprétation va 1) à l’alarme et à la considération devant cette apparente accumulation de puissance, 2) à la mise en évidence des capacités US et de leur concentration dans le Golfe… Cela suppose, toujours d’une façon générale, une appréciation de la puissance US comme irrésistible d’une part, comme manœuvrée et déployée avec une grande maîtrise d’autre part. Cela n’est pas dit explicitement tant cela paraît évident à l’entendement, – et, par “entendement”, nous entendrions, nous, plutôt celui d’une raison dont nombre d'arguments nous poussent à croire qu’elle est victime d’une subversion intérieure, transformant à mesure sa perception psychologique.

Dans les diverses interventions enregistrées, ce “recommissionnement” de navires destinés à être placés en position de désarmement partiel (la “Mothball Fleet” selon son surnom, conservant les navires avec leurs principaux éléments, prêts à être réactivés si nécessaire) est perçu comme un surcroît de puissance ou une manœuvre indirecte de provocation. Il s’agit d’interprétations politiques, voire psychologiques, de faits qui doivent d’abord être définis techniquement avant d’envisager un tel jugement.

Nous voudrions prendre le fait du déploiement du USS Ponce dans un sens différent, en le liant à celui du USS Enterprise. La question de l’obsolescence elle-même ne joue dans ces divers cas, comme dans la plupart des cas de cette sorte, qu’un rôle assez marginal. L’un des cas les plus remarquables à cet égard est celui du cuirassé USS Missouri (BB-63), mis en service en 1944, retiré du service dans la “Mothball Fleet” en 1955, réactivé en service en 1967-72 pour servir au Vietnam, remis dans la “Mothball Fleet”, réactivé à nouveau en 1983 jusqu’à son service durant la première Guerre du Golfe en 1990-91 (chaque fois avec des modifications, des modernisations, etc.) Ainsi, le décommisionnement est moins une nécessité de nature qu’une décision de planification et de restructuration dépendant de divers facteurs extérieurs qui rendent compte du niveau et de l’état des forces. Pour en revenir aux deux navires qui nous intéressent, le USS Enterprise n’est certainement pas obsolète, et son décommisionnement (pour 2013) n’avait été envisagé que pour des raisons budgétaires ; le cas du USS Ponce est assez proche, quoique cette classe de navire ait plus vieilli que la catégorie du porte-avions d’attaque. Leur recommissionnement est donc concevable, mais il marque d’abord et essentiellement le fait nouveau que, devant une nécessité opérationnelle, l’U.S. Navy ne dispose plus d’unités modernes disponibles mais est obligée de stopper un processus (le décommisionnement régulier) qui a toujours été le signe de sa modernisation constante, pour le maintien et le rappel de vieilles unités. (Le cas du USS Missouri, cité plus haut, est nettement différent : c’est d’abord pour des raisons d’emploi stratégique et de missions dépassées que le cuirassé avait été déclassé ; il fut rétabli [en 1967] parce qu’on lui avait trouvé de nouvelles missions où sa formidable puissance de feu quasiment unique donnait tous ses effets, déclassé à nouveau pour des raisons budgétaires temporaires, rappelé en service toujours pour ses capacités de puissance de feu, jusqu’à son deuxième déclassement, après la Guerre du Golfe.)

Si l’on envisage le recommissionnement des deux navires impliqués à la lumière d’abord des contraintes budgétaires, ensuite à celle de la présence nécessaire pour les missions que les USA assignent à leurs forces armées, enfin à la lumière du cadre très spécifique de la guerre iranienne, on est conduit à plusieurs remarques. La dimension politique et stratégique de ces remarques est indirecte mais n’en est pas moins forte que les précédentes, et certainement bien plus fondée à notre sens.

• Le recommissionnement “urgent” de ces deux navires peut effectivement indiquer une préparation d’une attaque, – c’est une spéculation concevable, – mais il indique d’abord et sans aucun doute un manque important de moyens face à une possibilité de guerre qui est dans tous les esprits depuis longtemps, et qui devrait être en permanence dans la planification des forces armées US. Le fait est que, pour avoir deux à trois groupes de porte-avions autour de l’Iran, l’U.S. Navy doit sauver la mise de justesse à l’Enterprise qui, sans cela, n’aurait pas échappé aux coupes budgétaires en cours et qui vont se poursuivre. (Nous avons déjà envisagé cet aspect de la question, essentiellement du point de vue “intérieur” US et de la stratégie US, le 26 janvier 2012.) Manifestement, si les USA veulent continuer à jouer le rôle qu’ils ont joué jusqu’ici au niveau global avec les crises qui vont avec, le chiffre de onze groupes de porte-avions, compte tenu des diverses nécessités de rotation, d’entretien, de refonte, etc., est un minimum minimorum, et ils sont obligés de stopper le cours normal du décommisionnement pour le maintenir. Encore s’agit-il effectivement du minimum minimorum de ce point de vue : actuellement, avec ce renforcement dans le Golfe et la nécessité d’une présence stratégique minimale dans les points fondamentaux des mers, les USA ne pourraient pas faire face à une deuxième crise (par exemple, avec la Corée du Nord) du point de vue de leur puissance navale. (A cet égard, la puissance navale est, dans les dispositions stratégiques US, un facteur vital de présence en temps de crise de par sa nature même. La puissance navale est en effet à l’abri des interférences nationales, ce qui permet effectivement une présence constante et une pression constante sur les acteurs de la crise.)

• Le recommissionnement d’urgence du USS Ponce marque également de graves déficiences dans l’identification et la planification des missions dites “secondaires” mais pourtant importantes dans la situation envisagée, et l’absence de moyens pour y subvenir. On retient en général le rôle de “base navale” de commandos pour ce navire, mais son rôle le plus important devrait finalement être celui de soutien des missions de déminage naval des gros hélicoptères CH-53. Cela signifie que l’U.S. Navy ne dispose pas d’un tel dispositif, dans tous les cas à suffisance, dans la région du Golfe alors que la question du déminage est une question absolument majeure pour le type d’engagement possible/probable, notamment autour et dans le détroit d’Ormouz. Cela signifie que cette question n’est envisagée, évidemment “en urgence”, qu’après que soit apparue la menace iranienne à cet égard, consécutive aux menaces puis à la décision d’embargo du pétrole iranien des pays du bloc BAO. Pourtant, cette menace contre le point stratégique de la Mer D’Oman et du détroit d’Ormouz est de toutes les façons évidente depuis 2005, comme riposte iranienne sans aucun doute, face à une attaque aérienne dont les USA menacent l’Iran de façon quasiment explicite depuis 2005. Les USA n’avaient rien prévu de suffisant pour cela, et la situation révèle aujourd’hui qu’ils ne disposent pas des moyens modernes pour le faire.

Ces divers épisodes (USS Enterprise, USS Ponce), qui sont interprétés comme autant de menaces US contre l’Iran, doivent d’abord permettre d’évaluer la puissance US disponible et l’organisation de cette puissance. Le résultat est plutôt inquiétant pour les USA et, de plus, très incertain du point de vue opérationnel. Le USS Enterprise ne devrait être dans le Golfe qu’en mars prochain ; quant au USS Ponce, sa disponibilité dans le nouveau type de mission qui lui est affectée dépend encore de la capacité des contractants civils à mener à bien, dans les délais, les modifications qui doivent être apportées au navire. Le mois de mai est cité, sans qu’il apparaisse clairement s’il s’agit de la fin des travaux ou du véritable déploiement dans le Golfe ; encore faudrait-il que ce délai soit tenu, ce qui n’est pas dans les habitudes de l’industrie US d’armement.

Ces deux cas sont deux exemples en pointe d’un état général de la puissance militaire US. (L’on sait que la situation de l’USAF est encore pire que celle de la Navy.) Cette puissance est frappée de plein fouet par la crise budgétaire, après avoir subi plus de dix années de pressions intenses, et donc de dégradation opérationnelle, dans les diverses entreprises guerrières des USA. Tous ses défauts endémiques, – la lourdeur, la lenteur, l’inadaptabilité, – sont exacerbés par la perte de son principal atout qui était la disposition de masses écrasantes, souvent en surnombre et embrassant toutes les variétés de missions, de forces au niveau des systèmes et des unités mécaniques (navales et aériennes, surtout). Aujourd’hui, les forces armées des USA, au lieu de produire massivement du neuf, de proliférer et de se développer, sont contraintes de puiser dans leurs réserves du passé pour rester tout juste à hauteur des missions qu’elles se sont affectées à eux-mêmes, et qu'elles ont pourtant dégradées ces dernières années (voir la “nouvelle stratégie” d'Obama). .


Mis en ligne le 31 janvier 2012 à 18H47