Du vague-à-l'âme au coeur de l'“empire”

Analyse

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 841

Du vague-à-l'âme au coeur de l'“empire”


Au fur et à mesure qu'approche l'échéance possible/probable de la guerre contre l'Irak, l'état d'esprit général se nuance de plus en plus, même aux États-Unis, même parmi les experts et observateurs américains. Nous parlons ici, autant de l'évolution de l'opinion publique, des premières manifestations de rue importantes à une certaine agitation sur les campus, que de nouvelles réflexions de fond, ouvertement pessimistes sur le sorte de l'“empire”. Un autre élément, plus récent, est le vote du Congrès, et surtout de la chambre, où, malgré des pressions formidables, les prises de position des leaders démocrates (Gephardt) en faveur de GW, la pression médiatique et ainsi de suite, une majorité de démocrates (127) a voté contre la résolution donnant ses pouvoirs de guerre à GW. Le paradoxe de l'évolution de ce climat est qu'elle se fait comme parallèlement à l'évolution vers la guerre, celle-ci étant perçue comme une mécanique inexorable, quelque chose d'inévitable. Un autre point remarquable est que cette évolution au USA est contraire à celle observée pendant la première guerre du Golfe (1990-91), où l'on partit d'une résistance ferme à la guerre pour aboutir, à la veille des hostilités, à un soutien à peu près assuré.

Ce qui est en cause immédiatement, c'est le profond illogisme de l'aventure irakienne, sa futilité en réalité et ses éventuels effets catastrophiques en même temps, les conditions extraordinairement contestables où elle est engagée (exemple récent, les analyses de la CIA contredisant celle du président), les extraordinaires interférences idéologiques et personnelles (le « this guy wanted to kill my dad » de GW parlant de Saddam n'a pas fini de faire des dégâts dans le secrets de l'intellect où il est encore permis de réfléchir), cet amoncellement de contradictions et de positions tactiques jusqu'à l'absurde, dont certains observateurs savent encore saisir le caractère surréaliste et déconcertant.

Au-delà, les conditions elles-mêmes sont observées avec inquiétude : les difficultés de la décision malgré les affirmations incendiaires, les contradictions et les variations d'une politique affirmée pourtant comme radicale, les lenteurs de la mise en place des moyens, les querelles internes de l'administration, les hésitations des militaires, etc : le dynamisme du soi-disant “empire”, tel qu'il semblant lancé il y a un an lors de l'attaque en Afghanistan, n'est plus qu'un souvenir. Toutes ces incertitudes et ces situations insaisissables jouent évidemment un grand rôle dans l'évolution qu'on signale ici.

C'est dans ces conditions qu'une nouvelle “école de pensée” apparaît. Mais peut-on parler d'“école” ? La vitesse à laquelle défilent ces courants d'appréciations différentes, voire opposées, font plus penser désormais au désarroi, au déboussolage, au désordre, qu'à une saine et très rapide circulation de la réflexion. Il faut pourtant observer que cette agitation de désordre de la pensée pseudo-stratégique est également un indice qui nous suggère que la dernière “école” en train d'apparaître, et qu'on signale ici, est peut-être la plus proche de la réalité à cause de l'appréciation qu'elle nous présente.

On ne sera pas complètement surpris. On a déjà signalé sur ce site la thèse de Immanuel Wallerstein, certainement le plus connus de ces “nouveaux pessimistes”, qui avance l'argument que les événements actuels, loin d'être l'affirmation de la toute-puissance américaine (à la façon que plaident les Kagan et autres), sont les signes de son déclin.

On signale ici trois textes qui nous documentent sur cette appréciation pessimiste de la situation américaine.

Le “néo-déclinisme” par déstructuration interne de William S. Lind

Le premier est un texte de William S. Lind, de la Free Congress Foundation. Lind est présenté par NewsMax.com comme argumentant que « the U.S. is attempting to confront terrorism by applying ''Second Generation” warfare — essentially the application of firepower to targets — to a ''Fourth Generation” conflict »

L'intérêt de l'étude de Lind est qu'elle a une très forte connotation culturelle et nous dégage des habituelles et lourdes affirmations sur la puissance militaire US. Lind laisse entendre que cette puissance militaire est complètement anachronique, relevant d'un autre temps et d'autres moeurs, l'explication centrale de cette erreur étant l'extraordinaire incompétence de l'élite washingtonienne, emportée par son hubris, par son arrogance tournant à l'ivresse de la soi-disant puissance étalée par la structure militaire US. Parallèlement, les mesures prises pour lutter contre le terrorisme sont jugées par Lind complètement insuffisantes au niveau policier et administratif, alors que des mesures massives sont prises pour soutenir une guerre extérieures qui n'a pas lieu, avec l'effet pervers d'attaquer directement les structures de loyalisme de la nation et de faire croître monstrueusement un gouvernement central inefficace et dangereux.


« Lind further notes that the American state itself may be beginning to come apart. Cultural Marxists have successfully used multiculturalism and a de facto open immigration policy to create minority and ethnic loyalties that are stronger than those felt toward the American state. “By adversely impacting our constitutional liberties, the various internal measures being implemented to counter terrorism can undermine even patriotic elements loyalty to the American state,” he says.

» Lind argues that our government’s strategy for dealing with resurgent Islam rests on little more than hubris. He cites the belief that the whole world wants to be like us (and would be if it weren’t for tyrants preventing them) and the belief that the U.S. is the only superpower and, thereby, the world’s policeman, if not an empire.

» “The extraordinary confidence with which neo-conservatives urge the American government to reconstruct the entire Middle East [socially, politically, and religiously] contrasts with the political correctness that makes airport security a joke,” Lind says.

» Lind adds, “The same government that wants to invade Iraq is too intimidated by political correctness to provide homeland security by profiling terrorists. The government’s feeble efforts to protect our own perimeter spreads fear and erodes loyalties by telling patriotic citizens that their own government does not or cannot differentiate between patriots and terrorists.”

(...)

» Regardless of the motives and intentions of the Bush administration, Lind notes that its policies are resulting in a vast increase in the power of government. He writes: ”The combination of a strategy that incites non-state entities all over the world to launch attacks on America with tactics that make our defenses against such attacks only marginally effective is tremendously powerful as a force multiplier of government power, resources and intrusion.

» “Government does not grow when it succeeds; it grows when it fails. Each new attack on American soil will bring demands that government must do more, to which government will happily respond by doing more of what does not work. We will find ourselves soon enough with 1984’s permanent state of war, and perhaps with other elements of [George Orwell’s] 1984 as well. ”In older days, kings would kill the messenger. In Washington, messengers are not permitted.” »

Le “néo-déclinisme” classique, par affaiblissement interne, de Michael Layne

Le 6 octobre 2002, le Los Angeles Times a publié un commentaire de Michael Layne. Ce texte constitue une attaque classique mais féroce de la tendance impérialiste et hégémoniste actuelle, sous le titre de « Paradox of Power ».

La thèse de Layne se retrouve de façon plus générale chez les libertariens du Cato Institute (dont Layne fait partie), malgré que Cato ait soutenu l'attaque contre l'Afghanistan (mais ce soutien s'arrête là : Cato est opposée à l'attaque de l'Irak). Elle se retrouve aussi dans la droite conservatrice classique, dite “paleo”, et l'on retrouve des éléments de la thèse dans l'essai de Chambers, Blowback, autant que chez un Buchanan. Il y a notamment l'affirmation, assez forte par les temps qui courent aux USA : « Terrorist attacks like Sept. 11 are also, in themselves, a form of blowback against American geopolitical preeminence. »

On pourrait croire simplement à une resucée de la thèse décliniste de Kennedy (que Layne cite) mais il nous semble qu'il s'agit d'une évolution vers le diagnostic de l'accroissement accéléré des faiblesses internes. Il y a la perception d'une actualité pressante, qui marque d'ailleurs toutes ces thèses, ou diagnostics pessimistes. Autant les optimistes hégémoniques voient l'“empire américain” pour demain matin (avec certaines raisons apparentes, dirions-nous), autant les pessimistes “néo-déclinistes”, qui suggère un aspect très catastrophique d'effondrement possible dans leurs appréciations, voient l'issue qu'ils craignent pour à peine plus tard dans la matinée de demain (d'une façon plus paradoxale, pour leur compte). Nous assistons à cet étrange phénomène de voir des thèses de très grande amplitude historique s'élaborer comme si elles étaient un commentaire rapide pour l'actualité la plus immédiate. 9/11 produit un effet étonnant d'accélération, au moins de la perception.


« American strategists may think that U.S. hegemony is consolidated firmly and is beyond challenge. But this surely is strategic myopia. It is a pretty safe bet that in the first few decades of the 21st century, U.S. primacy will prompt the same response that previous hegemonic aspirants provoked: New great powers will emerge to offset U.S. power, and they will coalesce to check America's ambitions.

» Terrorist attacks like Sept. 11 are also, in themselves, a form of blowback against American geopolitical preeminence. Despicable and brutal though they were, Al Qaeda's actions were coolly calculated to achieve well-defined geopolitical objectives: the removal of the U.S. military presence from the Persian Gulf (and in particular from Saudi Arabia) and an alteration of the U.S. stance in the Israeli-Palestinian conflict. In other words, Al Qaeda's goal was to undermine U.S. hegemony.

» And at the end of the day, hegemons are defeated not just by the counter-hegemonic behavior of other states and organizations, but by mounting internal weaknesses — economic, political, and social — caused by the burdens of hegemony, which are a consequence of their own geopolitical and ideological ambitions. That is, hegemons fall victim to what the historian Paul Kennedy famously called “imperial overstretch.”

» Events since Sept. 11 have underlined America's dominant role in the international system, and talk of a “new American empire” echoes inside the Beltway. Flushed with triumph and the awesome display of American might, U.S. policymakers have succumbed to hubris in the false belief that American hegemony is an unchallengeable fact of international life. They believe the U.S. can use its muscle to bring about regime changes and compel others to embrace American-style democracy and free markets. They believe America can impose its will on the world and stabilize endemically turbulent regions like the Persian Gulf and Central Asia.

» It is only a short step, however, from the celebration of imperial glory to the recessional of imperial power. The United States must be careful not to overreach and fall victim to the “hegemon's temptation” by overextending itself strategically. Today, it is imperative that we look beyond the immediate exigencies of the war on terrorism, and Iraq, and consider the broader geopolitical context of American grand strategy. U.S. policymakers are deceiving themselves if they ignore the likely boomerang consequences of U.S. hegemony. That is why now, more than ever, it is imperative to have a great debate about America's future grand strategy. »


La thèse de Wallerstein, ou le déclin déjà commencé il y a quelques années

On connaît les thèses de Immanuel Wallerstein et l'analyse présentée ici pourrait être vue comme la suite de celle du 14 juillet, consacrée à ce même Wallerstein. Celui-ci va publier prochainement un livre qui nous permettra d'avoir une idée plus précise de ses conceptions. Ce qu'on doit noter avec cette analyse que nous présentons, c'est combien la situation de Wallerstein a évolué : solitaire il y a trois-quatre mois (en mai-juin) lorsqu'il publiait déjà dans le sens du déclin, il est n'est plus du tout seul aujourd'hui. Cela est un signe général qui donne à penser.

Ci-dessous, nous reprenons un texte du journal canadien Globe & Mail du 5 octobre, qui présente Wallerstein et le climat et les milieux qui l'accompagnent et/ou vont dans le même sens que lui-même. Il faut noter que cet article, en présentant la thèse de Wallerstein, ne reprend pas un de ses aspects importants, en ne mentionnant que l'issue d'un déclin progressif et presque discret de la puissance américaine ; Wallerstein prévoit aussi l'alternative d'un déclin brutal, presque un effondrement, si la direction US ne sait pas contrôler la situation américaine. On admettra que cette possibilité est loin d'être à écarter.

(Cet article doit être lu avec la désormais classique mention à l'esprit, — “Disclaimer: In accordance with 17 U.S.C. 107, this material is distributed without profit or payment to those who have expressed a prior interest in receiving this information for non-profit research and educational purposes only.”)


Is the American empire already over?

By Doug Saunders, Globe and mail, Saturday, October 5, 2002

All we seem to do these days is argue about the United States. And the arguments are awfully sparse, aren't they? Either our neighbour is the most powerful nation on Earth, a menacing imperialist intruder that we must resist, or it's the most powerful nation on Earth, a beneficial force of democracy and peace that we must join and support.

Let me offer you a new way of thinking about America: Over.

Under this school of thought, the United States stopped being the world's dominant nation years ago, and has quietly collapsed into being Just Another Country. We haven't really noticed this, the theory goes, because most other countries still act as if the United States has its old military and financial power, an assumption that could be stripped of its invisible clothes in the event of a protracted Iraq war.

This is not a fringe theory. It comes from within the United States, from respected political scientists on the Ivy League campuses. Why does it get such little play? Both the left and the right have their entire houses built on the notion of a fixed and immutable American hegemony, pro- or anti-. Somewhere between these poles is this small community of thinkers, declaring that the end has already occurred.

''The United States has been fading as a global power since the 1970s, and the U.S. response to the terrorist attacks has merely accelerated this decline.'' So says Immanuel Wallerstein, the Yale University political scientist who is by far the most outspoken member of this camp. A gravelly old contrarian with little time for the orthodoxies of the left or the right, he may have gained his remove by teaching at McGill University in the 1970s.

In a forthcoming book, to be titled Decline of American Power, he describes his country as ''a lone superpower that lacks true power, a world leader nobody follows and few respect, and a nation drifting dangerously amidst a global chaos it cannot control.''

In his view, America gave up the ghost in 1974, when it admitted defeat in Vietnam and discovered that the conflict had more or less exhausted the gold reserves, crippling its ability to remain a major economic power. It has remained the focus of the world's attention partly for lack of any serious challenger to the greenback for the world's savings, and because it has kept attracting foreign investments at a rate of $1.2-billion (U.S.) per day.

But if it comes to a crunch, the United States can no longer prevail either economically or -- here is the most controversial statement -- militarily. In Mr. Wallerstein's calculus, of the three major wars the United States has fought since the Second World War, one was a defeat and two (Korea and the Gulf War) were draws.

Iraq, he told me recently, would be an end game. ''The policy of the U.S. government, which all administrations have been following since the seventies, has been to slow down the decline by pushing on all fronts. The hawks currently in power have to work very, very hard twisting arms very, very tightly to get the minimal legal justification for Iraq that they want now. This kind of thing, they used to get with a snap of the fingers.''

You don't have to agree with Mr. Wallerstein's hyperbolic view to be a member of the Over camp -- and many do disagree: When he first brought it up in the journal Foreign Policy this summer, half a dozen editorial writers in the United States attacked him. But more moderate thinkers have joined the club, including Charles Kupchan at Georgetown University, whose forthcoming book The End of the American Era makes a similar point in more subtle terms.

Joseph Nye at Harvard, a friend of Henry Kissinger's, argues in his new book The Paradox of American Power that ''world politics is changing in a way that means Americans cannot achieve all their international goals acting alone'' -- a tacit acknowledgment of Mr. Wallerstein's thesis.

This is how great powers end: Not by suddenly collapsing, but by quietly becoming Just Another Country. This happened to England around 1873, but it wasn't until 1945 that anyone there noticed.

Outsiders do notice. Spend some time talking to a currency trader or a foreign financier, and you'll glimpse the end of the almighty dollar: Right now, about 70 per cent of the world's savings are in greenbacks, while America contributes about 30 per cent of the world's production -- an imbalance that has been maintained for the past 30 years only because Japan collapsed and Europe took too long to get its house together.

A Japanese CEO told me this in blunt terms the other day: ''It was Clinton's sole great success that he kept the world economy in dollars for 10 years longer than anyone thought he would. But nobody's staying in dollars any more.''

There are other signs: The middling liberals, who in the 1960s would have sided with the left in opposing U.S. imperialism, are today begging for an empire. Michael Ignatieff, the liberal scholar, argued at length recently that the United States ought to become an imperial force -- on humanitarian grounds. Would this argument be necessary if the United States actually dominated the world?

I'm not sure whether to fully believe the refreshing arguments of Mr. Wallerstein and his friends, but they do have history on their side. In their times, Portugal, Holland, Spain, France and England all woke up to discover, far after the fact, that they were no longer the big global powers, but Just Another Country.

Like the bewildered Englishmen in Robert Altman's Gosford Park, they struggled to maintain their dignity while wondering just what those strange visitors from abroad were talking about.


Copyright © 2002 Bell Globemedia Interactive Inc. All Rights Reserved.