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7568 novembre 2010 — Les choses, ou plutôt les psychologies, vont assez vite à Washington, ou à partir de Washington, après les élections du 2 novembre. On s’attachera, pour développer notre commentaire, à des déclarations de sénateurs US à une conférence sur la sécurité à Ottawa organisée par le gouvernement local et attentif aux conseils de son voisin du Sud, et le German Marshal Funds ; notamment des déclarations du sénateur républicain Lindsay Graham. Elles ont des implications peu ordinaires et traduisent le climat qui prévaut aujourd’hui aux USA.
• Des dépêches d’agence (AP, AFP) sur ces déclarations sont bien résumées par un court texte d’Huffington.Post du 7 novembre 2010. Le texte présente l’intervention de Graham comme une exhortation à une attaque totale de l’Iran d’une part, comme la possibilité pour Obama d’être réélu en 2012 d’autre part.
«A leading U.S. senator on defense issues says any military strike on Iran to stop its nuclear program must also strive to take out Iran's military capability.
»Sen. Lindsey Graham, a South Carolina Republican who sits on the Armed Services Committee and the Homeland Security Committee, said Saturday the U.S. should consider sinking the Iranian navy, destroying its air force and delivering a decisive blow to the Revolutionary Guard. He says they should neuter the regime, destroy its ability to fight back and hope Iranians will take a chance to take back their government. […]
»Graham told the audience that newly elected conservatives would back “bold” action against Iran, reports Agence France Presse: “If President Barack Obama ‘decides to be tough with Iran beyond sanctions, I think he is going to feel a lot of Republican support for the idea that we cannot let Iran develop a nuclear weapon,’ he told the Halifax International Security Forum.’»
• Les dépêches rapportent l’effet des paroles de Graham («His remarks stunned many in the audience at the Halifax International Security forum»). L’on mesure en effet l’extrémisme de cette intervention au fait qu’une autre intervention à cette conférence, celle du ministre israélien de la défense Ehud Barak, a paru en fin de compte plus modérée ; après tout, Barak n’a pas proposé d’attaquer directement l’Iran et de tout détruire des forces de sécurité de ce pays… «Israeli Defense Minister Ehud Barak said negotiations were still at “the stage of diplomacy and sanctions.” “It's not clear if this will work at the end,” he cautioned. “Iran is a major threat to any conceivable world order.”»
• Le sénateur McCain, également républicain et également brillant «leading U.S. senator on defense issues», parlait à la même conférence. Ses déclarations ne contredisent certainement pas celles de Graham, quant au rôle que devrait jouer Obama (le 7 novembre 2010, sur le site de la conférence) : «…McCain said the president should advocate for democracy in Iran; that office is “entirely suited to give that message,” he said.»
• Pour une fois d’une façon intéressante, et peut-être plus intéressante que les autres comptes-rendus, – mais par inadvertance, certes, – le Washington Post du 6 novembre 2010 présente l’intervention de Graham sous un jour différent. Le Post met, lui, l’accent sur la division des républicains sur la politique extérieure interventionniste, telle qu’elle est présentée par Graham lui-même…
«President Obama stands a good chance of being reelected in 2012 if he makes progress in Afghanistan, he adopts a tougher line against Iran, the economy improves and there are no major terrorist attacks in the United States, a senior Republican said Saturday.
»Although [Sen. Lindsey O. Graham (S.C.)] predicted Republican support for more aggressive U.S. involvement in the world, he acknowledged that some new members of Congress, particularly those elected under the tea party banner, are likely to have different foreign policy views.
»“The Republican Party is going to have two wings,” he said at a high-level security conference in Halifax, Nova Scotia, sponsored by the German Marshall Fund and the Canadian government. “The isolationist wing, and the wing led by [Sen. John] McCain [Ariz.], Graham and [Sen. Jeff] Sessions [Ala.] that says you'd better stay involved in the world because if you do disengage, you'll regret it.” “If you ask Rand Paul about NATO and ask Rob Portman, you'll get two different answers,” Graham said. Paul, just elected GOP senator from Kentucky, is a tea party favorite. Portman, a former House member and George W. Bush administration international trade representative, has a record of foreign involvement…»
@PAYANT D’abord, on notera combien certains fondements de cette approche ne sont pas d’une génération spontanée. On trouve cette idée d’un Obama sauvant sa présidence pour 2012 avec une attaque contre l’Iran chez George Friedman et d’autres, dont David Broder. (Ces propositions, notamment sous la plume de Broder, ont violemment été critiquées dès qu’elles ont été publiées, notamment sur Foreign Policy, aussi bien par Marc Lynch que par Stephen M. Walt.) La fortune de la formule “attaquer l’Iran pour sauver la présidence Obama” mesure le degré remarquable d’irrationalité, de bassesse et de brutalité de la pensée désormais courante de l’establishment washingtonien, sous l’influence des groupes habituels, neocons en tête, relayant la puissance aveugle du système tout entier, ce système du “déchaînement de la matière” qui se traduit par la puissance du technologisme avec le système de la communication en flanc garde. Tout cela pour bien situer le niveau atteint par la représentation démocratique et parlementaire dont Graham est un spécimen exemplaire.
Mais il y a bien des choses au-delà, dans cette intervention de Graham, – dont, il faut bien le noter au risque de se répéter, l’effet a été particulièrement détonant («His remarks stunned many in the audience at the Halifax International Security forum» ; il s’agissait pourtant d’une conférence co-organisée par les autorités canadiennes et le German Marshall Fund, ce qui implique une audience particulièrement conformiste et le doigt sur la couture du pantalon, très coutumière et avec délice des imprécations anti-iraniennes). L’intervention de Graham montre que l’establishment washingtonien (républicain en l’occurrence), dans tous les cas une partie non négligeable de cet establishment, n’a absolument pas l’intention de manœuvrer pour “récupérer” Tea Party, mais qu’il se place au contraire dans une position d’affrontement frontal, et, qui plus est, dans une matière où Tea Party s’est montré pour le moins incertain et flottant. Citer l’exemple que cite Graham («If you ask Rand Paul about NATO and ask Rob Portman, you'll get two different answers»), impliquant Rand Paul dans le camp des “isolationnistes” tea-partiers, alors que Rand Paul est l’un des élus-vedettes de Tea Party et qu’il a montré, lui-même justement, des positions incertaines et beaucoup moins fermement anti-interventionnistes que son père, c’est pousser Rand Paul, par réaction, vers des positions extrémistes et effectivement “isolationnistes” ; c’est, sans aucun doute, ne pas rechercher l’arrangement avec Tea Party.
D’autre part, la quasi “proposition” faite à Obama est notablement indécente, voire très provocatrice sinon surréaliste. Selon les événements à venir, on peut aussi bien la prendre comme une proposition implicite de l’establishment républicain d’un soutien à Obama, éventuellement et au moins jusqu’en 2012, si Obama lance une politique extérieure agressive (ou encore plus agressive que celle qu’il a), – et notamment une chouette attaque contre l’Iran, – tout cela pour étouffer dans l’œuf des tentatives “subversives” (c’est-à-dire “isolationnistes”) de la fraction Tea Party. On observera aussitôt que cette démarche consiste également à aller au devant de cette “subversion” contre la politique extérieure US, qui n’est par ailleurs nullement affirmée de la part de Tea Party ; c’est par conséquent prendre, de cette façon également, le risque de la susciter, cette “subversions”, de radicaliser Tea Party qui est resté jusqu’ici hésitant dans ce domaine et qui pourrait être poussé à affirmer cette “subversion”.
Certes, Graham ne représente pas tout l’establishment républicain mais il en est un membre éminent, et s’il s’embarque dans cette sorte de déclarations, on peut admettre qu’il n’est évidemment pas seul. Certes, en marge des déclarations de Graham, le sénateur républicain Sessions a exprimé une opinion tendant indirectement à en réduire l’effet, en minorant le partage du parti républicain en deux ailes opposées si affirmées («Sessions, asked later about Graham's description of a Republican caucus with “two wings,” said the GOP would doubtless “have a few” with isolationist views, and some who will take more aggressive national security policies. “The truth is probably somewhere in between.”») Mais on sait qu’à Washington, aujourd’hui, si vous avez une opinion modérée contre une opinion radicale, notamment à l’intérieur de l’establishment et en matière de politique extérieure, c’est l’opinion radicale qui l’emportera rapidement… Comme on le voit plus haut, le sénateur McCain, présent à Ottawa, n’a certainement pas contredit Graham.
Graham n’a rien dit d’absolument affirmé, et que l’on doive tenir pour acquis. Mais son intervention est révélatrice pour ce qu’elle nous dit de l’état d’esprit washingtonien, notamment vis-à-vis de l’arrivée de Tea Party, et elle nous donne des éléments pour envisager les prolongements à attendre, et très vite ces prolongements… Quant à nous, bons Européens et excellents chroniqueurs de salons parisiens qui nous disons scandalisés par tel Tea-partier qui part en guerre contre l’immigration clandestine, tel autre qui est “créationniste”, tel autre qui dénonce bruyamment la pratique de la masturbation, – toutes grandes questions d’éthiques qui bouleversent et menacent la civilisation, – inutile de nous attarder à gaspiller notre indignation pour un membre bon chic bon genre du Sénat des Etats-Unis. Après tout, le sénateur Graham ne fait que suggérer de détruire un pays comme Caton l’Ancien proposait de faire de Carthage (au moins, lui, pour des raisons compréhensibles si pas nécessairement vertueuses), pour pouvoir poursuivre une politique belliciste de destruction et de mort (celle des USA) et empêcher des gens qui pourraient éventuellement parler un peu au nom de leur peuple de s’exprimer (considérant Tea Party comme un tel cas).
Ce premier commentaire mérite largement un second commentaire, sorte de “commentaire du commentaire”, élargi à une considération générale… Et sa proposition de départ sera bien celle-ci : l’establishment washingtonien est en train de devenir fou… Il est en train de le devenir à la mesure de ses qualités basses et grossières, selon des idées d’hercule de foire, des conceptions de poivrot sorti du caniveau et une mentalité qui fait de la corruption psychologique un des beaux-arts de la postmodernité. A ce point, et pour faire dans le bon mot à l’originalité approximative, nous serions tentés plutôt de parler de dirigeants politiques de la “post-postmodernité”, – c’est-à-dire, de l’homme d’après “le dernier homme” de Frédéric Nietzsche. Ces esprits ne sont même plus au niveau de la matière (le système du “déchaînement de la matière”) dont ils sont les créatures, et ils n’ont même plus la tenue des cow boys tueurs d’Indiens de la ruée vers l’Ouest.
La folie ou tout comme est donc là. On nous sortira Israël, AIPAC, les neocons et tout le diable et son train, mais ils n’ont vraiment plus besoin de cela (sauf l’argent d’AIPAC, soyons juste). Notre sentiment est que la politique washingtonienne a dépassé ces divers sacs d’embrouille pour atteindre l’hystérie existentielle. Le coupable, qui n’en peut mais, c’est bien Tea Party, mais Tea Party en tant que représentation symbolique de l’expression populaire (quoiqu’il soit de la réalité de Tea Party à cet égard, ce n’est pas ce qui nous intéresse). Il semble bien que, chez certains membres de l’establishment, soit en train de se développer le concept qui va les frapper de folie : que le peuple puisse s’exprimer. Dieu sait qu’il n’est pas marqué du plus grand brio qu’on puisse imaginer, le peuple, et particulièrement ce peuple-là, mais ses “représentants démocratiques” le lui disputent largement en fait de médiocrité de l’âme et de bassesse de l’esprit. La panique est à mesure, et bientôt la folie d’une psychologie complètement épuisée.
C’est en effet le plus frappant dans les déclarations de Graham et dans ce qu’elles sous-entendent d’extrémisme dans la recherche d’un “arrangement” pour empêcher l’incursion de Tea Party de se développer. Il y a un état de panique clairement discernable sur la potentialité supposée de l’événement. (On pourrait dire la même chose des déclarations de John McCain, affirmant qu’un “troisième parti” pourrait naître d’ici 2012, exprimant le sentiment des Américains, – «[i]f the current parties are unable to address the concerns of fed-up Americans…»).
Donc, le plus important n’est pas dans ce projet considérable d’attaque contre l’Iran, et d’“attaque totale” qui n’est vraiment plus très loin d’une attaque nucléaire. Il est dans la cause essentielle de ce projet, notamment clairement révélée par la proposition implicite faite à Obama d’un soutien de l’establishment républicain dans le cas d’une telle politique (engagement qui pourrait être ensuite résilié, bien entendu). La chose est à consommation strictement intérieure, elle est faite pour sauver l’establishment des griffes de Tea Party, qui prend parfois les allures du diable en personne (en même temps qu’on nous affirme, sous d’autres plumes aussi avisées, que Tea Party n’est pas grand’chose, sinon une création des médias, – du système de la communication, – et du Big Business dissimulée derrière faux-nez et faux masques).
D’où l’on comprendra aisément que nous disions, une fois de plus, que peu nous importe ce qu’est Tea Party. Ce qui nous importe, c’est leur panique, ce sont leurs projets fous pour écarter une menace qui n’existe sans doute pas telle qu’ils la représentent ; ce qui nous importe effectivement c’est l’affaiblissement considérable de leurs psychologies, – des psychologies des dirigeants politiques, encore plus touchées par les pressions du système de la communication que le bon peuple que ce système est censé conserver dans le droit chemin. (Encore ne dit-on rien d’Obama, qui va être soumis désormais à des pressions type-Graham, et qui est peut-être dans l’état psychologique qu’on a déjà décrit. Tea Party, c’est aussi l’affaire du Hamlet indécis de la Maison-Blanche.)
Tea Party est plus que jamais un événement psychologique à côté de ce qu’est en réalité Tea Party, – et qui est, comme on le sait, extrêmement nébuleux et insaisissable. En tant qu’événement psychologique, c’est-à-dire dans la représentation que s’en font les autres, particulièrement les dirigeants de l’establishment, l’événement est formidable, bouleversant, considérable, peut-être fondamental, dans tous les cas bien assez, tout cela, pour mesurer l’état des lieux psychologiques de la direction de la civilisation occidentaliste-américaniste.
Cela nous éloigne-t-il de l’attaque contre l’Iran, ou des projets dans ce sens ? On sait que certains tiennent cette possibilité comme un des scénarios d’effondrement du système de l’américanisme (notamment Thomas Naylor, le néo-sécessionniste du Vermont : «There are three or four possible scenarios that will bring down the empire. One possibility is a war with Iran.») La question ne devrait pas être posée en ces termes… Elle devrait plutôt être posée de cette façon : une attaque contre l’Iran est-elle effectivement nécessaire pour parvenir à un état de la psychologie tel que cet état permettrait et conduirait à des événements internes, éventuellement à Washington même, éventuellement à l’intérieur du système lui-même, suscitant une implosion du système ? Peut-être l'idée même de l'attaque, l'obsession de la chose dans ces circonstances, avec l'exacerbation à cause de Tea pary, suffiront-elles sans que l'attaque ait effectivement lieu.
On ne peut nier que Tea Party a son utilité…
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