Eléments épars d’une révolution postmoderne, — une “G4G révolutionnaire”

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Eléments épars d’une révolution postmoderne, — une “G4G révolutionnaire”

5 août 2006 — Peut-on imaginer dans l’histoire moderne du Royaume-Uni une situation semblable? Certains comparent la période actuelle à celle de la crise de Suez en novembre 1956 (attaque de l’Egypte de Nasser par les Anglo-Français et les Israéliens), et Tony Blair à Anthony Eden. C’est faire beaucoup, beaucoup d’honneur à Blair.

[La crise du gouvernement conservateur de Anthony Eden dura quatre mois (septembre 1956-janvier 1957) et fut due à des causes claires et nettes, et bien identifiées depuis : la félonie et l’irresponsabilité des Américains, soutenant d’une façon ambiguë Eden puis le lâchant, le condamnant et le menaçant ; la trahison du chancelier de l’Echiquier MacMillan (d’abord interventionniste ultra mais oubliant de constituer les réserves monétaires dont l’absence allait permettre le chantage US de novembre 1956, ensuite se rangeant du côté US contre Eden et étant “récompensé” par le poste de Premier ministre en janvier 1957) ; enfin la maladie de Eden, conduisant à des flottements, des maladresses, une faiblesse extrême de volonté dans les heures graves, enfin son retrait (“vacances” puis démission) en décembre 1956-janvier 1957.]

Non, il n’y a rien de semblable dans l’histoire de l’Angleterre à ce qui se passe depuis 2003 ; simplement, aujourd’hui, le désordre a pris une tout autre allure : on ne décapite plus comme au temps de Cromwell, on ne sort plus les fourches et les piques ; on démolit par mensonges, reconstruction virtualiste, expéditions guerrières diverses lancées comme autant de diversions, initiatives “citoyennes”, constitution de partis politiques, assignation devant la Cour, offensive médiatique, “fuites” pour la presse de bon aloi, pétitions, etc.

Blair est, depuis trois ans, dans une extraordinaire position d’impopularité. Son mandat va de scandale en scandale, de révolte du Labour en révolte du Labour, de bataille feutrée en bataille feutrée avec “son Poulidor” (le Chancelier de l’Echiquier Gordon Brown qui tient la chandelle en attendant la succession). Son maintien à Downing Street est une énorme perversité purulente, une trahison ouverte et ricanante de la soi-disant démocratie en marche dans nos contrées ; ce maintien est à la fois comme l’illustration d’un système et le tribut rendu à ce système qui ne fonctionne que par manipulations, désinformation virtualiste, manœuvres politiciennes, toutes choses où Blair est passé maître. Son allégeance affichée à un magnat de la presse subventionnant des extrémistes washingtoniens ne fait même plus scandale tout en complétant le paysage dans le sens qu’il faut. Et ainsi de suite.

Malgré tout cela, la situation actuelle, des quelques derniers jours, parvient à nous apparaître comme encore plus extraordinaire. L’allégeance (suite) de Blair à la politique US et ses contorsions vis-à-vis d’Israël conduisent à entendre et à lire régulièrement depuis hier que Blair, finalement, aurait dû partir en vacances pour ne plus s’occuper du monde, — histoire que le monde se porte mieux. C’est tout le contraire d’Eden fin 1956.

Cette situation extraordinaire peut-elle être débloquée? Par des moyens courants, non. Laissons donc la clef des champs à l’improvisation de ces temps sans précédent. Des circonstances extraordinaires ne sont pas à exclure, d’autant que cela semble être l’habitude de cette époque. Deux nouvelles étonnantes valent d’être signalées.

• Les Communes sont en vacances et personne ne peut s’exprimer par la voie parlementaire normale à Londres. Qu’à cela ne tienne : on pétitionne. En quelque sorte, les députés prennent le maquis : plus de 110 d’entre eux, du parti travailliste, viennent de signer une pétition. Voici ce que nous en dit The Independent (notez que personne dans les cabinets ministériels n’a signé la pétition parce qu’on n’y est pas autorisé, mais que toutes les personnes consultées par les meneurs de la pétition se sont dits d’accord pour être en désaccord avec la politique Blair…):

« The extent of the Labour backbench unrest over Tony Blair's handling of the Middle East crisis is laid bare for the first time today in a petition calling for an immediate ceasefire.

» More than 110 Labour MPs, including Paul Clark, the parliamentary private secretary to John Prescott, the Deputy Prime Minister, have signed the petition. That would be enough to wipe out Mr Blair's Commons majority. Mr Blair will not face the immediate threat of a vote because the Commons has risen for the summer recess, but it shows that he has lost the support of almost a third of the Parliamentary Labour Party on the issue.

» The petition has been organised by Crisis Action, a campaign organisation. (…)

» Cabinet ministers are ordered not to sign petitions to avoid splits in the Government. “We contacted every cabinet minister and none of them said they supported Mr Blair's position, which is pretty surprising,” said Brendan Cox, director of Crisis Action. He said the petition, available at www.ceasefiretoday.org, had been signed by more than 35,000. »

• Les familles des soldats britanniques tués dans les guerres de Tony Blair, en Irak, en Afghanistan et ailleurs, en ont tellement assez qu’elles créent un nouveau parti politique : “Spectre”. Elles escomptent bien avoir la tête (on veut dire : le siège) de ministres et de députés qui ont été partisans des susdites guerres. En attendant, elles ont déjà remporté une victoire : « Last week, four of them won an appeal court challenge against the government's refusal to hold a public inquiry into the decision to go to war against Saddam Hussein. Their lawyer, Phil Shiner, described the victory as stunning, not least because, if they are successful in November, the inquiry could see the prime minister, former foreign secretary Jack Straw and former defence secretary Geoff Hoon called to explain their actions. »

En temps normal, une telle initiative ferait ricaner sceptiques et blasés, et se perdrait dans les impitoyables rouages du système britannique. Mais les temps ne sont pas normaux (qui aurait dit que Tsahal serait tenue en échec par le Hezbollah?) L’un des organisateurs de Spectre, Reg Keys, père de Thomas, 20 ans, tué en Irak, s’est présenté en solitaire et sans organisation dans la circonscription de Blair, face au PM, l’année dernière : il y récolté 4.252 voix, soit 10.3% des votants. Le Guardian d’aujourd’hui, où l’on trouve tous les détails sur Spectre (qui prévoit déjà 70 candidats aux prochaines élections générales), rapporte cette citation : « Tony Travers, an elections expert at the London School of Economics, believes ministers would be unwise to ignore Spectre. “There is much evidence of a lack of trust in politicians, so when you have ordinary citizens standing, they can sometimes attract voters. Where you have bereaved citizens contesting seats, you could have an even more powerful movement.” »

La “dynamique de la tension”

En un sens, nous dirions que la pétition anti-Blair et la formation de Spectre font partie de la “guerre de quatrième génération” (G4G) dont l’enjeu est de redéfinir la légitimité ; ou bien, si vous voulez que l’on soit plus précis, il s’agirait d’éléments de la révolution type-postmoderne, qu’on ne peut plus faire par les moyens type XIXème-XXème siècles (émeutes, prises du pouvoir, etc.). (Donc, la G4G, branche révolutionnaire.)

Il est impossible et déraisonnable à la fois d’envisager de former quelque prévision que ce soit à propos de ces deux événements. Il faut les placer dans un contexte dépendant de pressions très différentes, toutes très dynamiques et avec des effets antagonistes. Toutes ces pressions se conjuguent pour offrir des effets radicaux au niveau de la perception.

• Des crises en cours, avec une accumulation constante sans qu’aucune soit résolue (celle d’Israël contre le Hezbollah, venue s’ajouter à l’Irak et à l’Afghanistan) ; ce sont en général des crises très controversées et très “fixées” dans l’opinion, des crises très mal contrôlées sinon incontrôlées. Leurs effets, pour ce qui nous importe, sont moins stratégiques et géopolitiques que psychologiques. Ces effets démultiplient la perception de ce caractère d’absence de contrôle, mêlant l’argument politique radical à l’émotion charriée par des images de destruction et de désordre.

• Des disparités extraordinaires entre les opinions publiques et les directions politiques, entre le sentiment de ces opinions et l’orientation de la politique. (Très peu de pays échappent à cette contradiction, particulièrement en Europe [UE] où l’on peut dire qu’à peu près seule la France a en général une certaine synchronisation et une entente harmonieuse, au-delà des engagements partisans, entre l’opinion des citoyens et la politique nationale dans ces grandes crises.)

• Les capacités d’une communication omniprésente ne cessent de documenter ces contradictions, ces antagonismes, les “bavures” de la guerre, etc. Bien entendu, il y a déformation, censure, désinformation, etc., mais cela n’est pas l’important. Nous parlons ici d’une pression sur la psychologie, d’une tension constante qui exacerbe des opinions en général déjà faites. Ce qui importe est l’effet sur la psychologie (tension), pas l’effet sur la pensée (jugement).

En effet, la caractéristique de ces crises est une certaine similitude des grands acteurs, des arguments, des logiques, etc. Il n’y a pas d’opinion à se faire, l’opinion est déjà formée. Depuis l’Afghanistan, les crises qui s’enchaînent sont en général similaires et l’opinion, pour une nouvelle crise, est déjà faite (dans un sens ou l’autre). Ce qui compte n’est pas un élément capable de changer l’opinion mais la pression d’une nouvelle crise qui s’exerce sur une tension déjà forte. Par contraste avec les années 1970 où l’on avait développé (en Italie principalement) une “stratégie de la tension”, nous devons parler ici d’une “dynamique de la tension”, apolitique en soi puisqu’elle ne change pas les opinions mais politique dans ses effets puisqu’elle exacerbe des opinions déjà faites. La “dynamique de la tension” a pour effet principal d’aggraver la perception qu’on a de l’atmosphère de crise et du désordre qui va avec. (Cela ne signifie pas que le désordre soit considérable et général : cela signifie qu’est très grande et toujours grandissante la perception qu’on a d’un désordre considérable.)

C’est dans ce cadre général qu’il faut placer les deux initiatives relevées ici et leur accorder une importance exemplaire. Désormais, les initiatives de cette sorte sortent des schémas normaux. Elles répondent à la perception du désordre et à la tension entretenue par les événements. Elles se développent dans un climat qu’on peut qualifier de plus en plus “révolutionnaire” d’un point de vue postmoderne (révolutionnaire au niveau de la perception et de la tension, donc affectant plus les psychologies que d’éventuels courants sociaux comme faisait le courant révolutionnaire d’antan). Elles peuvent prendre des dimensions inattendues selon un enchaînement de circonstances impossible à prévoir, comme elles peuvent s’éteindre sans plus d’effets.

Il est saisissant que ce soit le Royaume-Uni, le pays le moins “révolutionnaire” possible, qui soit le théâtre de tels développements. Mais l’absence de caractère révolutionnaire de ce pays se réfère aux mouvements sociaux, type XIXème-XXème siècles. Par contre, pour ce qui pourrait être un mouvement révolutionnaire postmoderne, cette “G4G” révolutionnaire que nous identifions, le Royaume-Uni qui est plus l’objet qu’aucun autre pays de la “dynamique de tension” que nous avons identifiée pourrait en être le terrain d’élection et le champ d’expérimentation. De ce point de vue, l’expérience Spectre, complètement apolitique, simplement basée sur le rejet des mensonges et des manipulations, et qui va utiliser la simple émotion mais au meilleur escient possible (tout ce qui ébranle le système est bon à prendre), devra être suivie avec intérêt et attention.