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3600J'ai du mal à cerner comment fonctionne un logocrate mais j'ai la conviction d'avoir maintenant une définition, sinon absolue, au moins différentielle, qui tient la route: le logocrate dit le monde comme le topocrate le voit:
”... par la force des choses, les sédentaires en arrivent à se constituer des symboles visuels, images faites de diverses substances, mais qui, au point de vue de leur signification essentielle, se ramènent toujours plus ou moins directement au schématisme géométrique, origine et base de toute formation spatiale. Les nomades, par contre, à qui les images sont interdites comme tout ce qui tendrait à les attacher en un lieu déterminé, se constituent des symboles sonores, seuls compatibles avec leur état de continuelle migration.” (René Guénon, Le règne de la quantité.., Caïn et Abel).
À la base de toute pensée, il y a, je crois, une volonté de description du monde qui nous entoure extérieurement, monde que l'on perçoit par nos sens ‘prédateurs’ (vue, ouïe...) ainsi que du monde que l'on perçoit par nos sens ‘proie’ (toucher, sixième sens -rêve- ...), cette volonté naissant d'une angoisse qu'il s'agit d'annihiler (1) en trouvant l'image juste (pour le topocrate) ou le mot juste (pour le logocrate).
Pour tenter de neutraliser cette angoisse existentielle le topocrate se construira une ‘vision du monde’, c'est-à-dire un modèle géométrique, construit à partir d'un ‘visionnaire’ (et Thom propose à cet effet une théorie générale des modèles -géométriques-, sous-titre de Stabilité Structurelle et Morphogenèse, SSM). Le logocrate, lui, se construira une ‘diction du monde’, c’est-à-dire un modèle algébrique, construit à partir d'un ‘dictionnaire’. Et les mathématiciens algébristes ont, avant Thom, proposé une théorie générale des modèles algébriques.
La théorie des modèles algébriques, alias des modèles formels -qualificatif peut-être bizarre parce qu'on peine à y voir des formes, la forme renvoyant pavloviennement à la géométrie a été dézinguée par Thom en deux pages (SSM, 2ème ed. pp.2 et 3). Et pendant longtemps (suivant trop aveuglément mon maître à penser...) j'ai abandonné cette piste des modèles formels pour comprendre comment fonctionne un logocrate (tel que je tente de l'imaginer de mon point de vue de topocrate...).
Pas de langage, pas de logocrate: tout commence pour lui par le langage. Or, revenant tout récemment à mes premières amours (2), je suis tombé sur un théorème qui m'a ouvert les yeux sur ce qu'était -ou devait être- un logocrate (alors que j'avais ânonné ce théorème dans ma jeunesse sans véritablement le comprendre ‘au fond’, je m'en aperçois maintenant): Étant donnée une propriété P(x) dépendant d'une variable x, exprimable dans un langage L, alors "Si la propriété P est vraie pour tout x alors elle est vraie pour au moins un x", soit, en jargon de logicien mathématique: ∀x Px ⇒∃x Px . Assertion contre-intuitive, voire philosophiquement choquante, puisqu'elle signifie en quelque sorte que l'essence implique l'existence (le contraire du matérialisme moderne...).
Comment cette implication peut-elle être un théorème? La réponse est simpliste: il suffit que le langage L soit suffisamment riche et les règles de déduction suffisamment puissantes pour qu'il en soit ainsi. Pourquoi, par exemple, utilise-t-on si facilement le mot Dieu même lorsqu'on est agnostique, voire athée? Parce que la situation est la même que celle du matheux angoissé par l'infinitude "potentielle" des nombres entiers qui n'a pas de plus grand élément, et qui se décide un jour à nommer cet impensable plus grand élément (ω en jargon des spécialistes pour distinguer de N, qui, lui, est considéré comme l'ensemble des entiers, et non comme le plus grand d'entre eux). L'énoncé clos P(ω) -c'est-dire sans variable libre puisque le terme fixe ω a été substitué à ce x variable- est donc syntaxiquement vrai dans le langage L enrichi du nouveau symbole ω. Et le théorème se déduit par les règles de déduction naturelle (3). Le tour est joué! Dieu existe, il a suffi de le nommer! (4).
Le problème de fond est entre simulation et simulacre, entre mot qui sonne juste et mot qui sonne faux, entre mot qui symbolise et mot qui diabolise (au sens étymologique), entre logocratie et logocrassie. Comment faire pour les distinguer? Je ne vois pas d'autre façon que celle qui consiste à suivre René Thom en remontant à l'origine même du langage, en fait à sa double origine (4); René Thom qui propose seize morphologies archétypes (4) à chacune desquelles il associe quelques verbes et substantifs qui sont des points d'ancrage symboliques (et non diaboliques), et sempiternels, tels des amers pour les marins, car issus de morphologies structurellement stables.
On peut tricher avec le discret, justement parce qu'il est discret, parce qu'on peut jouer avec les symboles comme on veut. Alors qu'on ne peut pas jouer avec le continu, parce qu'on ne peut pas le discrétiser, c'est-à-dire qu'on ne peut pas le déchirer en mille morceaux discrets: le continu est Un, sempiternellement, on peut seulement le déformer, comme on déforme un tissu élastique 2D dans l'espace 3D. On ne peut pas tricher avec le continu car les seuls symboles possibles sont les lexèmes du ‘visionnaire’, du langage que sont les singularités (structurellement stables) qui apparaissent lors de sa déformation (le pli et la fronce dans l'exemple ci-dessus): c'est parce que le langage débouche sur l'espace qu'il échappe au décollage sémantique créé par l'automatisme des opérations syntaxiques (Thom: “C'est parce que la mathématique débouche sur l'espace qu'elle échappe au décollage sémantique créé par l'automatisme des opérations algébriques.”).
On voit ainsi la différence abyssale entre logocrate et logocrasse: l'un se considère comme le maître de la maison du langage alors qu'il n'est qu'un rhéteur -voire un sophiste- qui triche avec les mots, au contraire de l'autre, le véritable logocrate pour qui “... l’homme n’est pas le maître de la parole, mais son serviteur. Il n’est pas propriétaire de la ‘maison du langage’ (die Behausung der Sprache), mais un hôte mal à l’aise, voire un intrus… (...) Il existe un accord ontologique entre les mots et le sens parce que toute parole humaine est l’émanation immédiate du ‘logos’ divin.” (citation de Maistre/Steiner qu'on retrouve de temps à autre sous la plume de PhG). (La fin de la citation thomienne (1) est également à verser au dossier, citation qui montre le risque qui guette tout enrichissement inconsidéré du langage, enrichissement qui devient un entrichissement chez ‘nos’ communicants ‘mainstream’: chez Arnault, Pinault et Macrault tous les jours un mot nouveau.
Dimitri Orlov liste cinq stades dans le GCES: effondrement financier, effondrement commercial, effondrement politique, effondrement social, effondrement culturel. Manque l'effondrement du langage qui est très certainement, selon moi, le premier de tous:
“Maistre fit valoir la congruence essentielle existant entre l’état du langage, d’un côté, la santé et les fortunes du corps politique de l’autre. En particulier, il découvrit une corrélation exacte entre la décomposition nationale ou individuelle et l’affaiblissement ou l’obscurcissement du langage : ‘En effet, toute dégradation individuelle ou nationale est sur-le-champ annoncée par une dégradation rigoureusement proportionnelle dans le langage’… ”
Cet effondrement du langage doit être vu, je crois, comme une véritable profanation, comme le suggère la citation de Maistre/Steiner faite plus avant, citation qui renvoie à celle du tout début de cet article dont voici la suite (quelques lignes plus loin) avec le même constat par Guénon, citation qui illustre assez parfaitement mon propos:
“... redisons-le encore une fois de plus à cette occasion, tout art, à ses origines, est essentiellement symbolique et rituel, et ce n’est que par une dégénérescence ultérieure, voire même très récente en réalité, qu’il perd ce caractère sacré pour devenir finalement le ‘jeu’ purement profane auquel il se réduit chez nos contemporains.”
1: Cf. la légende de la carte thomienne du sens (http://strangepaths.com/forum/viewtopic.php?t=41 ), qui se termine par:
"Cela donne une idée assez précise du rôle du langage comme support de ce que Heidegger appelle le souci. Il dit que l’existence est liée au sentiment d’inquiétude, au besoin que nous avons de réagir au danger qui nous menace. C’est peut-être une présentation trop concrète pour un métaphysicien, mais c’est assez réel. Le logos existe seulement dans cette zone où règne le danger, mais celui-ci peut être conceptualisé, et donc traité en fonction de connaissances antérieures et, du même coup, neutralisé. Puis, lorsque l’on va un peu plus haut dans l’abstraction, on fabrique des entités linguistiques qui n’ont plus de correspondant dans le réel, qui donc ne nous menacent plus du tout, et cela devient un jeu de langage, de la logique, la tautologie, une certaine philosophie, ou plutôt une certaine épistémologie. Là, le fleuve du sens traverse la forteresse de la tautologie, par les égouts. On ne le voit plus… mais, à la surface, cela sent mauvais parfois.”
2: J'ai commencé ma "carrière" en théorie des modèles formels (logique mathématique, théorie des ensembles...).
3: https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9duction_naturelle
4: Si on a compris ça on a, je crois, compris ‘au fond’ la portée du théorème de complétude de Gödel.
5: Cf. SSM, 2ème ed. pp. 309 à 315 et la vidéo ‘La théorie des catastrophes’ par René Thom et Émile Noël (disponible sur la toile), à partir de 28’ 30”.
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