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103024 mars 2009 — Le “plan Geithner” déclenche, dans son interprétation générale, à la fois les plus grandes fureurs et les plus grands enthousiasmes, de toutes les façons des réactions très extrêmes. On en connaît le thème, l’orientation, les ambitions. Les commentaires de Paul Krugman ont fait beaucoup parler d’eux et suffisent à en présenter l’appréciation critique, – très critique, parce que tout est nécessairement extrême dans ce jeu en cours. Il y a donc nécessairement une unité de réaction dans cette occasion.
Par exemple, Paul Jorion, qui écrit le 23 mars 2009:
«Je voulais écrire un billet sur le plan Geithner mais il a déjà été écrit par quelqu’un d’autre. Je ne m’en plains pas: évitons les doubles emplois.
»La seule phrase de Paul Krugman que j’aurais écrite différemment:
»“Tout ceci est pire que décevant. En fait, cela me remplit d’un sentiment de désespoir.”
»Le désespoir n’est pas de mise sur le blog de Paul Jorion bien entendu, alors voici ma version personnelle de cette phrase :
»“C’est bien pire encore que ce qu’on aurait pu craindre mais nous sommes blindés. Une chose est sûre désormais : la solution ne viendra pas de l’administration Obama, passons à la suite. Le monde a besoin d’idées et n’attend pas : retroussons nos méninges!”»
Nous sommes d'autant mieux confortés pour écarter, selon notre habitude méthodologique, les commentaires directs et, encore plus, les spéculations sur tel ou tel aspect technique du plan, sur le plan dans son entièreté du point de vue technique, etc. Ce qui nous intéresse plutôt, c’est l’homme et le pouvoir qui ont décidé cela, et la perspective politique impliquée. Là aussi, écartons les aspects techniques, tenons-nous en à la psychologie, le comportement et la politique, – pour constater aussitôt que le paradoxe de cette situation est que l’énigme Obama subsiste. Et la solution de cette énigme peut être aussi bien extraordinairement novatrice qu’absolument décevante.
Ci-dessous, – il s’agit en effet du même homme qui parle, directement ou indirectement, à trois jours d’intervalle.
• Le 20 mars 2009, au “Tonight Show With Jay Leno”, de NBC: «President Barack Obama said Thursday evening that he was “stunned” to hear about the $165 million in bonuses that were paid to employees of troubled insurer AIG over the weekend, promising to do everything he could to “get these bonuses back.”
»“These financial industries are holding us hostage,” Obama said in an interview on NBC’s “Tonight Show With Jay Leno.” It was the first time a sitting president has been a guest on a late-night talk show.
»Obama said the AIG payments raised moral and ethical problems, but he stressed that the bigger problem was the culture that allowed traders to claim them. “We need to get back to a place where people know enough is enough,” he said. “If we can get back to those values that built America, then we’ll be OK.”»
• Le 23 mars 2009, le Times de Londres nous rappelle d’abord qu’il y a une grande colère chez l’électeur (les bonus AIG), que le président en a été certes choqué mais qu’il n’entend pas gouverner sous le coup de la colère. Au reste, il fait savoir, ce même président, qu’il est loin d’être acquis qu’il signe la loi que le Congrès est en train d’élaborer sur l’imposition massive des bonus.
Puis ceci, qui nous signale que le premier travail du président est de sauver l’économie et qu’il compte, pour cela, sur les “gentils” de Wall Street:
«At the start of another crucial week for the Administration, Austan Goolsbee, a senior aide, said yesterday: “We can’t let our anger over mistakes that happened last year block the fact that we’ve got to save the economy — we have to fix this problem.”
»Christina Romer, the chairman of the White House council of economic advisers, said: “The President understands the distinction between placing restrictions on companies that contributed to the financial mess and those trying to help.” Companies that participated in the scheme would be “kind of doing us a favour” and would be regarded as “the good guys here”.»
Entre ces deux déclarations et à leur propos, nous écartons la critique polémique. Pour accepter leur contraste, sinon leur contradiction, nous acceptons l’hypothèse d’une manœuvre politique ou d’une rhétorique politique adaptée, – qu’on peut aussi bien juger acceptable (si l’on estime que ce système peut et doit être sauvé par tous les moyens) que stupide et aveugle (céder à celui qui vous tient en otage pour vous précipiter dans la catastrophe, car son comportement est catastrophique): ils nous tiennent en otage, et ce n’est pas agréable, mais il est inutile de se révolter contre eux, il faut collaborer et les amadouer…
Entre ces deux déclarations, il existe au contraire une contradiction de fond qui est fort gênante. Dans la première déclaration, BHO fait une critique systémique: ce sont “les industries financières” qui nous tiennent en otage et c’est une question “de culture”, c'est-à-dire une question de substance mettant en cause directement le système. Cela suppose une appréciation effectivement systémique: c’est un système qui est responsable, qui engendre une “culture”; à la limite, qu’importe les individus, y compris ceux qu’on trouve à Wall Street bien entendu, tous sont comptables du système et en dépendent. Si l’on veut, “nous sommes tous des otages” du système (“les industries financières” pour le cas), y compris les “types de Wall Street”. Dans la seconde déclaration, toute l’analyse est complètement renversée et nous nous retrouvons, non pas à Wall Street, mais à Hollywood, dans un western: il y a des salopards à Wall Street, c’est sûr, mais il y a aussi des braves types, des “gentils”, des “good guys”, et ce sont eux qu’on va aider et qui nous sortiront de là; quant au système, rien contre lui puisqu'il va permettre que les “gentils” l'emportent.
Tout cela n’est pas très rassurant. Cela n’est pas rassurant s’il y a mensonge ici ou là, dans la première ou la seconde déclaration; cela n’est pas rassurant s’il y a inattention ici ou là, sans réaliser cette contradiction de fond entre la première et la seconde déclaration; cela n’est pas rassurant si l’on dit n’importe quoi (telle ou telle phrase venue du service de communication) pour faire passer l’une ou l’autre pilule, selon la circonstance et l’air du temps. Mais nuançons finalement: “cela n’est pas très rassurant” ou bien c’est intrigant.
Vraiment, nous écartons les verdicts définitifs: Obama “a choisi”, “les Etats-Unis ont tranché”, etc. Il y a trois jours, Wall Street était crucifié (et il l’est encore), aujourd’hui Wall Street (les “good guys”) est encensé. Tout cela, avec derrière autant de variations similaires qu’il y a de semaines depuis le 15 septembre 2008. On ne sait s’ils vont “fixer” la crise mais il ne s’agirait effectivement que de la “fixer”, – transcription analogique libre mais incorrecte du terme “fixed”, mais qui a paradoxalement un sens peut-être plus juste… – ils vont tenter de “suspendre” la crise. Si cela réussit, cela peut durer quelques mois ou quelques semaines, – c’est dans tous les cas notre analyse.
Nous ne croyons pas à la décision décisive, au “breakthrough” parce que la crise est trop complexe, qu’elle est systémique et eschatologique et donc implique le système avec des facteurs échappant complètement au contrôle humain, qu’elle embrasse et embrase bien d’autres domaines, et de bien plus importants que la finance, voire la seule économie. Ce constat que l’on perçoit comme décisif conditionne toute notre analyse. C’est dans ce cadre que nous avançons le constat qu’Obama reste une énigme, qu’il ne s’est pas dévoilé, qu’il n’a pas “choisi” décisivement même s’il a choisi cette action si fortement en faveur de Wall Street.
Nous croyons que la fureur des “bonus AIG” n’est ni une manœuvre, ni une colère sans lendemain, qu’elle exprime au contraire quelque chose de très profond, aussi bien chez les élus, – nous voulons dire, une partie d’eux-mêmes chez chacun d’eux, – que dans le public, que même (et comment !) chez Obama, – fortement dans une partie de lui-même. Nous estimons que cet épisode est amené à se reproduire, pour telle ou telle raison, et que cette succession de hauts et de bas (les montagnes russes), entre une attaque maccarthyste contre Wall Street et un “plan-miracle” pour Wall Street, sur fond pesant de crise économique bien réelle, renforce un climat politique instable, dangereux, délétère et incontrôlable, – lequel influe à nouveau sur les différents “hauts et bas” qui continueront à se succéder. Nous pensons que nous vivons une séquence accélérée d’événements et qu’aucun, jusqu’à maintenant, n’est parvenu à “fixer” la situation, et qu’aucun n’y parviendra dans les conditions présentes car l’enjeu porte sur de multiples domaines à la fois. Il n’y a pas un deus ex machina (le “plan Geithner“ réussi, par exemple) capable de stopper une crise dont l’aspect financier n’est qu’un petit aspect, mais de multiples domaines instables, – y compris l’aspect international, y compris la crise du Pentagone et du budget, y compris les autres crises majeures comme celle des matières essentielles ou la crise climatique, – et que chacun interagit sur les autres, par ses hauts et ses bas, et tout cela dans le sens de la déstabilisation, – et qu’aucun de ces domaines, enfin, n’est un deus ex machina. Le deus ex machina est ailleurs.
Ce qui nous conduit à Obama, qui n’est pas non plus, certainement pas, le deus ex machina; qui est peut-être, sans doute autre chose que ce qu’on fait de lui aujourd’hui; qui, à notre sens, n’est pas encore “fixé”, se baladant en rappel instable dans les montagnes russes, mais avec assurance, avec cet air remarquable chez lui d’être très cool, très détaché (Jay Leno lui reprochait amicalement de faire un peu d’humour sur la crise lors du “Tonight Show With Jay Leno”). Ce que Daniel Finkelstein lui rapprochait (mais doit-on voir cela comme négatif?) pendant la campagne, dans le Times de Londres le 16 avril 2008, semble encore bien réel dans sa fonction présidentielle, même au cœur de la crise (remplacez “élection” par “situation”, par exemple): «He seems sometimes to be looking at the election from the outside. He sometimes seems to be standing back and marking his nation like an independent assessor.»
Quoiqu’on en dise, la position d’Obama dans cette affaire reste ambiguë. C’est le même Obama qui dit qu’on est “otage” du système pervers aussi bien qu’on peut trouver des “hommes bons” dans le système qui n’est pas pervers pour répondre aux attentes de sa vertueuse administration. Effectivement, selon qu’on voit le “plan Geithner” comme le basculement définitif de la situation, ou comme une étape de plus dans la crise, on comprend qu’on ne tiendra pas compte ou qu’on tiendra compte de la dualité mentionnée plus haut. On connaît notre appréciation dans ce cas.
Tactiquement aussi, la situation est ouverte. Obama ne garde pas toutes ses cartes dans la même main, ni ses œufs dans le même poulailler. Il soutient à fond le “plan Geithner”, mais dans la mesure où il est bien entendu que c’est le plan du secrétaire au trésor. Le soutien très fort d’Obama au secrétaire au trésor, jusqu’au refus effectif, dit-on, d’une proposition de démission de Geithner (l’hypothèse n’aurait pas été simplement spéculative), revient en fait à mettre Geithner sur le devant de la scène, en très forte position mais aussi sous les lumières éblouissantes et inquisitrices de l’actualité, – c’est-à-dire en position de responsable de son plan, ce qui est une position à double tranchant. Obama a même été jusqu'à commencer, enfin, à nommer les adjoints qui manquent à Geithner (ce qu’il n’avait pas fait pour la préparation du G20, désormais dans sa phase finale aujourd’hui, – on voit où vont ses priorités entre le national et l'international). Si le plan échoue, Geithner saute et BHO reste relativement intact (plus intact que ne le craint Krugman, à notre sens); assez “intact” pour relancer l’affaire dans une autre direction, avec un nouveau secrétaire au trésor dont on peut faire l’hypothèse qu’alors le nom réserverait des surprises… Notre appréciation est en effet que, dans cette hypothèse, Obama qui prendrait effectivement ses distances de la chose, serait nécessairement conduit sur la voie de la radicalisation. Toujours dans cette hypothèse, c’est cela ou bien torpiller sa présidence.
Bref, nous ne sommes pas encore à la résolution de l’énigme-BHO, car il y a encore une énigme et elle n’est pas au terme de son mystère. Toutes ces choses peuvent être dites de la crise également, les deux allant de pair, de concert et de conserve.
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