D’une crise (systémique) l’autre

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D’une crise (systémique) l’autre


3 juin 2008 — Nous avons bien du mal à suivre, – en fait, nous ne suivons plus... L’Irak, GW, le pétrole, le dollar, le climat, les subprimes… En un sens, nous sommes épuisés (intellectuellement ou conceptuellement?) par l’amoncellement des “crises systémiques” qui pèse sur nos psychologies. Dans un autre sens, à peine divergent du précédent, notre inattention et notre essoufflement ne sont pas vraiment étonnants puisqu’il s’agit, pour le cas qui nous occupe aujourd’hui, de ce que les experts nomment “la crise silencieuse”, donc crise discrète, furtive (“stealthy”), qui ne veut pas déranger:

«Alors que le changement climatique occupe le haut de l'agenda international, l'enjeu que constitue la préservation de la diversité biologique reste largement ignoré.»

Nous citons abondamment Le Monde, en approximativement pur français, – ce qui plaira à nombre de nos lecteurs. La remarque ci-dessus est extraite du compte-rendu, publié le 3 juin, à propos de la conférence des Nations Unies sur la biodiversité à Bonn, qui s’est terminée le 30 mai, bardée de spécialistes et experts (5.000) et rassemblant une foultitude de pays (191).

Dans l’édito du même 3 juin du journal, nous extrayons ce paragraphe qui entend fixer l’étendue du domaine de cette crise et les observations de bonne morale et de réalisme politique auxquelles cela conduit. Ce texte entend ne rien dissimuler de la chose, et c’est effectivement le cas:

«Dans les sociétés industrialisées, les liens avec une nature que l'on croyait avoir domestiquée se sont distendus. Même si ce n'est pas facile à admettre, l'effondrement de notre “capital naturel” pourrait saper demain les fondements de nos économies. La crise alimentaire mondiale et les tensions sur les matières premières sont un avant-goût de ce qu'il faut redouter si rien n'est fait pour mieux gérer les ressources planétaires.»

Dans le compte-rendu paru dans le même journal, déjà cité plus haut, on lit également, pour documenter et renforcer le sens de l’urgence éveillé par l’édito, – ceci notamment:

«Signe que l'heure est grave, un économiste indien, Pavan Sukhdev, a été chargé de faire sur la biodiversité un travail d'évaluation comparable à celui réalisé par le Britannique Nicholas Stern sur le changement climatique en 2006, dont les conclusions avaient conduit les gouvernements à prendre le sujet davantage au sérieux. M. Sukhdev, qui, lorsqu'il ne dirige par le département des marchés de la Deutsche Bank en Inde, milite dans une des grandes associations de conservation du pays, a révélé à Bonn les premiers résultats de son étude : l'appauvrissement biologique coûterait 2 000 milliards [d’euros] par an, soit 6 % du produit national brut mondial. L'urbanisation, la standardisation des pratiques agricoles, la pollution, la prolifération d'espèces envahissantes introduites par les échanges commerciaux, le changement climatique enfin, sont les principales causes du phénomène.»

Le rapport Stern de 2006 prévoit que les dégâts de la crise climatique, s’ils ne sont pas contenus par une action décidée notamment contre les émissions de CO2, coûteraient 20% du PNB mondial par an, la plus Grande de toutes les Grandes Dépressions qu’on puisse imaginer, avec son cortège de désordres, de guerres sauvages de survivance. Il faudrait donc y ajouter ces 6% annoncés par monsieur Pavan Sukhdev, qui travaille multiculturellement à la Deutsche Bank (en Inde) et milite à ses précieux temps perdus dans une association de conservation de la nature, ou bien ces 6% sont-ils inclus dans les 20% du rapport Stern? On verra. Le débat est intéressant et important pour la prévision statistique de notre avenir. Dans tous les cas et dans celui où nous tentons d’embrasse la “big picture” qui implique de connecter toutes ses crises pour observer leurs effets communs, la perspective n’est pas vraiment terrible pour “nos économies”, sans parler de leurs précieux “fondements”.

Les articles du journal français rapportent les divers aspects de cette crise discrète, qui est une autre crise systémique, une de plus. Bien entendu, comme on l’a vu, les causes et les attendus de cette crise ont leurs racines dans les diverses activités de notre système; bien entendu, les perspectives sont catastrophiques; bien entendu, la logique, l’honnêteté et la rigueur morale impliqueraient que l’on mît en cause notre système de fond en comble. Bien entendu, ils n’en feront rien.

A chaque jour suffit sa crise (systémique)

… Rien de bien nouveau, rien de bien original. Nous ne cessons plus de rebondir d’une “crise systémique” à l’autre. Certaines phrases prennent de drôles d’allure, alors qu’on parle, – bof…, – de l’extinction de nombreuses espèces animales et végétales dans une perspective catastrophique, – dans tous les cas, le rythme est là («…les espèces animales et végétales disparaissent à une cadence beaucoup plus rapide que ne le voudrait le rythme naturel»). L’occasion est belle de se quereller sur la procédure, sur l’efficacité des “services de communication” respectifs. Cela pourrait devenir l’objet du débat et nous en éviterait un autre. On découvrirait que certains sont presque choqués, après tout, des inégalités de “médiatisation” dont sont victimes telle et telle crise. Chacun réclame l’attention qui importe pour “sa” crise systémique et tous n’ont pas le même traitement. («Alors que le changement climatique occupe le haut de l'agenda international, l'enjeu que constitue la préservation de la diversité biologique reste largement ignoré».)

Drôle d’époque. Les annonces eschatologiques s’amoncellent sans provoquer de réactions particulières, on veut dire à mesure de la chose; rien, sinon une certaine gêne ou bien une certaine incertitude qui sait, – alors qu’on ne dissimule en rien l’ampleur catastrophique de la chose eschatologique. L’édito du Monde ne cache pas vraiment les éléments qui pourraient suggérer qu’il y a anguille monstrueuse sous roche, c’est-à-dire qu’il existe un lien général entre toutes ces nouvelles catastrophes, un fameux dossier pour mettre en cause notre système, pour ébranler, mettre en cause dans un procès au verdict rendu d’avance «les fondements de nos économies»… Comment éviter de penser la chose dans toute son ampleur épouvantable, dans ce qu’elle signifie de rapidité et de profondeur de notre décadence catastrophique?

La dialectique rationnelle fait pour l’instant l’affaire, triste affaire au demeurant. Deux phrases comme celles-ci, par exemple, où nous nous permettons de souligner (en gras) les mots qui marquent à la fois l’hésitation et l’incertitude, et le doute, tout de même, qu’il doit se passer quelque chose, mais sans céder au catastrophisme. «Dans les sociétés industrialisées, les liens avec une nature que l’on croyait avoir domestiquée se sont distendus. Même si ce n’est pas facile à admettre, l'effondrement de notre “capital naturel” pourrait saper demain les fondements de nos économies.»

Effectivement, parlons d’“une certaine gêne ou bien une certaine incertitude, qui sait…” . Cette situation du sentiment que nous ressentons sous la plume de journalistes sans doute bien intentionnés, bardés des vertus inévitables de notre temps, anti-racistes et favorables à l’intégration, démocrates, attentifs aux droits de l’homme, pro-américains avec discrétion, tendance-Obama et tout le reste; gêne et incertitude, c’est-à-dire, lorsqu’on vous décrit une catastrophe absolument déchirante pour notre culture, notre conscience, notre psychologie, autant que pour la planète que nous massacrons comme des automates hallucinés, se réduire soi-même au commentaire de quelques mots allusifs comme “on croyait”, “même si ce n’est pas facile” (le “même” vaut son pesant de cacahuètes, n’est-il pas?).

Nous nous trouvons dans une situation intéressante pour le sacerdoce de commentateur, de journaliste et ainsi de suite, tout cela marié serré avec le conformisme du système. (Comment faire autrement qu’un “mariage serré” face à une telle exigence terroriste du conformisme?) Ils se trouvent dans la situation de devoir décrire un processus de plus en plus rapide, de plus en plus pressant, de plus en plus contraignant, – de plus en plus gênant c’est le mot; mais surtout sans aller à la conclusion évidente; l’effleurer, l’évoquer, un peu en chroniqueur presque mondain, comme une chose très lointaine (“même si ce n’est pas facile”), mais surtout sans être précis.

Notre monde de nos élites sacerdotales est habité d’une trouille extraordinaire de devoir, à un moment ou l’autre, dans un “dérapage” du langage qui desserrerait un instant sa propre surveillance de sa pensée, mettre en cause par inadvertance le conformisme du système, c’est-à-dire le système lui-même. Notre monde est au cœur d’une civilisation dont l’effet avéré, mécanique et inéluctable, est la destruction de la beauté du monde, le saccage de la mesure, des équilibres, des architectures sublimes. Aucune surprise: la laideur entropique et nihiliste comme dessein automatique du système, aucun doute là-dessus. Les contractuels des services de police de la pensée que sont les commentateurs officiels sont parfois effleurés par la vérité (“même si ce n’est pas facile”) et ils éprouvent alors une certaine gêne intérieure. Il faut les comprendre et prendre un peu de leur fardeau. C’est une question d’humanité, une question de survie.