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15801er novembre 2010 — Il n’y sans aucun doute aucun précédent d’un tel intérêt, d’une telle passion, y compris hors des USA, pour une élection mid-term aux USA. C’est que tout le monde comprend en partie, ressent plus ou moins confusément, devine par ouï-dire, comme font nos journalistes-Pravda qui sont les vrais professionnels de l'information du monde, qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire aux USA.
Cela n’a rien à voir avec les résultats des élections, qui constituent dans ce cas un facteur différent, dont nous aurons à parler à partir de mercredi. Cela concerne essentiellement, on s’en doute, l’aventure de Tea Party, et, d'une façon concrète pour définir la situation, ce mystère extraordinaire : comment Tea Party, qui représente, d’une façon fondamentale, tout ce que le système déteste par son caractère imprévisible, incontrôlable, mal embouché, peu respectueux des codes de l’establishement, dangereux par conséquent pour l’équilibre de ce même système, – comment Tea Party, non seulement a survécu, mais qui plus est a réussi à se présenter dans une position clef où, si les résultats prévus sont confirmés, il ne sera pas loin d'être le maître du jeu à Washington ? Comment ont-ils laissé faire cela ?
Premier constat : la décomposition nauséabonde, la corruption psychologique (et vénale, cela va de soi), l’aveuglement narcissique des membres de cet establishment sont au-delà de tout ce qu’on pouvait raisonnablement attendre. A cause de cette situation, Tea Party a réussi à rester lui-même, – cette espèce de masse informe, sans aucune identification sinon sa haine aveugle de Washington, – tout en s’insérant dans le processus électoral, sans être récupéré en aucune façon par le système pourtant expert en cette matière.
Second constat : cette irruption extraordinaire de Tea Party a semé un tel désordre que l’establishment lui-même commence à ressembler à Tea Party. On ne sait plus très bien qui est qui. Désormais, ce sont les présentateurs de talk show TV (Glenn Beck de Fox.News à droite, Jon Stewart de The Daily Show sur Comedy Central, plutôt à gauche), qui organisent les manifestations politiques de masse. Les plus extrémistes du système, comme Dennis Kucinich, crient à “la montée du nihilisme”. Robert Reich, l’économiste de gauche qui dénonce la main-mise du corporate power sur le pays, admoneste ce même corporate power parce que celui-ci ne fait rien contre Tea Party. Les républicains de l’establishment, dans le Delaware, soutiennent en se cachant à peine le candidat démocrate au Sénat contre Christine O’Donnell, plus ou moins ex-sorcière et pourfendeuse de la masturbation, candidate républicaine officielle au même poste par la grâce de Tea Party. Karl Rove, concepteur, réalisateur et manipulateur du génie GW Bush jusqu’à la présidence et tout au long de cette présidence, se met à donner des leçons de morale politique et d’éthique intellectuelle à Tea Party. Les républicains, dans leur ensemble, sont tout de même obligés de dire “Amen” à tous ces candidats à coloration Tea Party qui ne demandent rien de moins que la dissolution séance tenante de la Federal Reserve. Quant à Barack Obama, il va à Cleveland pour donner un de ses discours dont il avait le secret pendant la campagne de 2008 et se trouve devant une salle dont 5.000 sièges sont inoccupés (voir le Guardian du 31 octobre 2010).
Un professeur en relations internationales et affaires gouvernementales, Bernard Weiner, tente d’expliquer (sur ConsortiumNews.com le 23 octobre 2010), comme s’il s’adressait à des amis d’Outre-Atlantique, quelle mouche considérable a piqué la Grande République.
«In this guest essay, Bernard Weiner of The Crisis Papers tries to explain the new unreal American reality to friends, Wolfgang and Jacqueline, on the other side of the Atlantic:
»Your recent e-mail, wondering “what the f…[hors-censure : fuck] is going on” these days, questioning whether we Americans have taken “more than your usual amount of stupid pills,” is well deserving of a considered response.
»How is it possible, you ask, that the very rightwing party whose policies helped create the current mess may very well take control of the House of Representatives and conceivably the Senate as well, in the upcoming November elections? “Is the U.S.A. experiencing some kind of death wish? Are we in Europe witnessing the paroxysms of a failing democracy, and a failing empire? Will the flat-Earth Know Nothings really take over in America?”»
Et il tente de détailler la situation, Weiner, avec toutes les difficultés qu’on imagine et qu’on comprend évidemment. Sa plume a un ton désolé, car c’est bien une désolation que de devoir tenter de donner une appréciation rationnelle à une telle foire à l’irrationnel, une telle folie emportée par la rage, la panique et la crainte… Et sa conclusion est à mesure, bien peu encourageante en vérité. Elle se termine par une sorte d’exhortation (sorte de “Que Dieu nous vienne en aide, à chacun d’entre nous !”) qui montre le caractère désespérant et désespérée de la situation devant ce qu’il nomme “une épidémie de folie”.
«We are entering the choppy waters of dire straits. We don't know how many years will go by before Americans might experience “buyer remorse,” before they decide they've had enough and return to their senses, before the epidemic of crazy runs its course.
»In the interim, one can expect that revolutionary attitudes and forces will be building strength against politics-as-usual in America. While some of that is devoutly to be wished, we'll all be going on a wild roller-coaster ride. Buckle up. As Tiny Tim might have said: “God help us everyone!”»
Ainsi doit-on, nous semble-t-il, traiter prioritairement la question qui enveloppe et caractérise ces élections extraordinaires, le point d’interrogation qui fait de Tea Party, à l’image du pouvoir soviétique pour les Occidentaux dans les années cinquante du XXème siècle, “une énigme, entourée d'un mystère, cachée dans un secret” ; et peut-être irions-nous plus loin encore, paraphrasant audacieusement Shakespeare en faisant une sorte de citation historique ressemblant à de la bouillie pour les chats, mais qui irait bien à Tea Party, – après tout : “une énigme, entourée d'un mystère, cachée dans un secret, et qui ne signifie rien…” Du moins, ce jugement, pour l’aspect politique.
Nous l’avons dit et répété autant que faire se peut, et le répétons encore : Tea Party c’est le désordre, presque dans sa pureté cristalline, le désordre comme une œuvre d’art. Ce n’est pas le désordre pour lui-même seulement, pour le seul Tea Party, mais bien le désordre américaniste per se ; en ce sens, si Tea Party n’existait pas, il faudrait l’inventer ; ou bien il y aurait autre chose, qui jouerait le même rôle. Dans ce cas, bien entendu, nous nous trouvons décisivement dans un territoire totalement étranger à la politique, laquelle suppose au moins des orientations, des options, des idéologies, bref une certaine forme d’ordre ; toutes choses totalement, désespérément absentes.
Notre approche de Tea Party, finalement, est psychologique. C’est un des aspects du traitement dont usons avec ce phénomène, pour notre prochain numéro du 10 novembre de dde.crisis. Le thème général concerne les USA à l’heure de ces élections. Nous nous étions donné comme règle de cette chronique d’en terminer la rédaction avant le 2 novembre pour, au moment de ces élections, ne pas être influencé dans cette analyse générale par le résultat de ces élections. (Dans le texte Prospectives qui complète la chronique dedefensa, par contre, nous nous attacherons à un commentaire sur le résultat de ces élections.)
Ci-dessous, nous donnons un extrait de cette chronique dedefensa de dde.crisis du 10 novembre 2010, – un passage qui concerne effectivement Tea Party…
« Rarement, non, jamais un mouvement aussi décrié, aussi insaisissable, aussi peu structuré, aussi ouvert à toutes les manipulations, aura joué un rôle aussi puissant dans la déstructuration psychologique d’un système d’une si grande puissance qu’est le système de l’américanisme. Tea Party est le symptôme et le symbole de cette crise centrale du système général (ou système de l’américanisme dans ce cas), qui s’exprime dans le cas qui nous occupe de l’Amérique par une crise de la psychologie.
» Nous mettons à part la campagne électorale et les résultats de Tea Party, ou des parlementaires (républicains essentiellement, sinon exclusivement) qui se réclament de son obédience. (Cela correspond à la méthodologie de cette chronique telle que nous l’avons exposée: nous la rédigeons sans avoir eu connaissance des résultats de l’élection du 2 novembre, et en écartant autant que faire se peut 1’influence de ces résultats, que nous connaîtrons lors de la relecture, d’ici sa parution.) Cela ne signifie pas que ces résultats sont sans importance, bien au contraire, mais ils sont importants secondairement comme conséquence plus ou moins importante elle-même (selon ce qu’ils seront) d’un phénomène qui les précède et les enfante, et que nous étudions présentement, qui est “la psychologie de Tea Party” (de l’événement qu’est Tea Party).
» Effectivement, au cours de cette campagne extrêmement longue (elle a véritablement commencé lors de l’élection partielle du Massachusetts, du 18 janvier), à cause de la tension qui l’annonçait, et de l’enjeu qui la caractérisait, le phénomène Tea Party a changé de substance. De politique et “populiste” (selon l’entendement US du terme), avec de très forts soupçons de manipulation, il est devenu psychologique. Tea Party est devenu l’expression d’un malaise général, non plus populaire, ou réactionnaire, ou de quelque sorte politico-sociale que ce soit, mais l’expression de la psychologie américaniste en crise. Ainsi Tea Party est-il devenu l’obsession de la campagne électorale, sans distinction de partis et de tendances. Dès lors, toute la campagne, tout le destin du pays, furent perçus et ressentis à l’aune de cette référence de Tea Party.
» Ainsi s’est réalisée une transmutation étonnante, dans un pays qui dépend d’un système si complètement bloquée et en cours d’effondrement qu’il n’est plus capable de générer aucune politique: Tea Party, loin d’être majoritaire, éminemment suspect, instable et insaisissable, bref mouvement effectivement marginal d’un point de vue politique, est devenu psychologiquement majoritaire. Il l’est devenu selon la logique d’un déchaînement antisystème, alors qu’il influe fortement sur le système lui-même, alors qu’il s’appuie sur des principes sur lesquels le système a bâti sa fortune politique. Il y a tant de contradictions dans tout cela, tant de frustrations, qu’il n’y a rien d’étonnant à se retrouver en état de crise nerveuse (nervous breakdown).
» L’on pourrait dire, paraphrasant un titre de Montherlant: “Tea Party, c’est bien plus que Tea Party”... L’on serait sur la route de la vérité, en Amérique, aujourd’hui. Cela voudrait dire d’abord que Tea Party est devenu à la fois un symbole, un épouvantail, un cauchemar et un exorciste, dans la représentation que s’en fait la direction politique du système, bien autant sinon plus que la population elle-même.
» Répétons-le, il n’y a plus de politique. Le blocage du système, les conditions générales de la crise, avec notamment un chômage réel qui semble devenir structurel et qui est proche des pourcentages de la Grande Dépression (22,5% contre 25%), le désordre qui marque le processus politique, notamment électoral, rendent toute politique cohérente et mesurée impossible. Cette situation, en fait, a commencé avec l’élection de Barack Obama, dès qu’il est apparu qu’Obama ne ferait rien hors des normes courantes du système, au contraire de ce que laissait entendre sa campagne électorale; dès qu’il est apparu, à la lumière de cette réalité, que la situation de désordre et de stagnation, de corruption et de brutalité, qui a régné avec l’administration Bush à partir de la débâcle irakienne, constituait en réalité la situation structurelle générale nouvelle de l’Amérique. Au même moment, naissait Tea Party.
» Laissons de côté le “programme”, les spécificités réelles ou supposées de Tea Party, ses mystères et son caractère insaisissable, les accusations et les soupçons qu’il suscite, les ambitions et les projets qu’on lui prête; laissons tout cela et considérons la chose comme une création quasiment spontanée de la situation que nous décrivons plus haut... Dans ce cas, indubitablement et évidemment, “Tea Party, c’est bien plus que Tea Party”. La chose devient la représentation symbolique et emblématique de la crise formidable, qui est de plus en plus probablement la crise terminale de “l’Amérique”, – avec des guillemets, puisque sous sa forme mythique qui a alimenté depuis l’origine l’American Dream.
» Cela ne signifie certainement pas que tout le monde se reconnaît dans Tea Party, mais que tout le monde, – ou, disons plus clairement, la psychologie américaniste, – reconnaît dans Tea Party tous ses rêves, tous ses cauchemars, ses ambitions utopiques et ses angoisses épouvantables, à la fois le signe indubitable de la profondeur peut-être fatale de la crise et la seule issue, nécessairement radicale, pour terrasser la crise exactement comme Saint George terrasse le dragon. Tea Party est donc devenu une représentation à la fois idéale, furieuse et haineuse, de la crise ontologique de l’Amérique, et, au-delà, de la modernité elle-même. Plus que définir Tea Party de quelque façon que ce soit, cela revient à mesurer la profondeur de la crise.
» Cette description de la situation des USA à partir d’éléments qu’on a l’habitude de considérer comme politique, n’est rien moins que politique. Justement, les événements “politiques”, c’est-à-dire soi-disant politiques, rendent compte de la complète désintégration de la politique sous les coups de la corruption générale, du discours virtualiste, de la perte des lignes de force vitales, de la sclérose de la bureaucratie, du cancer du conformisme de l’esprit. Aux USA, au cœur du système puisque dans son développement américaniste, la politique s’est effectivement désintégrée, dissoute, volatilisée, et cette référence est désormais un piège pour l’intelligence de la situation qu’on voudrait embrasser.
» Reste la psychologie, complètement en crise certes, mais qui, met ainsi en pleine lumière les caractéristiques essentiels de la situation américaniste, autant que de la situation américaine (celle du système et celle du pays soumis au système). Nous avons alors la vision d’un immense désordre apparent, qui nous dit très vite qu’il y a un sens incontestable au-dedans lui. Ainsi la crise psychologique dans tous ses effets nous suggère-t-elle la métaphysique de la situation générale. Cette crise psychologique, qui les touche tous, de Tea Party à l’establishment, du dissident antisystème au chômeur victime du système, du général du Pentagone au banquier de Wall Street, nous découvre un immense déchirement qui bouleverse les conceptions, terrorise et rend furieux les esprits, impose des comportements erratiques.
» La “bataille” que représente cette crise psychologique générale n’a évidemment rien d’une bataille rangée, avec ses certitudes et ses orientations. Les classements idéologiques n’ont plus aucune importance ni le moindre sens, malgré les tentatives épisodiques de les ranimer, – pour essayer d’y voir plus clair, sans doute, – tentatives pathétiques et aussitôt infructueuses. Cette “bataille” ressemble à une scène tragique et inquiétante où se débattent une population, une conception du monde, une ambition historique (ou plutôt a-historique), sans savoir pour quoi et dans quel but, et d’une façon où le cadre spatial et temporel nécessaire à cette population, à cette conception et à cette ambition semble être devenu à la fois un piège refermé et une prison sans appel.
» Est-ce une révolte contre le système? Y a-t-il seulement la conscience de l’existence d’un système comme géniteur de cette prison et de ce piège, sinon lui-même comme prison et piège à la fois? On pourrait douter de ceci et de cela, tant subsistent le conditionnement des esprits, l’affirmation sentimentale de l’utopie, une volonté de rester attaché à ses illusions. Mais qu’importe, finalement, ce qu’on décrit là, qui constitue les débats pathétiques de la conscience pour écarter l’inévitable constat. On comprend bien que cet échevèlement, cette passion aveugle, cette fureur qui ne sait où et comment s’exprimer, sont les signes que la psychologie et son relais dans l’inconscient, eux, ont bien compris de quoi il est question. L’Amérique se trouve confrontée à la désintégration catastrophique de sa propre représentation, de l’American Dream à la modernité. Elle se débat devant la vision de son propre néant. »
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