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11 mai 2006 — On trouve par ailleurs, dans notre rubrique “Nos choix commentés”, une présentation d’un texte de Defense News du 8 mai 2006, avec le titre « JSF Price Hike Will Not Affect Exports, Analysts Say ». (Le titre nous dit ceci en good french : le JSF a augmenté mais il n’a pas augmenté.) La caractéristique principale de ce titre et du texte qui suit est de nous montrer l’état d’incohérence et d’incohésion où se trouvent aujourd’hui les présentateurs et maquilleurs du programme JSF.
Notre analyse part d’un constat implicite que nous faisons : il paraît assez évident que l’annonce par l’USAF que le prix unitaire du JSF/F-35 atteint désormais $82 millions a pris tout le monde de court dans le casting chargé d’entretenir l’apparence séduisante et sémillante du programme. Mais le coup (le coût) est rude. Il y a déjà eu nombre d’évocations de prix plus “réalistes” du JSF (ici et là sur ce site) que l’évocation de base. Mais lorsqu’une voix aussi autorisée que celle de l’USAF annonce un passage d’un prix entre $35-$40 millions, ou bien $45-$60 millions (qu’importe?) à $82 millions, on est pris de court.
Ils sont pris de court.
Florilège des réactions et des explications incontestablement embarrassées. Defense News, qui a obtenu le document de l’USAF sur le nouveau prix mais se heurte à un mur de silence lorsque des commentaires sont demandés, tente d’arranger l’étrange ballet.
• On nous annonce dans les deux premières lignes que le coût du JSF passe donc à $82 millions, mais que cela n’a aucune importance pour l’exportation : « But analysts say the export version of the aircraft eventually will carry a price tag of between $45 million and $60 million. » Pourquoi ? Comment ? Par quelle habile manipulation ? Aucune explication ne nous est donnée.
• … Si, une, tout de même, pour qui sait lire : « But analysts say the export version of the aircraft eventually will carry a price tag of between $45 million and $60 million — low enough to preserve hope that the plane can be a worldwide bestseller. » En d’autres termes, le prix de $45-$60 millions est maintenu par les analystes, simplement pour ne pas contrarier les espoirs de vente à l’exportation. On dit que $45-$60 millions est toujours d’actualité parce que c’est le seul moyen de vendre.
• Et pour que nous n’ayons aucun doute sur l’absence complète de valeur de l’appréciation des analystes, cette précision qui nous dit que l’USAF s’est prudemment abstenue de donner la moindre appréciation sur la situation, notamment du coût à l’exportation: « Program office officials declined multiple requests for comment about the documents. »
• Voici maintenant l’analyste irrésistible, le mirobolant Richard Aboulafia. Il lui faut bien expliquer ce $82 millions l’unité de source officielle. Il s’y emploie avec un zèle capitalistique, en nous rappelant la loi essentielle du genre : « “The higher the numbers made, the less it’s going to cost,” said Richard Aboulafia, vice president of the Teal Group, Fairfax, Va., which tracks the global military aviation market. “Of course, the first U.S. versions are going to cost more. That’s just how it works out.” » Plus loin, pris d’un soudain remords ou cédant à une ingénuité sans mesure, l’auteur du texte poursuit quelques appréciations rassurantes sur le prix (évidemment sans changement) que vont payer les coopérants non-US, par cette restriction qui va faire le plus grand plaisir à nos amis britanniques: « But if Aboulafia is right, only the British, who are the original partner in the U.S.-led development effort, need worry about buying planes at the steep initial cost. » (Pour être poli, on ajoutera que les Australiens, autres fidèles alliés, seront également touchés en priorité.) En d’autres mots, les coopérants qui ont pris le plus de risques, qui ont investi le plus, payeront plus cher que les autres leur JSF.
• Enfin, tout cela n’importe pas, comme le précise Aboulafia : même si on vous dit que le JSF est plus cher, il est toujours aussi bon marché (« Aboulafia said the export program still appears to be on course to hit deadline and cost targets despite the Air Force’s recent $82 million-per-plane estimate. »)
• … Tout cela, malgré que … « Still, Pentagon officials told Congress in its December Selected Acquisition Report that the JSF is among 11 programs whose unit costs have risen between 30 percent and 50 percent from their original estimate. »
• Enfin, pour clore le débat, et avec ce qu’on devine être un agacement certain, le commentaire final du porte-parole de Lockheed Martin John Kent, placé devant les diverses annonces devant le Congrès d’augmentation du programme par le Pentagone et l’USAF : « Frankly, we don’t know where those numbers came from. The program office numbers essentially remain unchanged. We have our own internal estimates, but we don’t release them. » Comme on dit: point final.
Mais enfin, que se passe-t-il ? Le programme JSF semble apporter quelque chose de plus au chaos habituel des programmes militaires américains. Ce qui est particulièrement intéressant à noter dans le cas de cet article si intéressant par son incohérence, c’est la confusion qui règne entre les partenaires américains du programme (l’article, reflet parfait de la situation, du très bon journalisme). La fureur de Lockheed Martin après les déclarations publiques de l’USAF devant le Congrès est palpable dans les déclarations très surréalistes de John Kent, où l’industriel met simplement en doute la cohérence, voire l’existence des déclarations officielles et actées par le Congrès des Etats-Unis de son principal client et maître d’œuvre, le gouvernement des Etats-Unis.
Un autre aspect surréaliste est cette affirmation, qui reprend d’ailleurs des appréciations du Government Accounting Office, selon laquelle les premiers servis du programme international paieront le plus cher, c’est-à-dire les Britanniques (et les Australiens) — les partenaires les plus précieux, les plus importants et les plus nécessaires de ce programme international. Selon ces appréciations, la prime et la ristourne au JSF seront données à ceux qui ont le plus longtemps hésité à s’engager dans le programme et qui ont eu le moins confiance dans le programme.
L’explication nous paraît simplement être qu’on se trouve en présence de deux logiques qui rendent compte de l’extraordinaire confusion introduite par l’idéologie capitalistique de la globalisation, du marché libre et du refus de tout interventionnisme. Le JSF est le premier grand programme militaire (le seul ? On verra) à avoir été lancé selon des normes fondamentalement capitalistiques. Cela s’est passé dans les années 1993-96, sous la présidence Clinton qui avait lancé une énorme réforme du Pentagone pour l’application maximale des méthodes conformes au secteur privé capitaliste. Le premier résultat fut l’énorme scandale de corruption Boeing-Druyun ; le second pourrait être l’extraordinaire confusion où s’abîme le programme JSF. (En attendant, le Pentagone a fait une prudente courbe rentrante en ce qui concerne les réformes capitalistes, suite au scandale Boeing-Druyun ; prudence qui, pour la cause, ne fait qu’ajouter à la confusion.)
…Car, à côté de cette approche capitalistique de développement du programme, les accords de coopération, particulièrement avec le Royaume-Uni en 2001, ont été passés selon la référence implicite des normes régaliennes qui régissent les accords stratégiques d’État à État, sur ces matières de très haute technologie touchant au domaine régalien fondamental de la défense. L’“esprit” de l’accord initial UK-USA allait évidemment dans ce sens. L’engagement de coopération du Royaume-Uni serait “récompensé” par des conditions éminemment favorables, — c’est-à-dire arbitrairement favorables, par la volonté du principal maître d’œuvre, — dans les domaines de la livraison, de la coopération technologique, du coût, etc.
Les contradictions entre les deux logiques sont complètement explosives. Bien sûr, les lois capitalistiques défavorisent le premier acheteur, lorsque les coûts de développement n’ont pas été absorbés par la production, au contraire de la volonté régalienne en cas de coopération. Cerise affreusement amère sur le gâteau : au contraire, là où l’intervention régalienne arbitraire règne en maîtresse dans le programme, c’est au niveau des transferts de technologies, où ne règne aucune loi capitalistique et où règne la volonté arbitraire du Congrès au nom de la sécurité nationale. Là aussi, les Britanniques sont les premiers à essuyer les plâtres.
Saupoudrez tout cela, et fort abondamment, de l’inépuisable gabegie, de l’irresponsabilité sidérale et du cloisonnement de fer de la bureaucratie du Pentagone, ajoutez-y la constante désinformation de tous les acteurs US qui, aujourd’hui, s’exerce même entre eux (les prix de Lockheed Martin revus Aboulafia versus les prix de l’USAF et du Pentagone), — et vous avez, triomphalement, le programme du siècle.
Bon vent, JSF.