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4646 décembre 2008 — Nous commencerons ce “Faits & Commentaires” par une citation d’un lecteur, ph.del, commentant le 1er décembre notre “F&C” intitulé «Il faut savoir tenir les promesses que l’on n’a pas faites».
«L'attente est énorme. La perplexité et l'impatience sont inévitables. Mais le temps du jugement n'est pas venu...
»Il serait utile de comparer Obama avec FDR, lui aussi president-elect au coeur de la crise et embourbé dans l'interminable transition de 1932.
»Qu'a promis FDR avant d'en venir au New Deal: pendant la campagne, pendant la transition, dans les premiers mois de sa présidence? S'est-il entouré d'hommes neufs (Keynes bien sûr mais les autres?) ? Si oui, quand ? S'est-il entouré d'ex-adversaires (cf. Lincoln)?
»Un coup d'oeil vers Gorbatchev peut être également fructueux. Andropov lui aurait certes ouvert la voie de la perestroika - dans quelle mesure? Mais plus essentiellement, quel a été le timing de Gorbatchev? Son équipe? Quand ses actes ont-ils rejoint ses déclarations ou annonces?
»En d'autres termes, l'observation de ces divers paramètres peut aider à percevoir comment agit le grand politique au cœur de la crise et comment il en émerge.
»L'analyse peut aussi mesurer si et comment (une partie de) son équipe a compté? Le tout pour tenter de définir si les actions de ces hommes que l'Histoire a retenues furent le fruit d'une certaine maîtrise, d'une inspiration et d'un flair politique innés, ou relèvent plutôt de l'improvisation dans la hâte si ce n'est du hasard.» […]
Peut-être “le temps du jugement” n’est-il pas venu mais le temps de l’action, lui, est bien là. Depuis hier, sans aucun doute du point de vue de la communication qui est aujourd’hui le facteur qui règle tout ou l’essentiel, le temps de la tragédie est ouvert aux USA. Le mot terrible (“dépression”), ou l’expression tragique (“la Grande Dépression”), ne sont plus des images de convenance ou des artifices dialectiques. Il est vrai désormais que les USA, et le monde derrière eux d’une façon ou l’autre, sont placés devant la perspective d’une dépression.
Notre lecteur nous pose plusieurs questions qu’on pourrait regrouper sous l’idée d’une incitation à la comparaison entre Obama, FDR (qui est la référence US directe d’Obama dans les circonstances) et Gorbatchev (qui est la référence hypothétique d'une situation de rupture, référence indirecte mais désormais omniprésente).
Aux USA actuellement, la problématique envisagée implique essentiellement la comparaison entre Obama et FDR et, d’une façon plus générale, par le biais du choix qu’Obama fait de ses divers “gouvernements” internes et de ses collaborateurs, la question de la façon dont Obama aborde sa bataille contre la crise. (Cette comparaison reste encore contrainte à cet égard. Nos lecteurs savent que le domaine de l'action de FDR qui nous paraît décisif, comme nous l'avons rappelé encore récemment, porte sur l'action psychologique décisive de Roosevelt immédiatement après son installation à la présidence.)
Notre lecteur ph.del nous signale ainsi un article du 4 décembre de Michael Hirsh, sur le site de Newsweek, qui pourrait se nommer : “où est Joseph Stiglitz?”, et dont nous parlons par ailleurs, dans notre Bloc-Notes du jour. Pourquoi Obama a-t-il rassemblé autour de lui, pour tenter de conjurer la catastrophe en cours, une équipe de gens extrêmement compétents dont la référence principale, sous la forme d'une action combinée depuis deux décennies, est de nous avoir donnés la catastrophe en question? Pourquoi, au contraire, n'a-t-il (encore?) rien fait de Stiglitz qui, lui, avait vu venir la chose?
«OK, enough with the Obamamania already. I have a major bone to pick with our all-praised president-elect. Where, Mr. Obama, is Joseph Stiglitz? Most pundits have pretty much gone ga-ga over your economic team: The brilliant Larry Summers as head of your National Economic Council. The judicious Tim Geithner as Treasury secretary. The august Paul Volcker as chair of the newly formed Economic Recovery Advisory Board. But lost amid the cascades of ticker tape is the fact that, astonishingly, you didn't hire the one expert who's been right about the financial crisis all along—and whose Nobel Prize-winning ideas will probably be most central to fixing the global economy.»
Peut-être Obama a-t-il peur, tout simplement? C’est l’hypothèse implicite que fait Steve Fraser, professeur d’économie à l’université de New York et spécialiste des problèmes de Wall Street: «A suffocating political and intellectual provincialism has captured the new administration in embryo. Instead of embracing a sense of adventurousness, a readiness to break with the past so enthusiastically promoted during the campaign, Obama seems overcome with inhibitions and fears.»
Il faut lire l’article de Fraser, sur TomDispatch.com le 1er décembre, parce qu’il répond en bonne partie à la question de notre lecteur ph.del sur la comparaison, du point de vue de la formation des équipes, entre FDR et Obama. Incontestablement, FDR avait rassemblé autour de lui des hommes nouveaux, ou connus pour leurs vues novatrices par rapport au courant de la direction américaniste avant l’arrivée de FDR. Pour autant, FDR ne présentait nullement un programme révolutionnaire durant la campagne, comme on le sait. On sait également qu’il se tint sur la réserve durant la transition, au contraire d’Obama.
Comme Fraser le signale, les conditions sont différentes. En un sens, d’une façon évidente, elles sont pires aujourd’hui parce qu’elle impliquent la politique extérieure des USA, qui est dans un état catastrophique tout en conservant toutes ses ambitions hégémoniques, comme si ces ambitions étaient la condition sine qua non du maintien du système, donc de la résolution de la crise économique. (Est-ce faux d’ailleurs? Nous serions bien proches de répondre : non, absolument pas, – résumant ainsi le dilemme fondamental, systémique, que ne connaissait pas FDR, le dilemme en forme d'absurdité contradictoire; le dilemme de devoir tenter de redresser un système en crise profonde en poursuivant une politique générale qui alimente directement cette crise; décrivant ainsi le nœud gordien impossible à trancher, et scellant le sort du système.) Fraser note justement le lien à faire entre cette politique extérieure et la situation des USA, qui n’existait pas en 1932-1933.
«Until now, the American way of life, including its economy of mass consumption, has depended on maintaining the country's global preeminence by any means possible: economic, political, and, in the end, military. The news of the Bush years was that, in this mix, Washington reached for its six-guns so much more quickly.
»A global depression will challenge that fundamental hierarchy in every conceivable way. The United States can try to recapture its imperiled hegemony by methods familiar to the Obama-Clinton-Bush (the father) foreign policy establishment, that is by using the country's waning but still intimidating economic and military muscle. But that's a devil's game played at exorbitant cost which will further imperil the domestic economy.
»It might, of course, be possible, as in domestic affairs, to try something new, something that embraces the public redevelopment of America in concert with the global South. This would entail at a minimum a radical break with the “Washington Consensus“ of the Clinton years in which the United States insisted that the rest of the world conform to its free market model of economic behavior. It would establish multilateral mechanisms for regulating the flow of investment capital and severe penalties and restrictions on speculation in international markets. Most of all, it would mean lifting the strangulating grip of American military might that now girdles the globe.
»All of this would require a capacity for re-imagining foreign affairs as something other than a zero-sum game. So far, nothing in Obama's line-up of foreign policy and national security mandarins suggests this kind of potential policy deviance. Again, no Rooseveltian “brain trust” is in sight, even though unorthodoxies are called for, not just because of the hopes Obama's victory have aroused, but because of the urgency of our present circumstances.»
…Aussi, la comparaison des USA-2008 d’Obama avec l’URSS-1985 de Gorbatchev, menace pressante de crise économique classique mise à part, est-elle peut-être plus de mise. L’URSS-1985 présente un tableau global (bureaucratie, politique extérieure soi disant “impériale”, etc.) correspondant mieux aux USA-2008 que celui des USA-1933 de FDR. Nous voilà donc avec Gorbatchev et l’on peut revenir à la question de “ph.del”, – que fit Gorbatchev de sa transition et de son équipe? Rien de bien intéressant pour ce qui nous importe. Le régime étant alors ce qu’il était, il n’y eut pas de transition et son équipe comportait un mélange de conservateurs imposés par le Politburo gérontocratique, et de novateurs rassemblés par Gorbatchev lui-même, – dont une petite équipe de type “brain-trust”, formée autour de lui. Gorbatchev avait préparé tout cela, comme nous l'avons vu, lors des années précédentes, plus ou moins sous les auspices du KGB qu'Andropov avait mené jusqu'en 1983.
Au reste, nous l’avons déjà dit, ce qui nous paraît essentiel chez Gorbatchev c’est la glasnost (transparence, publicité de la parole), nullement la perestoïka (“réforme” économique), et son équipe ne joua un rôle que pour la seconde. La glasnost est une initiative de Gorbatchev, paradoxalement favorisée par les conditions d’un système policier, et qui fut entreprise par Gorbatchev quasiment seul, quasiment de manière artisanale.
…Dans ce cas qui est l’essentiel de notre réflexion, qui est l'action psychologique des deux hommes, deux choses nous paraissent lier précisément FDR à Gorbatchev, et d’une façon très originale: l’absence de plan, voire même de préméditation consciente dans ce que leurs actions respectives eurent d’efficacité révolutionnaire, essentiellement au niveau psychologique; une réelle solitude dans ce qui compta particulièrement selon notre jugement, c’est-à-dire une démarche solitaire dans l’action qui compta essentiellement. (Peu importe ce qu’il s’ensuivit, notamment que FDR sauva, inconsciemment ou pas, le système qui avait précisément suscité la catastrophe. Nous jugeons de l’action qui nous importe, d’une façon objective, dans sa méthode et dans ses effets directs.)
Tous deux, FDR et Gorbatchev, ils déclenchèrent un formidable changement au niveau du public, donc au niveau de la psychologie, en-dehors des normes et du contrôle du système. Ce fut le principal facteur, la psychologie, qui pour éviter le naufrage du super-cuirassé USA, qui pour pulvériser le communisme qui emportait l’URSS dans le marasme catastrophique. Peu importe ce que voulaient les deux hommes. Dans ces deux cas ils furent des “outils utiles” (évitons l’expression fameuse car tout cela n’est pas idiot) du grand courant de l’Histoire qu’ils avaient su deviner, plutôt inconsciemment et sans le réaliser pleinement, et qu’ils surent épouser en comprenant parfaitement, et sans aucun doute intuitivement, la psychologie nationale en crise. Ils obtinrent à plus long terme des effets formidables qui n’étaient pas précisément ce qu’ils voulaient, – le National Security State avec le CMI triomphant pour FDR, l’effondrement du communisme et de l’URSS pour Gorbatchev.
Ne nous attardons pas à l’analyse de ces effets. On pourrait dire que l’action de FDR a rendu les choses pires qu’elles n’étaient du point de vue des adversaires du système, donc il donnerait une piètre image du “grand courant de l’Histoire” qu’il aurait prétendument servi. Il n’est pas assuré qu’en sauvant le système de la façon qu’il l’a fait, FDR ne l’a pas encore plus enfoncé dans sa perversion pour que soit mieux démontrée sa malice à l’échelle de l’Histoire, et assurant plus tard (aujourd’hui?) sa liquidation, au lieu qu’une action complètement réussie de lui, sans National Security State au bout de son chemin, aurait réhabilité un système resté pourtant intrinsèquement pervers.
Mais ce qui nous importe est leur action en tant qu’“outils utiles”, et à leur niveau, ou, si vous voulez, en tant qu'“hommes d’Etat” . La démonstration nous paraît constante que l’action décisive se situe au niveau de l’intuition et de l’improvisation, étant entendu que la bonne ou la mauvaise orientation de l’emploi de ces vertus dépendent d’une bonne expérience, d’un usage intelligent de la raison, d’une vision générale assurée de la situation (la “big picture”, disent les Anglo-Saxons).
La position d’Obama en fonction de la dégradation de la situation générale et des choix qu’il a faits est de plus en plus fortement différente de celle de FDR et de Gorbatchev. Au contraire des deux autres, Obama s’enferme dans un cas où il ne dispose d’aucune option entre l’alignement sur le système et la révolte révolutionnaire en rupture évidente avec le système (son “hypothèse Gorbatchev”, qui serait en intensité bien plus que l’expérience Gorbatchev). Par rapport à FDR, la situation générale n’est pas assez hors du contrôle du système, même si elle est ontologiquement plus grave qu’en 1933, pour qu’Obama ait les mains libres dans le cadre constitutionnel où il évolue, parce qu’un système aux abois serait prêt à accepter l’expérience; par rapport à Gorbatchev, il n’est pas dans un système qui a l’“avantage”, par rapport au système US, d’avoir conscience comme l’avait le système soviétique en 1985 d’être dans une impasse totale, donc incliné à lui laisser d’une certaine façon les mains libres. En d’autres mots, Obama est enfermé dans la fameuse montée aux extrêmes, entre la poursuite de l’alignement sur un système en route vers sa catastrophe mais qui en est inconscient et ne cède sur rien, et la révolte, d’une façon ou l’autre, – ce que nous nommons effectivement l’“hypothèse Gorbatchev”.
Nous avons parlé d’“homme d’Etat”, et c’est effectivement le cas avec de tels hommes exceptionnels. Qu’est-ce qu’un homme d’Etat dans ce cas qui peut être exemplaire pour Obama, à la lumière des deux expériences considérées (FDR et Gorbatchev)? Pour nous, c’est moins le calcul habile, le sang-froid pour conduire les affaires, la prévision raisonnable, la vision générale de la situation, qui sont des qualités nécessaires mais insuffisantes pour l’être, qui viennent après. L’“homme d’Etat”, c’est d’abord, pour commencer si l’on veut, en hiérarchie qualitative et en chronologie, l’intuition fulgurante des intérêts généraux, la conviction aussitôt acquise et fermement assurée, suivies de la décision nécessaire et également fulgurante, suivie de toutes les qualités qu’on énumérées, sang-froid, mesure, sens de la prévision des choses, vision générale, etc.; FDR montre ce schéma de comportement lorsqu’il décide de parler pour sauver le pays qui se dissout, Gorbatchev lorsqu’il décide de faire parler le pays qui s’enfonce dans le marais communiste, – mais aussi, si l’on veut, de Gaulle décidant en juin 1940 de s’embarquer pour Londres, ou bien, puisque nous y sommes, Lincoln décidant d’élever la cause de la Guerre Civile en un affrontement de principes qui lui donnera la victoire (tout cela contenu dans sa Gettysburg Adress). Nous ne disons pas que ces hommes ont raison, ni que nous sommes ou non de leur parti; nous disons qu’en l’occurrence c’est cela agir en “homme d’Etat”.
Quand Obama agira-t-il en “homme d’Etat”, s’il le fait? Pour être clair et audacieux dans la prévision, nous dirions qu’Obama devrait se trouver très rapidement enfermé dans l’alternative claire décrite plus haut comme une “montée aux extrêmes”: ou bien ne rien faire et couler avec le système ou bien “se révolter” (par des voies et moyens à trouver par lui) et participer activement, par l’extérieur, au naufrage du système. (Par exemple et puisque nous en parlons, toutes sortes de révoltes sont possibles; cela peut-être une mobilisation électronique des électeurs ou bien une soudaine nomination d’un Stiglitz à la place d’un Summers, au cœur d’une dépression accélérée.) Effectivement, revenons-en à son modèle: si Obama veut être historiquement et psychologiquement un équivalent de Lincoln, il devra être dans son action politique quelque chose comme un “contre-Lincoln”; sauver ce qui peut l’être de cette nation qui n’en est pas vraiment une en tuant le système, et non pas sauver le système en tuant ce qui peut l’être de cette nation qui n’en est pas vraiment une (tuer la spécificité sudiste avec l’idée confédérale du Sud).