Égypte, Israël et le reste, et la paralysie washingtonienne

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Égypte, Israël et le reste, et la paralysie washingtonienne

La situation est tragique en Égypte, avec des affrontements extrêmement sanglants entre police et groupes armés d’une part, partisans de Morsi organisés en sit-in de résistance passive d’autre part. Les pertes très élevées (pour les affrontements de la séquence, officiellement 638 morts, les Frères Musulmans [FM] avançant des chiffres jusqu’à 2.000 morts) ont soulevé l’habituelle vague de protestation de la “communauté internationale”, de la part d’organisations et de pays divers qui, dans nombre de cas, ont une considérable part de responsabilités dans l’évolution actuelle puisqu’ils prétendent avoir la responsabilité de l’organisation générale du monde selon leurs formules-miracle et agissent en conséquence. La situation la plus importante, qui dépasse la simple manifestation de préoccupation ou de protestation, est celle des USA bien entendu. La position extrêmement ambiguë des USA ne cesse de l’être de plus en plus à mesure que les événements s’aggravent, jusqu’à la paralysie complète. On en connaît les données : soutiens de Morsi, les USA ont abandonné le président déchu pour tenter d’accorder un soutien conditionnel aux militaires, en protestant contre ce qui pouvait paraître une attaque contre la “démocratie” tout en laissant entendre que le “coup” des militaires pouvait n’être pas vraiment un “coup” antidémocratique. (D’où la phrase immortelle de John Kerry en visite au Pakistan suivant laquelle “les militaires ont restauré la démocratie” en Égypte, ce qui donne effectivement une définition charmante du concept de “coup”, par définition antidémocratique, mais qui n’est pas vraiment un coup, tout cela suivi d’un rétropédalage d’urgence et assez piteux.)

Le Guardian nous annonce donc le 15 août 2013 que les derniers événements en Égypte mettent les USA encore plus dans l’embarras. Diverses interventions de commentateurs US, de plus en plus réticents devant la position US, vont dans le sens de l’abandon du soutien déguisé ou de la pseudo-critique neutre des USA, des militaires égyptiens. Par exemple, ce texte du 15 août 2013 de Marc Lunch, dans Foreign Policy. (A noter que le souligné en gras dans le texte, – “et probablement lancera un appel pour un retour à un gouvernement civil élu...”, – est de l’auteur.)

«With blood in Egypt's streets and a return to a state of emergency, it's time for Washington to stop pretending. Its efforts to maintain its lines of communication with the Egyptian military, quietly mediate the crisis, and help lay the groundwork for some new, democratic political process have utterly failed. Egypt's new military regime, and a sizable and vocal portion of the Egyptian population, have made it very clear that they just want the United States to leave it alone. For once, Washington should give them their wish. As long as Egypt remains on its current path, the Obama administration should suspend all aid, keep the embassy in Cairo closed, and refrain from treating the military regime as a legitimate government. [...]

»U.S. policy towards Egypt over the last two and a half years tried to quietly support a transition to democracy. This was the correct strategic vision. It's difficult to see any way to return to that path at this point, though. The bloody assault on the protester camps -- after repeated American opposition to such a move -- leaves President Obama little choice but to step away from the Egyptian regime. Washington should, and probably will, call for a return to an elected civilian government, a rapid end to the state of emergency, and restraint in the use of force. When that doesn't happen, it needs to suspend aid and relations until Cairo begins to take it seriously.»

Bien entendu, ces exhortations, tout comme les sinuosités tactiques et les incertitudes psychologiques de l’administration Obama, restent néanmoins dominés par la certitude que l’Égypte a besoin des USA et que, au bout du compte, elle finira par s’aligner sur les USA, si elle n’a jamais cessé de l’être. Les considérations ci-dessus sont de l’ordre du tactique, tant la stratégie US, qui consiste à tout écraser tout en soutenant tout le monde pour que tout se mette en place au profit des USA, continue à être conduit par deux principes, – les USA ont toujours raison et les USA l’emportent toujours, parce qu’ils sont les plus justes, les plus forts, les plus démocratiques et les plus aimés. Evidemment, avec de telles vertus, la présence d’intérêt US en Égypte et la défense de ces intérêts vont de soi, comme hommage du réalisme à la vertu, avec le réalisme nécessairement vertueux lui-même.

Or, l’actuelle situation égyptienne est plus complexe et plus nuancée que les USA et leurs commentateurs ne semblent l’imaginer, et va au-delà de la problématique que la vertu doit résoudre pour préserver ses intérêts vertueux ; elle va au-delà, conceptuellement et géographiquement... Les militaires égyptiens ont agi et agissent contre les FM parce qu’ils les identifient de plus en plus, à tort ou à raison, comme des “terroristes”. Cette idée fait partie d’une situation générale qui est remarquable d’originalité dans le rangement nouveau qu’elle tend à proposer. On consultera à cet égard avec intérêt un texte du journaliste israélien Ben Caspit, du 13 août 2013 sur Al Monitor.

Caspit présente la récente visite du chef d’état-major général US Dempsey en Israël. Officiellement, la visite de Dempsey concernait la situation en Syrie et en Égypte. En vérité, affirme Caspit, elle concernait la sempiternelle crise iranienne et la crainte sempiternelle des USA qu’Israël ne se lance en solo dans une aventure guerrière contre l’Iran. Caspit note pourtant que tous les chefs des services de sécurité et chefs militaires israéliens sont opposés à une telle possibilité. Il continue sur ce registre sans vraiment apporter de précisions décisives et, finalement, change de sujet pour déboucher sur ce qui s’avère essentiel dans son analyse. Parlant des possibles considérations sur l’Égypte échangées entre Dempsey et le ministre de la défense Ya’alon, Caspit passe brusquement à une autre problématique qui, à la lumière des événements actuels en Égypte, apparaît beaucoup plus importante. Il s’agit de la coopération entre Israël et l’Égypte contre le terrorisme qui se développe sous la poussée des divers extrémismes renforcés de manière exponentielle par divers points de tension, notamment la Syrie et l’Égypte. Ce qui est intéressant dans le texte de Caspit, ce sont les nouvelles positions des uns et des autres qui apparaissent.

«I would assume that Ya’alon once again presented to his American guest the scope of the IDF’s cooperation with the Egyptian military, which at this juncture has reached an all-time record. This type of cooperation is mistakenly attributed to the ouster of Egyptian President Mohammed Morsi, who hails from the Muslim Brotherhood. Ostensibly, this provided Egypt’s defense and intelligence bodies with greater latitude to cooperate with Israel, but the truth is far from it. This cooperation was upgraded, “cranked up a notch” and started to bloom exactly a year ago, at the end of the month of Ramadan, in the midst of Eid al-Fitr. It started evolving after Islamist extremists attacked an Egyptian military outpost in Rafah on Aug. 5, 2012, killing 16 officers and soldiers, commandeering an armored personnel carrier (APC) and using it to breach the Israeli border. Although hit by an Israeli aircraft, they nonetheless continued their stampede until an IDF tank destroyed the APC and its occupants.

»Code-named “Burning Wheels,” this operation saw quite a few Israeli officers and fighters awarded citation medals by the chief of staff and unit commanders. In hindsight, I would have changed the name to “Connected Vessels” or something in that vein. Egypt was utterly shocked and stunned by the brutal massacre of officers and soldiers by Islamist militants in Sinai. The penny dropped with a deafening roar for the Egyptian military.

»Top Egyptian military officials, including Gen. Abdel Fattah al-Sisi (who at that time was not yet the military’s commander in chief), suddenly realized who the real enemy was. Egypt now shared a real vested interest with Israel. For the first time, Egypt found itself under attack rather than just being the party that is called upon to broker quiet between Israel and Hamas. In retrospect, that night was a watershed that took the two armies —Israeli and Egyptian — to a totally new place.

»The Arab media reports that it is Egypt that provides the early warnings about rockets on the city of Eilat, thereby occasionally prompting Israel to shut down the local airport there. What we are seeing are new times which bode quite a few risks but also many opportunities.

»As I pen this article, Israel’s Iron Dome missile-defense system intercepted another Grad rocket that was fired from Sinai at Eilat. Although it started with a trickle, this will become a common occurrence. Israel’s southern border, which stayed quiet for dozens of years (except for Gaza, of course), is becoming tense, just like its northern border in the Golan Heights region.

»Israel surrounds itself with powerful fences, sensors, cameras and other surveillance and detection devices. Deployed behind these fences are Iron Dome missile-defense batteries. Al-Qaeda, Hamas, Salafist and global jihad bases are piling up on the borders of the Jewish state, and with them, fences and countermeasures. Putting the nuclear threat aside for a moment, this is what the new era in the Middle East might look like.

»At this time, the only good thing that can be introduced to this unpleasant equation is the fact that Israel is not out there all alone. With it, beyond the fences and the batteries, are all the moderate elements, whoever they are — in Egypt, Jordan and even the Palestinian Authority and Syria, anyone who wants to lead a normal life here and live in any type of “cold peace.” This is something that the Americans also need to understand, and better late than never.»

On comprend que la spéculation de Caspit concerne une situation marquée par l’implantation de “terrorismes” qui tendent de plus en plus à devenir des forces organisées, puissantes, aguerries notamment par les occasions qui leur ont été données dans ce sens en Irak et en Syrie, voire en Tchétchénie pour certains groupes, et chaque fois, certes, avec plus ou moins la bénédiction et le soutien de forces et de pays du bloc BAO. La situation concerne donc un contexte totalement différent de ce qui exista jusqu’à maintenant, notamment les relations entre Israël et l’Égypte, jusqu’alors déterminées en fonction des liens respectifs de ces deux pays avec les USA, et qui, dans l’occurrence décrite par Caspit, n’en tiennent plus guère compte. Dans ce cas, les USA semblent ne pas comprendre cette évolution, et n’être pas vraiment préparés à la comprendre dans des temps rapprochés.

Les deux phrases successives de Caspit sont significatives : d’une part, “Israël n’est plus seul... Avec lui ... on trouve tous les éléments modérés, quels qu’ils soient, – en Égypte, en Jordanie, et même l’Autorité palestinienne et la Syrie...” ; d’autre part, “C’est quelque chose que les Américains doivent comprendre, et mieux vaut tard que jamais”. (On notera, dans la première phrase, que la Syrie est citée sans aucune restriction quant à sa direction politique, c’est-à-dire avec Assad président. Cela est d’ailleurs en accord avec la position des militaires égyptiens, qui sont intervenus contre Morsi au moment où celui-ci annonçait qu’il allait lancer l’Égypte dans un soutien décisif des forces djihadistes et anti-Assad en Égypte.) Ce qu’évoque Caspit, c’est une région, le Moyen-Orient, qui passerait dans une problématique de sécurité collective et régionale où les intérêts et les pressions extérieures, – celle des USA principalement, – joueraient un rôle de moins en moins importants. Une telle évolution est-elle possible ? Éventuellement, si l’on accepte l’idée que le conflit syrien, avec tous ses à-côtés, a véritablement créé une nouvelle dynamique propices aux puissances extrémistes, notamment grâce à l’action puissante du bloc BAO poursuivant sa politique schizophrénique la fleur à la boutonnière (et éventuellement au fusil) ; constatant l’évolution explosive de l’Égypte, et admettant qu’en Israël la position des chefs des organes de sécurité nationale prend de plus en plus d’importance, on est conduit à accepter l’idée de la possibilité d’une telle évolution.

Dans tous les cas, cela renforce le jugement selon lequel la crise égyptienne ne peut plus être séparée de son contexte régional, au contraire de ce que font les pays du bloc BAO. Tous ces pays ne jugent en effet la situation égyptienne qu’à l’aune des obligations de leurs directions de communication, et de l’idéologie dominante (démocratie, droits de l’homme) d’une part, éventuellement de leurs intérêts en Égypte et par rapport à l’Égypte proprement dite d'autre part. On n’y trouve aucune vision intégrée de la situation régionale, et l’on se trouve par conséquent baladés d’élections bâclées en “coup” qui n’est pas vraiment un coup, d’islamistes modérés constamment tentés par la radicalisation en libéraux et sécularistes regroupés derrière une intervention militaire. Pour notre compte, il nous apparaîtrait logique, sinon évident qu’il faille attendre un de ces changements régionaux radicaux, avec des regroupements à mesure, tant la situation actuelle, avec ses diverses tensions, ses affrontements, et ses nombreux déséquilibres, avec ses positions des uns et des autres renvoyant à des références dépassées, ne semble pouvoir perdurer en l’état. Pour autant, nous parlerions moins de regroupements stratégiques effectifs que de modifications fondamentales de perception pour les psychologies, avec, dans ce domaine, une absence remarquable de la compréhension de la situation de la part des pays du bloc BAO, USA et Europe notamment. De ce point de vue, il y aurait même une rupture potentielle à l’intérieur du bloc à cet égard, entre Israël et les autres pays du bloc.

... De ce point de vue toujours, on doute que le gouvernement US s’aperçoive de quelque chose, contrairement au conseil de Caspit, car il y aurait même, d’une façon encore plus significative, cette sorte de paralysie paranoïaque qui marque désormais tous les actes, ou plutôt les non-actes du gouvernement US face à toutes les crises, et précisément pour ce cas, face à la crise égyptienne. L’administration Obama semble enfermée, d’une façon compulsive et maniaque, selon une quasi-pathologie de la psychologie, dans son débat sémantique sur la définition d’un “coup”, et cela semble bien refléter précisément la psychologie du président lui-même, – cool, dégagé de toutes les préoccupations de sa charge, jouant au golf... C’est bien dans le Washington Post, fleuron de la presse antiSystème, que l’on trouve, le 15 août 2013, ce jugement de Jackson Diehl :

«There was hope a few months ago that mounting chaos in the Middle East, and a revamping of President Obama’s national security team, would prompt the president to snap out of what looked like a deepening torpor in foreign policy.

»Instead, this president’s extraordinary passivity in the face of crisis may have achieved its apotheosis this week. On Wednesday, as Egyptian security forces gunned down hundreds of civilians in the streets of Cairo, an unperturbed Obama shot another round of golf at Martha’s Vineyard. His deputy press secretary was left to explain to reporters that the administration remained firmly committed to not deciding whether what had happened in Egypt was a coup...»


Mis en ligne le 16 août 2013 à 05H24