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49322 janvier 2011 — Depuis les diverses agitations enregistrées autour de la révélation publique de l’existence de l’avion de combat J-20, une évolution est perceptible dans les milieux du Complexe, et particulièrement au Pentagone avec les divers commentateurs qui accompagnent l’évolution du monstre Moby Dick. Il y a un passage de l’aspect technique entourant l’apparition du J-20, à la dimension stratégique, les deux logiques tendant désormais à évoluer d’une façon indépendante, selon leurs propres caractéristiques. L’aspect technique touche essentiellement le débat aux USA autour de la catastrophe du programme JSF. L’aspect stratégique, lui, est présenté comme beaucoup plus important.
Nous signalons quelques textes qui ont un rapport avec cette nouvelle logique (stratégique) qui touche le Pentagone.
• Ted Galen Carpenter, du CATO Institute, donne le 18 janvier 2011, une intéressante description de l’échec qu’a connu Robert Gates lors de sa visite en Chine, un peu avant la visite du président Hu à Washington. Or, selon la logique (stratégique) que nous allons développer, le véritable succès de la seconde (Hu aux USA) dépendait directement du succès de la première (Gates en Chine).
«January is turning out to be an eventful and potentially crucial month in the relationship between China and the United States. Secretary of Defense Robert Gates was in Beijing last week for discussions with Defense Ministry officials. Chinese President Hu Jintao arrives in Washington for a summit meeting with President Obama this week. These trips come on the heels of various spats over economic and military issues that have created a chill in the bilateral relationship.
»The process of repairing that relationship appears to be off to a rocky start. A key objective of Secretary Gates was to get China's military leadership to agree to a wide-ranging dialogue on strategic issues, including nuclear weapons, ballistic missile defenses, space weapons, and cyber warfare. His hosts rebuffed his initiative, agreeing only to a very limited dialogue on such second-tier issues as combating piracy and cooperating on international peacekeeping missions. Chinese officials indicated that Washington would need some policy changes — especially moderate its willingness to sell arms to Taiwan — before a dialogue on larger strategic issues could take place. The most the Defense Ministry would agree to do in the meantime was “study” Gates' broader proposal.
»The lack of a meaningful military dialogue frustrates a persistent U.S. goal — to get Beijing to be more transparent regarding both the level of its military spending and the extent of its geopolitical ambitions — especially in East Asia and the Western Pacific. Recent reports of China's possible breakthroughs in nuclear technology and stealth aircraft have intensified Washington's concerns…»
• On mentionnera l’article d’Andrew Cockburn, sur CounterPunch, le 17 janvier 2011. Cockburn fait un parallèle entre les alarmes US à l’égard des “percées” technologique soviétiques durant la Guerre froide, et la situation actuelle vis-à-vis de la Chine, pour arguer de l’absence totale de fondement de ces manœuvres d’intoxication. Cette idée, qui peut être d’ailleurs discutée, n’est pas ce qui intéresse notre propos, mais bien pour la conclusion à laquelle tout cela conduit : «Unfortunately, while some may applaud a Chinese initiative to spend the money that Wal-Mart sends them on a weapon of dubious utility, we too may end up paying a price, as the "threat" of China's J-20 is invoked to justify further increases in our own obscenely bloated defense budget.»
• …Effectivement, si l’on en croit l’impressionnant Daniel Goure (Lexington Institute, Early Warning, le 19 janvier 2011), il est temps de penser à maintenir, non, – à augmenter le budget de la défense : «Proposed investments in a new strategic bomber, sea-based unmanned aerial systems, space launch capabilities and advanced missile defenses are the first steps in a new program to make aggression unattractive to future Chinese leaders. Along with continued investments in nuclear attack submarines, aircraft carriers and multi-mission surface combatants, these new programs can send the necessary message to Beijing that the path to the future must be a peaceful one.»
En effet, selon Goure, on se trouve engagé sur une voie qui ne peut conduire qu’à un conflit, devant la détermination de la Chine de suivre une voie évidemment agressive, au contraire de toutes les pacifiques et amicales démonstrations des USA.
«The United States, indeed the entire world, has offered China a peaceful path towards a place as a great power. However, if a combination of overweening nationalism, hubris and egoism, China continues on a path of posing a direct and growing threat to U.S. vital national interests, this country must be willing to take the necessary actions to counter the Chinese military threat.
»If Beijing continues on its current path of seeking to pose a military challenge to the United States then Washington will have no recourse but to reconsider its economic ties with that country. Chinese efforts to use access to its markets as leverage in its commercial relations with Western companies are becoming extremely onerous. As the largest holder of our public debt, China’s military buildup is being paid for by U.S. interest payments. This cannot continue in the face of a more confrontational posture by Beijing. The risk is of a self-reinforcing cycle in which Chinese military aggressiveness provokes an economic backlash by the United States that produces, in turn, domestic political upheavals in China that are met by a decision by that country’s government to act in an even more belligerent manner. A similar situation between Imperial Japan and the United States ended with the attack on Pearl Harbor.»
@PAYANT Il est remarquable pour notre propos que tous ces articles ont été publiés avant les rencontres Hu-BHO et les enseignements qu’on en a tirés. Quels enseignement ? Que les Chinois n’ont rien cédé là où les Américains voulaient absolument les voir céder : sur la monnaie, sur les règles de restriction commerciales, etc. Certes, Hu a concédé que les droits de l’homme sont toujours une matière qu’il faut songer à améliorer, notamment en Chine. Ce n’est pas suffisant pour qu’Obama puisse parler d’un “succès”, ni qu’il puisse se targuer d’avoir fait plier les Chinois. Rien du tout à cet égard.
Du coup, la tactique cérémoniale employée avec Hu se retourne contre lui. Obama avait mis les petits plats dans les grands, il avait reçu Hu comme on reçoit un égal, un peu comme les présidents US recevaient les Premier Secrétaires du PC de l’URSS, quand la chose arrivait, avant 1989, avec même une espèce de modestie révélatrice en plus. Cette fine tactique n’ayant rien donné, elle se retourne bien entendu contre Obama.
Le principal résultat, du côté des extrémistes US, ceux qui font la pluie et le beau temps de la pensée conforme, c’est alors de dénoncer vivement le président des USA, comme un capitulard, une “mauviette”, etc. (Voir, dans le Guardian du 21 janvier 2011, les points de vue de trois commentateurs fameux de la droite extrémiste, ces points de vue résumés par la phrase de présentation : «Limbaugh, Ingraham and Savage unite in their disgust at President Obama's conduct of diplomacy with Hu Jintao».) Au reste, la conduite générale de l’establishment washingtonien n’a certainement pas été très loin de ces considérations. Le refus de trois dirigeants du Congrès (le Speaker de la Chambre, les chefs des groupes républicain et démocrate du Sénat) d’assister à l’un des dîners officiels donnés par Obama en l’honneur de Hu en est un signe convaincant.
Il y a une colère considérable qui monte à Washington, simplement parce que les Chinois refusent de répondre aux consignes US de réévaluation de yuan qui permettraient de contribuer à une tentative de redressement de l’économie US. Les Chinois font, à leur manière, grâce à leur position de force actuelle, ce que les USA font depuis un demi-siècle avec le dollar, mais cela ne nuance en rien les critiques des économistes les plus vertueux, – y compris Paul Krugman, le vertueux libéral, qui est depuis près d’un an l’une des têtes de la croisade anti-chinoise. Quoi qu’il en soit, la réponse chinoise est en général un bras d’honneur extrêmement poli mais ferme, assorti de quelques mots sur les droits de l’homme. (Ainsi Rush Limbaugh traduit-il assez justement les différentes réactions de Hu pendant sa visite : «He told us to go to hell. He told the media to go to hell. He told Obama to go to hell. “We have a different version of human rights than you do. What are you gonna do about it? You got your own problems.”»)
Tout cela affaiblit considérablement le parti économiste US, qui pensait que telle ou telle pression économique, telle ou telle offre de collaboration à deux (G2 ou équivalent), suffiraient à convaincre la Chine de céder. La colère anti-chinoise n’en est pas pour autant désarmée, elle en est même exacerbée. C’est là qu’entre en scène le “parti stratégique”, c’est-à-dire l’apparatus de sécurité nationale, considérablement alarmé par les efforts chinois en matière militaire, qui sont comme d’habitude dans ce cas aux USA traduits en menace apocalyptique et en visées conquérantes anti-US. On ne s’arrêtera pas ici à la grossièreté des déformations anti-chinoises, que ce soit dans le domaine économique ou dans le domaine militaire comme dans tous les autres domaines, qui font partie de l’habituel champ de l’inculpabilité de la psychologie US, que nous avons déjà largement exploré. Seule nous intéresse la logique interne à cette psychologie et au Système qui la conditionne.
Nous dirions, par conséquent, que l’offensive “stratégique” des militaristes vient à son heure pour offrir une porte de sortie au blocage économique. En un mot, cela revient à dire : “ce que nous ne pouvons obtenir par la pression économique, obtenons-le par la pression militaire”. Cela est enrobé de diverses considérations sur la “menace chinoise”, sur l’“expansionnisme chinois” et ainsi de suite. Le texte de Goure est parfait à cet égard et représente fort bien cette position.
Les tenants des pressions militaires et de l’antagonisme anti-chinois sont de plus en plus soutenus par le Pentagone, ce qui n’était pas nécessairement le cas jusqu’ici. La raison en est que le Pentagone juge qu’il s’agit là d’un argument qui peut s’avérer formidable contre la tendance très forte, apparue au Congrès, de réduction des dépenses militaires. Jusqu’ici, le Pentagone, qui recevait autant d’argent qu’il voulait, ne tenait nullement à se mettre la Chine à dos. Aujourd’hui, les cartes sont en train d’être redistribuées. Le Pentagone a peur de réductions qui lui seraient imposées par un Congrès incontrôlable. L’argument de la Chine risquant de devenir une puissance militaire menaçant les USA devient extrêmement séduisant. Pour cette raison, le renversement de la position de communication des USA, faisant de la Chine un “ennemi stratégique” justifiant les demandes budgétaires du Pentagone, est tout à fait plausible. Le Pentagone est d’autant plus preneur que l’argument économique anti-chinois amènerait une partie de l’establishment économique à soutenir ses revendications. Ainsi va la logique du Système…
Pour autant, la situation, n’est pas si simple. S’il s’agissait, pour le Pentagone et les interventionnistes, simplement de renforcer la pression pour les dépenses de défense, la tâche serait difficile dans la situation actuelle (énorme déficit, pression pour réduire les dépenses fédérales) mais elle ne serait pas complexe, voire contradictoire en un sens… Et c’est bien ce “sens” qu’il nous faut évoquer, qui rend très délicat, encore plus délicat le tournant anti-chinois de l’américanisme de l’économie vers la stratégie.
Depuis l’arrivée de Rumsfeld (début 2001) puis 9/11 et l’attaque de l’Irak, avec une accélération substantielle avec l’arrivée de Gates (novembre 2006), la stratégie du Pentagone a évolué d’une façon extrêmement marquante. Les décisions, notamment au niveau des équipements et de l’organisation, ont mis du temps à suivre, mais finalement le mouvement a été lancé avec l’abandon du programme F-22 à 187 exemplaires en 2009. Cette évolution stratégique, c’est une orientation vers les situations asymétriques, de contreguérilla et de contre-terrorisme, et la réduction au minimum acceptable de l’équipement pour les grandes guerres conventionnelles (le nucléaire étant bien sûr considéré à part). C’est dans ce contexte, alors que les dépenses du Pentagone et de l’appareil de sécurité nationale dépassent largement les $1.000 milliards par an, qu’une poussée considérable a lieu aujourd’hui pour la réduction de ces dépenses. Si l’argument de la “menace chinoise” vient effectivement comme un éventuel frein pour contrer ces pressions à la réduction budgétaire, par contre il déséquilibre à nouveau toute la stratégie puisqu’il réactualise la menace d’une grande guerre conventionnelle. On n’a pas de signe plus clair à cet égard que la poussée effectuée aujourd’hui par les bellicistes anti-chinois, comme Goure justement, qui insistent pour relancer le F-22, symbole de la stratégie et de l’équipement qu’avait abandonnés le Pentagone.
Ainsi se trouve-t-on confronté, du point de vue du Pentagone, à une tâche difficile (freiner, voire bloquer sinon renverser la tendance aux réductions budgétaires), mais également compliquée sinon contradictoire (mener deux doctrines stratégiques à la fois, ou réduire la nouvelle doctrine au bénéfice du retour à l’ancienne doctrine de la Guerre froide). Qui plus est, cette “tâche compliquée sinon contradictoire” risque de déchirer les tendances au sein des forces armées. La nouvelle doctrine Rumsfeld-Gates est aussi la doctrine de la guerre contre la terreur, qui est une chose sacro sainte, qui a vu le développement d’une véritable branche caricaturale d’une sorte d’“ordre initiatique” antimusulman, avec les forces spéciales et le JSOC (selon Seymour Hersh). Tout cela, alors que certains chefs militaires, comme l’amiral Mullen, admettent tout de même que la réduction du déficit est une tâche prioritaire relevant de la sécurité nationale, – qui devrait même supplanter la “menace militaire chinoise” alors que s’exerce par ailleurs, dans ce domaine justement, la “menace économique chinoise” avec les interventions de la Chine pour soutenir le budget américaniste… Cette abondance de “alors que” montre l’interconnexion de tous les problèmes, les influences contraires qu’ils exercent les uns sur les autres, empêchant de présenter une situation nette qui justifierait un véritable esprit de mobilisation.
A nouveau, on en revient à la sempiternelle explication du désordre, qui caractérise le Système et son cœur bouillonnant qu’est le Pentagone. Ce désordre, ici marqué par tant de contradictions dont les termes sont si radicaux qu’aucune ne peut être vraiment tranchée, accentue la tendance autodestructrice de l’ensemble… L’affaire chinoise apparaît alors, sans surprise excessive, comme une autre face de la crise générale du Système, de son impossibilité à établir une ligne unificatrice qui permettrait une mobilisation des moyens, de son impossibilité à envisager une “mobilisation des moyens” puisque ces moyens n’existent plus ou se trouvent dans les mains (dans les banques) de ceux (les Chinois) contre lesquels ont veut lancer la mobilisation. L’affaire chinoise apparaît comme la marque de la dérive d’un Système que plus personne ne contrôle, et en contradiction directe avec la politique qu’Obama avait tentée de lancer avec la Russie (une politique d’apaisement permettant une réduction des tensions).
…Il est vrai que les USA ne peuvent faire avec la Chine ce qu’ils ont fait à demi avec la Russie pour une seule raison, qui est fondamentale pour leur psychologie : leur certitude que tout ce qui arrive à la Chine en fait d’acquisition de puissance marque une réduction à mesure de la puissance US, tant la Chine est, dans cette même psychologie de l’américanisme, la référence “en miroir” tragique de l’effondrement américaniste. Pour cette raison, la “crise chinoise des USA” (plutôt que la crise entre les USA et la Chine) est appelée à durer, à s’amplifier, à s’exaspérer, comme ce miroir tragique que les USA se tendent à eux-mêmes pour contempler leur propre effondrement.