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12437 octobre 2005 — Un conseil à nos amis commentateurs : laissez aller les dithyrambes faciles et les fascinations faussaires ; venez-en aux faits lorsqu’il s’agit d’amorcer un jugement d’une situation dont un aspect important dépend d’une mesure de la matière disponible. Lorsqu’il s’agit de mesurer la puissance militaire d’un pays comme les Etats-Unis, alors que cette puissance militaire si énorme, si considérable de puissance, est partout mise en échec, — venez-en aux faits si vous voulez commencer à comprendre.
(Il y a aussi de formidables aspects méthodologiques et psychologiques qui expliquent la crise de la puissance militaire américaine, on en parle suffisamment sur ce site. Mais ces aspects sont étroitement dépendants des situations matérielles qu’on s’est imposées, elles-mêmes d’ailleurs influencées par ces mêmes aspects méthodologiques et psychologiques. Bref, connaître les faits pour en connaître plus sur tous les aspects de la crise est essentiel.)
Nous ne pouvons imaginer aujourd’hui un texte plus révélateur que ce compte-rendu d’une audience en théorie anodine, devant l’Armed Services Committee du Sénat des États-Unis, hier 6 octobre. Il s’agissait d’approuver les nominations de deux nouveaux secrétaires d’arme, le secrétaire à l’Air Force Michael Wynne et le secrétaire à la Navy Donald Winter. Cette approbation ne faisait aucun doute, — il n’est question ici ni de personne ni de polémique. Nous avons eu le temps, pendant ces deux heures, d’en venir aux faits.
L’entame du texte de Defense News sur lequel nous appuyons ce commentaire dit assez bien le climat de cette audition, qui ne fut rien d’autre qu’un constat désespéré et épouvanté de l’état réel de la puissance militaire américaine: « To a person, Senate Armed Services Committee members signaled they will support the two men nominated to be U.S. Air Force and Navy secretaries. But after two hours of hearing senators describe the services’ problems, it’s a wonder that Michael Wynne and Donald Winter still want the jobs. » (Traduisons de façon lapidaire: “la confirmation des deux hommes ne faisait aucun problème mais, après qu’ils aient entendu les problèmes de leurs services exposés par les sénateurs, on peut se demander si Wynne et Winter ont toujours envie d’assumer leurs nouvelles fonctions.”)
D’abord, l’arrière-plan, qui nous dit que ce n’est pas une question d’argent. Cette situation apocalyptique de la puissance militaire américaine que décrivent les sénateurs américains existe alors qu’on se trouve dans la situation budgétaire exceptionnellement plantureuse ainsi décrite par un sénateur :
« “We’ve had some glory days for defense budgets,” said Sen. Jeff Sessions, R-Ala. In the eight years since he entered the Senate, Sessions told Wynne, defense spending has increased from less than $250 billion a year to nearly $450 billion a year, plus as much as $100 billion a year in supplementary funding for wars in Iraq and Afghanistan. » Et Sessions conclut, cerise amère sur le gâteau: « I don’t know if we will see continued increases. »
Suivent ensuite les constats désolés, les récriminations sans espoir, les accusations déjà mille fois répétées, les mesures quelque peu affolées de l’état des choses. Nos lecteurs connaissent bien les problèmes de l’Air Force auxquels nous nous intéressons souvent, notamment au travers des programmes d’avions de combat. Cette fois, intéressons-nous plus précisément à la Navy. Quelques constats du sénateur Talent fixent le climat, avec, en perspective, l’obsession chinoise qui règle désormais en les dramatisant les vaticinations prospectives. (Il faut se rappeler que les plans du secrétaire à la Navy John Lehman étaient, en 1981, de porter la Navy à 600 navires de combat. Il n’y parvint pas et, au bout des années Reagan, en 1988, la Navy comptait un peu plus de 500 navires. Les budgets du DoD pendant la période dite de “réarmement” [1981-85] étaient inférieurs d’un quart à un tiers à ceux d’aujourd’hui, où la Navy se situe à 260 navires. C’est dire l’évolution des capacités du Pentagone à mettre en place une force militaire, — et ce constat va bien au-delà de la seule mauvaise gestion des budgets.)
Donc, — quelques remarques sur l’U.S. Navy :
« If tight budgets are looming for the Air Force, they have already washed over the Navy. The 2006 defense budget calls for building only four ships and would reduce the aircraft carrier fleet from 12 to 11.
» “I’m deeply concerned about the direction we’re going in,” said Sen. James Talent, chairman of the seapower subcommittee. Four years ago, the Navy hoped to maintain a fleet of 310 ships. Today, it says the fleet may shrink to as low as 260 ships, he said. The dwindling fleet may be “imperiling the country,” said Talent.
» While the United States builds one submarine a year, China is acquiring 11 this year alone, he said. By 2010, the Chinese Navy will have 50 or more submarines, and if current trends continue, the U.S. Navy will have fewer. »
L’audition a été un exposé particulièrement réaliste de tous les problèmes auxquels sont confrontées les deux armes (encore n’a-t-on pas parlé de l’U.S. Army, qui est dans un état pire que l’Air Force et la Navy à cause de l’aventure irakienne). On est très loin d’en avoir tous les détails mais ce qui est bien rendu, c’est l’atmosphère générale avec la perception de la convergence de tous les problèmes possibles vers une crise totale, une sorte de Katrina pour le Pentagone, ce que les analystes qui aiment bien les images nomment “a perfect storm”. Ces problèmes sont résumés par Defense News avec cette remarque :
les deux nouveaux ministres « will be expected to corral spiraling weapons costs, reform out-of-control acquisition systems, crack down on sexual assaults at the service academies, speed up the delivery of weapons to troops and develop credible long-term plans for buying ships and aircraft — and do it all with budgets that are unlikely to increase much ».
La tension autour de cette crise rampante mais explosive du Pentagone est extrême, avec cette nouveauté dans l’Amérique de GW que l’une des forces politiques de Washington s’est engagée à fond pour tenter de la traiter. L’état d’esprit que révèle cette audition au Sénat confirme effectivement la volonté du Congrès de se mettre partie prenante dans la crise du Pentagone, — s’il le faut, contre l’administration GW. (On voit effectivement, avec l’affaire des restrictions apportées aux prisonniers qui oppose aujourd’hui l’administration au Congrès, qu’il y a un nouvel état d’esprit à cet égard au Congrès. Le vote quasi-unanime [90 contre 9] du Sénat pour une mesure qui l’oppose frontalement à l’administration signale sans aucun doute une potentialité explosive d’antagonisme entre ces deux corps du pouvoir à Washington.)
Cet antagonisme Congrès-administration sur la crise du Pentagone, qui est déjà connu et qui grandit, est un point intéressant pour cette crise. Il peut conduire effectivement à la mettre à jour, d’une façon violente et polémique. Pour autant, bien entendu, rien n’est résolu. Le caractère extraordinaire de la crise du Pentagone est qu’elle est tellement considérable qu’il semble impossible de déterminer de quelle façon et dans quelle direction la prendre. Par exemple, la manipulation budgétaire semble exclue comme façon d’aborder la crise, — d’abord parce que la crise budgétaire semble interdire des augmentations, ensuite parce qu’il ne semble guère que l’aspect budgétaire soit suffisant, ni même simplement efficace pour traiter la crise. Prenons l’exemple des coûts des systèmes. Lorsque le sénateur McCain (qui participait à l’audition, en même temps qu’il est l’auteur de l’amendement sur le traitement des prisonniers) déclare « You’ve got huge problems with procurement costs escalating to the point that weapons are unaffordable », il se rapproche d’une réalité complètement surréaliste.
L’incapacité de contrôler les coûts conduit à des situations, ou bien reflète ces situations où le Pentagone n’est même plus capable de garantir la production d’un système. Non seulement ce système devient trop cher, mais les causes de l’augmentation constante des coûts sont le plus souvent des facteurs qui interdisent la production elle-même. (Par exemple, la constante modernisation des systèmes en cours de développement, par rajout des technologies nouvelles qui apparaissent très rapidement, interdit de “fixer” un modèle pour la production, augmente les délais de façon incontrôlable en même temps que les coûts… Ce que le nouveau secrétaire à l’Air Force, Wynne, explicite sobrement lors de l’audition par la remarque : « We need to get to the point where we are satisfied with existing technology. »)
La crise du Pentagone que les sénateurs ont exposée hier devant les deux nouveaux ministres quelque peu médusés, c’est aussi une marche vers la paralysie totale de la plus grande machine de guerre du monde.
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