En attendant mai 2019

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En attendant mai 2019

9 décembre 2018 – Avec ce mouvement des Gilets-jaunes devenus élément crisique fondamental du tourbillon crisique, nous avons très rapidement posé la question de la légitimité. Nous l’abordions longuement et explicitement le 26 novembre. Aujourd’hui, après ce quatrième “samedi” qui s’est passé selon des normes acceptables pour tous selon la logique des événements, cette légitimité s’est renforcé en France même, ajoutant l’opérationnel au symbolique.

• La “dramatisation” était devenue proche du rocambolesque, tout en étant assumée par les commentateurs, avec des rumeurs d’attaque de l’Élysée et de tentatives de “coup d’État”. Rien, de semblable n’a eu lieu. (Si “coup d’État” il devait y avoir, ce ne serait évidemment ni des Gilets-jaunes ni d’aucun des groupes qui s’agglomèrent à l’occasion, avec plus ou moins de succès, et qui n’ont pour ces derniers qu’une capacité barbare de destruction aveugle. Il viendrait du pouvoir, au travers des mesures d’exception ; pour cela, il lui faudrait le soutien sinon l’adhésion des forces de sécurité [police, armée], qu’il n’a en aucune façon.)

• Les “forces de l’ordre” ont appliqué des tactiques plus efficaces, selon une stratégie compréhensible (par exemple mais exemple central, le bouclage de la place Charles-de-Gaulle, qui reste obstinément “de l’Etoile”).

• Pour autant, les rassemblements ont été égaux à eux-mêmes par rapport aux samedis précédents, avec les habituels contrastes du bon-enfant à la tension extrême, de la manifestation pacifique aux tentatives barbares de destruction et de pillages (largement contenues cette fois après le déchaînement du 1er décembre). Il s’agit bien des Gilets-jaunes avec les habituels incidents, la chose garde sa substance paroxystique.

• Le débat sur les chiffres des participations n’ayant guère d’intérêt à cause des conditions et de la seule source dont on connaît bien l’ébouriffante vertu d’honnêteté, reste l’impression que la mobilisation sous la forme qu’on lui connaît s’est maintenue et l’on peut risquer l’hypothèse prospective qu’elle pourrait se maintenir sous une forme ou l’autre parce que devenue paradoxalement (pour une mobilisation) structurelle.

• En quelque sorte et pour employer le jargon électoral, les Gilets-jaunes qui affirment de facto (inconsciemment) leur légitimité deviennent irrésistiblement, pour les forces différentes et surtout les forces extérieures, une “offre” de légitimité alternative. Qui prendra “en charge verticale” ce mouvement qu’on décrit comme “horizontal” ? On voit bien, on le sent bien désormais, que la verticalité de Macron, sa légitimité “verticale” est de plus en plus discréditée par sa flaccidité catastrophique, qui semble de plus en plus s’appuyer sur une colonne vertébrale du type-“éclair au chocolat” (selon le mot du vice-président Theodore Roosevelt sur son président McKinley : « Il a autant de colonne vertébrale qu’un éclair au chocolat »)

Il nous est très vite apparu que l’un des plus importants points politiques (considéré objectivement) de la crise des Gilets-jaunes, c’était sa reconnaissance par l’extérieur (sa “légitimation” de ce point de vue, en quelque sorte). Par “extérieur”, nous entendons des pays étrangers dans la chaîne habituelle des proximités, parce que nous vivons à l’heure de la globalisation ; mais pas celle de l’économie “performante” et d’une identité diluée au Tout qui équivaut au Rien ramené au Bobo parisien, comme le conçoit le malheureux Macron (le jugement d’Emmanuel Todd à cet égard vaut son pesant d’or) mais bien la seule globalisation qui existe aujourd’hui à toute vapeur : la “globalisation de la crise”. Reconnaître les Gilets-jaunes à cet égard, c’est renforcer leur “offre de légitimité”, bien entendu au dépens de la légitimité du régime-“éclair au chocolat” qui s’imagine régner en France.

(La “légitimation” des autorités en place, Macron en tête, se faisant aujourd’hui par le processus totalement inclus dans le programme de La-République, dont l’état de néantisation est si avancé, si visible, si criant sinon hurlant malgré les incantations des élites médiatiques de cour, vous pensez !)

Dans ce contexte si incertain et si fragile, il nous apparaît important de signaler deux interventions qui sortent du seul cadre de la communication-médiatique hors-France que nous avons signalé précédemment. Il s’agit de deux interventions importantes, quoi qu’on pense des personnes impliquées et de la véracité de ce qu’ils disent, – de toutes les façons, dans un univers où la réalité est désintégrée...

• D’abord celle de Trump. Un tweet triomphant, sans le moindre rapport avec ce qui s’est passé, inventant des choses et faisant des interprétations absolument grotesques (par exemple, que les Gilets-jaunes sont contre les Accords de Paris sur l’environnement, ou scandant “Nous voulons Trump !”), etc. Aucune importance. (Il y a eu des réactions négatives à ce tweet, de la part de Gilets-jaunes. C’est inutile. Ce que dit Trump n’a aucune importance dans ce cas comme dans nombre d'autres.)  Ce qui importe, c’est le tweet, et qu’il se soit installé dans le cerveau étrange et sommaire de The-Donald que les Gilets-jaunes sont ses amis, ses partisans, etc., donc qu’ils représentent la vraie-France, la France qu’il “adore”, donc la France légitime. Tenons-nous en à ce fait de communication sans la moindre attention ni le moindre intérêt pour ses rapports avec la situation mais simplement très indicatif de ce que sera, “d’instinct” comme lui-même aime à dire, la position du président des États-Unis vis-à-vis des Gilets-jaunes et de Macron. Traduction poétique du tweet :

« L’accord de Paris ne marche pas très bien pour Paris. Manifestations et émeutes dans toute la France. Les gens ne veulent pas payer de grosses sommes d’argent, surtout pour les pays du tiers monde (dont la gestion est discutable), afin de protéger peut-être l’environnement. Ils chantent “Nous voulons Trump !”. J’adore la France. »

• Un autre événement important, cette fois sur le fond autant que sur la forme, vient d’Italie. On avait remarqué jusqu’ici la très grande discrétion de l’homme très-fort, à la fois des populistes et du gouvernement. Depuis hier, Salvini et ses partisans sont sortis de cette discrétion in absentia, toujours aussi discrètement pour le vice-Premier ministre (il a des obligations politiques vis-à-vis de la direction française et les assume avec plus de rigueur que Trump). C’était lors d’une réunion de Salvini devant 80 000 de ses partisans pour fêter ses six mois de gouvernement. 

 (Salvini, parti de 17% de soutien populaire, se trouve aujourd’hui à plus de 30%. Il affirme vouloir poursuivre sa collaboration avec le M5S des 5 étoiles, mais on le soupçonne de préparer un plan machiavélique qui aboutirait à lui donner à lui seul le pouvoir.)

Quelques échos de la manifestation, où il est question de la position de Salvini vis-à-vis des Gilets-jaunes, mais aussi des points de vue des partisans du leader populiste italien.

« Alors que le gouvernement est engagé dans un bras de fer avec la Commission européenne sur son budget résolument anti-austérité, que Bruxelles rejette en raison du niveau de la dette publique de l'Italie, Matteo Salvini a réaffirmé son euroscepticisme. “Si l'Europe se limite aux contrôles, aux mises sous tutelle, au spread [l’écart très surveillé en Italie entre les taux d'emprunt italiens et allemands], au 0,1% [de déficit] en plus ou en moins, cette Europe est destinée à faire faillite», a-t-il expliqué avant de lancer à propos des discussions en cours avec Bruxelles : ‘Nous n'avons peur de rien ni de personne’.”

» “Il faut absolument réformer l'Union européenne, il faut un fort vote populaire en mai dans les 27 pays. Il y a trop de pouvoir dans les mains des banquiers, alors que les impôts, c'est nous qui les payons”, a approuvé Pierre Orsone, professeur de droit et d'économie âgé de 60 ans. Se présentant comme “Salvinien plutôt que partisan de la Ligue”, il a enfilé un gilet jaune, tout comme Stefano Feliziani, chauffeur de taxi romain de 63 ans, qui s'est dit solidaire d'“un peuple en lutte contre l'usurocratie, le gouvernement des banques, la mondialisation de la pensée unique”. Pour Giuseppe Rida, policier de 47 ans venu avec sa femme et leur fils de 10 ans, “c'est une lutte qui doit se faire aussi ici, mais avec ce gouvernement, on est déjà sur la bonne voie”.

» A la tribune, Matteo Salvini a en outre évoqué le mouvement français des Gilets jaunes : “Qui sème la pauvreté récolte les manifestations, qui sème les fausses promesses récolte la réaction des périphéries et des campagnes.” »

D’Armageddon en Armageddon

Le Monde titre que la presse étrangère a titré à propos du quatrième samedi (Acte IV, le 8 décembre) que « le déploiement policier a évité un “nouvel Armageddon” ». Bel exemple d’objectivité que de citer les titres des confrères pour faire dire … Bien et donc,

1) ce sont les autres qui le disent, tous les observateurs du poulailler, les plus éloignés des passions hexagonales (objectivité en fer forgé et cousu d’or) ;

 2) il y a eu un “Armageddon” la semaine dernière (samedi 1er décembre) ;

3) on serait tenté de penser que ce gouvernement est le meilleur possible puisqu’il a ordonné ce déploiement policier qui a permis de repousser la catastrophe, le deuxième Armageddon ;

4) par conséquent, la crise se trouve réduite à la mesure de l’efficacité du maintien de l’ordre, et là vraiment le 8 décembre fut un triomphe par rapport à Armageddon.

On voit à quel niveau la presseSystème, affolée et paniquée, se déplace, comme un JSF rénové, pour semer comme autant de smart bombs des arguments qui, bientôt, permettront dans les commentaires de saupoudrer de la poudre de perlimpinpin de la vertu politique ce gouvernement, ce président et les directives de Bruxelles. Le monde médiatique français, presseSystème alignée, est donc entré dans sa phase de tentative de récupération, comme un avion (le JSF) se rétablit après avoir failli heurter le sol ; les voici donc à nouveau prêts à être emportés dans le grand récit postmoderne dans lequel les Gilets-jaunes n’auraient été qu’un court coup de canif.

Notre propos est tout autre, en citant ci-dessus les deux personnages qui sont, qu’on le veuille ou non et qu’on s’en satisfasse ou pas, les deux figures les plus fortes et les plus symboliques du mouvement populiste. Dieu sait que nous avons bien des choses, des charretées de choses à reprocher à Trump, qui, outre ses divers traits personnels contestables, est peut-être, considéré de divers points de vue convergents en matière de politique de sécurité nationale, pire que GW et BHO réunis, – et nous ne nous privons pas de le lui reprocher. Il n’empêche qu’il reste, du point de vue de la communication et du symbolique, un point de rassemblement du populisme et de l’anti-globalisme, et qu’il exerce notamment cette fonction, avec force et sans crier gare, à l'encontre de l’UE et de l’Europe institutionnalisée. Salvini, de son côté, éventuellement sous les applaudissements de Trump, est prêt à affronter Bruxelles, sinon à quitter l’euro s’il le faut ; il représente bien entendu la quintessence du mouvement populiste plus “en devenir que devenu” parce qu’on a la perception que son installation au pouvoir n’est qu’une étape, que sa véritable tâche est l’attaque de la citadelle bruxelloise, que ce soit par la question budgétaire actuellement posée, que ce soit par l’élan qu’il pourrait donner aux élections européennes de mai 2019

Ainsi, par le biais de ces deux personnages ayant offert, chacun à leur façon, une sorte de “reconnaissance” symbolique du mouvement des Gilets-jaunes, on peut considérer que le mouvement est nimbé d’une sorte de légitimité internationale. Nous disons cela sans préjuger des effets d’une telle avancée symbolique et communicationnelle. Nous constatons simplement que, de même que notre Castaner de ministre de l’Intérieur avait observé que le mouvement des Gilets-jaunes avait accouché d’un “monstre” qui le dépassait, – comme nous-mêmes, mais pas vraiment ni du tout dans le même sens, parlions d’une “entité”, – de même cette diffusion internationale et cet adoubement par les personnalités citées font des Gilets-jaunes un acteur de la grande scène crisique du monde telle qu’elle se déploie au cœur du système de la communication.

Nous ignorons bien entendu l’évolution possible des choses dans les prochains jours et les prochaines semaines, et surtout nous ne prétendons pas le savoir, ni encore moins le prévoir, et en un sens nous ne sommes pas intéressés par pur devoir d’inconnaissance qui permet d’écarter l’accessoire pour l’essentiel. Le point important, qui permet de comprendre l’intérêt de cette révolte dans le grand affrontement mondial, naturellement symbolisé par la contradiction Système versus antiSystème, c’est la référence des élections européennes de mai 2019. Là pourrait se nicher une sorte d'Armageddon.

Pour la première fois, cet étrange artefact (les élections européennes) qui a tenu lieu jusqu’ici de simulacre de démocratie, acquiert une substance d’“arme de destination” comme l’on dit dans le langage du maintien de l’ordre, comme nous l’avons appris : objet ou chose qui n’est pas en soi-même une arme mais qui le devient par l’usage qu’on en fait, et surtout l’objectif qu’on vise dans les conditions qu’on conçoit aisément. Les européennes de 2019, simulacre démocratique conçu pour verrouiller le simulacre européen qu’est le labyrinthe institutionnel de l’UE, devenant éventuellement une arme contre ce labyrinthe institutionnel ; et là-dedans, la saga des Gilets-jaunes, avec son retentissement désormais international, et son espèce de parrainage extérieur Trump-Salvini, tient désormais une place très importante ; elle fait passer ces élections de l’indifférence complète où on les tenait, en une sorte de capacité offensive permettant de pénétrer au cœur de la citadelle pour voir si l’on ne peut trouver une bombe dont on pourrait allumer la mèche

…Car, s’ils l’ignoraient peut-être eux-mêmes, si la plupart des observateurs l’ignoraient sans doute par solidarité, c’est contre Bruxelles que les Gilets-jaunes se sont révoltés. (Chose qu’ont comprise les quelques émules bruxelloises des Gilets-jaunes français, qui ont voulu s’en prendre, samedi, au Parlement Européen ; mais Pandore veillait : sur 1 000 manifestants, il y a eu 450 interpellation.)