Enjeu transatlantique, donc enjeu européen

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Enjeu transatlantique, donc enjeu européen


1er décembre 2007 — Les projets de défense européenne de Sarkozy vont de plus en plus clairement apparaître comme un affrontement avec un projet britannique, qui est le traité en cours de négociations entre les USA et le Royaume-Uni. La partie n’est nullement jouée et tout est plus ouvert que jamais; d’abord, parce qu’elle se joue à trois (avec les Etats-Unis) et non à deux; ensuite, parce qu’aucun des projets en jeu n’est bouclé.

Le projet de défense européenne de la France est un sujet dont on a déjà parlé (dès le 28 août et après) et qui ne cesse d’être commenté, examiné, avec des esquisses d’élaboration. Le traité UK-USA, on en a déjà parlé mais il est en train de prendre une dimension nouvelle. C’est de lui, principalement, que nous allons de nouveau parler avant de proposer un commentaire sur ce que nous croyons être une nouvelle situation en train de se dessiner.

Deux indications précises nous permettent d’avancer dans cette voie de donner une interprétation nouvelle au traité.

• D’une part, un article paru dans Aviation Week & Space Technology, le 26 novembre. L’article place ce traité dans la perspective européenne, d’une concurrence transatlantique à des solutions européennes (dont l’initiative Sarkozy, même si celle-ci n’est pas mentionnée), bref une alternative transatlantique pour l’Europe. Du classique cousu-main du camp anglo-saxon, mais d’un camp anglo-saxon dont la superbe a pâli ces derniers temps La chose est mise en évidence par deux remarques qu’on trouve dans le corps de l’article.

D’abord cette remarque, qui met bien en évidence cette concurrence (entre le traité et une politique européenne) : «The ramifications of the U.S.-U.K. treaty for the rest of Europe are potentially far-reaching. If successfully implemented it would reinforce and expand transatlantic defense cooperation between London and Washington, possibly at the expense of ties to Europe, suggest several British industry executives.»

Ensuite, un développement plus élaboré, beaucoup plus en forme d’insinuation. Il implique qu’une politique européenne au niveau de la défense (des industries de défense, mais qui entraîne par l’esprit de la chose toute la structure d’une défense européenne) ne doit pas être différente d’une politique transatlantique à quoi reviendrait, selon l’intervenant cité, le traité UK-USA; manœuvre typique de l’esprit britannique d’enchaînement abusif permettant de passer d’une substance (européenne) à l’autre (transatlantique), – ou de l’autre (transatlantique) à l’une (européenne):

«European defense industrialists want to see greater political efforts to at least begin to scope out future European defense requirements along with research and development efforts.

»This, however, should not be defined as simply “not-American,” cautions David Gould, chief operating officer of the U.K. Defense Ministry’s Defense Equipment and Support organization. “Don’t create a European policy that is defined as being not a U.S. policy,” he told a roundtable on “Europe’s Future Capabilities” held at the International Institute for Strategic Studies in London last week.»

… En effet, nous comprenons bien : une politique européenne ne doit pas être définie comme “non-US”; par conséquent, et en considérant les différences de poids et de structures des soi-disant partenaires, la politique européenne équivaudrait à une “politique US”. Cela rejoint dans l’esprit cette remarque de Hubert Védrine dans son rapport de début septembre : «Il s'en suit que nous ne devrions pas critiquer inutilement les États-Unis, ni nous démarquer d'eux “pour le plaisir de nous opposer à eux”. Selon un schéma bien connu, ne pas s'opposer à eux sans motif valable devient vite : ne pas s'opposer tout court.»

• Un autre document dont nous tiendrons compte est l’audition devant la Commission de défense des Communes, le 21 novembre, de divers témoins (officiels UK, industriels UK et US) sur le traité UK-USA. Il y a beaucoup de choses intéressantes dans cette audition, mais nous en utilisons un certain nombre, sur des sujets spécifiques, par ailleurs. Nous nous concentrons ici sur les aspects qu’on peut lier à notre sujet.

Il y a d’abord une très intéressante définition qui est donnée, peut-être par inadvertance pour ce qui est de ses implications, par David Hayes, Chairman of Export Group for Aerospace and Defence (EGAD) et Director of Export Controls (soulignées en gras par nous les observations essentielles qui tracent toute la différence de ce traité, selon qu’il est apprécié du côté US ou du côté UK): «I think it is important to appreciate that we are looking at two sides of the same coin effectively. This is an export control situation from a US perspective; it is a security situation from the UK perspective.»

Autre extrait que nous détachons de cette audition, qui concerne les rapports du traité UK-USA avec la situation européenne du point de vue légal des traités (UK-UE), – rapports nuls, que personne n’a envisagés jusqu’ici, – et justement, la question posée ici indique bien qu’on commence à envisager la question du traité UK-USA en fonction de la situation alternative,– et bientôt, qui sait, comme modèle d’alternative à une évolution de type défense européenne, purement européenne… (Dans l’extrait ci-dessous, la lettre “Q” indique qu’il s’agit d’une question de parlementaire ; Mr. Godden est l’honorable Ian Godden, Secretary of the Defence Industries Council and Chief Executive Officer of the Society of British Aerospace Companies [SBAC].)

«Q55 Mr Hancock: Have you looked at the way in which a bilateral Treaty with the US like this would affect EU Treaties which the UK has signed up as being in conflict with them?

»Mr Godden: We have not specifically looked at that subject because I think that is a subject of law which certainly the SBAC has not, and I do not think any of the companies have, taken a judgment on how this relates to EU law.

»Q56 Mr Hancock: Nobody has raised that as a potential problem? None of your European partners have raised an issue of you being…

»Mr Godden: No, they have not raised it in any collective forum that I am aware of.

»Q57 Mr Holloway: Would that not be quite an important point to clarify particularly from the point of view of the United States?

»Mr Godden: Yes, but I see that very much as a Government point. I am not trying to duck it; I do not see how a company or our association could actually make judgments except to mention it.»

Pour en terminer avec le survol de ce traité et ce qu’il signifie potentiellement pour les Britanniques, résumons à partir de deux citations courtes mais absolument essentielles, et d’un constat, l’état des choses dans ce traité mirobolant.

• Ce traité UK-USA est un traité annexe pour les USA parce qu’il porte sur une situation annexe qui est la question du contrôle des exportations («…an export control situation from a US perspective»); c’est un traité central pour les Britanniques parce qu’il porte sur une situation centrale, qui est la situation de la sécurité («…a security situation from the UK perspective»).

• Ce traité UK-USA inspire, selon les Britanniques, ce que devrait être une initiative européenne: «Don’t create a European policy that is defined as being not a U.S. policy…»; c’est-à-dire, ne faites rien d’européen qu’on puisse définir comme n’étant pas US; c’est-à-dire, ne faites rien d’européen qui ne soit pas américain, – point final…

• Enfin ceci, qui est absolument essentiel: derrière ces belles paroles, c’est notre absolue conviction, compte tenu du désordre washingtonien et des extraordinaires (pour un peuple prétendument réaliste) illusions que se font les Britanniques, que rien, absolument rien n’est fait du côté de ce traité UK-USA pour l'essentiel, qui est sa ratification par le Sénat US. On trouve dans l’article et dans l’audition la salade habituelle des industriels et fonctionnaires anglo-saxons, avec parfois un éclair de vérité qui leur échappe par inadvertance, souvent à la suite d’un geste de mauvaise humeur d’un parlementaire.

Mirobolante année 2008

Evidemment, il faut savoir que les soixante dernières années de l’histoire UK-USA sont parsemées de ces accords définitifs. Quand ils réussissent (armes nucléaires, sous-marins stratégiques avec missiles Polaris et Trident), cela signifie une complète sujétion UK aux consignes US. Le reste du temps, cela se réduit à des catastrophes habituelles; à l’affaire de l’achat avorté des F-111 US en 1966 avec la RAF réduite à acheter des F-4 (US également) datant de 1958; à l’accord UK-USA sur la SDI en 1986 qui devait rapporter $2 milliards de commandes aux Britanniques et s’est réduit à $90 millions, avec rien comme transfert de technologies. Quant au JSF, la dernière cerise en date du gâteau, on en est au troisième accord qui résout définitivement tous les problèmes de transferts de technologies, celui de janvier 2002 (engagement initial UK), celui de décembre 2006 (deuxième engagement UK) et, maintenant, l’accord JSF mélangé au traité UK-USA, perspective absolument kafkaïesque s’il en est.

S’ils ne le disent, les Britanniques sentent bien tout cela. Plus ils s’embourbent dans des accords bureaucratiques et politiciens avec un Washington éclaté en une myriade de pouvoirs contradictoires qui rendent ces accords inapplicables, plus ils sont inclinés à faire de la surenchère sur la signification de la chose stérile, – en espérant qu’ainsi, elle deviendra féconde. Plus ils s’embourbent dans des combines bloquées par l’inertie de la bureaucratie et les manœuvres politiciennes, plus ils espèrent les grandir en leur donnant une dimension politique. C’est ce qu’ils sont conduits à faire ici, dans cette affaire de traité, comme on le distingue bien: le transformer de plus en plus en traité fondamental de sécurité offert comme alternative à une politique européenne et, bientôt, comme modèle à une politique européenne qui aurait l’ultime vertu “d’être défini comme une véritable politique U.S.”.

Ce qu’on a de la peine à comprendre, – insondables exigences de la vanité ajoutée à l’entêtement jusqu’à constituer, par intégration et fusion des deux, une sorte de perversité strictement nationale et britannique, – c’est l’aveuglement britannique devant l’évidence que ces mêmes Britanniques énoncent eux-mêmes. Le traité est de toutes les façons annexe pour les USA, il est essentiel pour eux si l'on parvient à l'activer effectivement («This is an export control situation from a US perspective; it is a security situation from the UK perspective.»). Comment veulent-ils n’y pas figurer en position inférieure, c’est-à-dire, avec les coutumes américanistes, en position vassale complète? Leur seule plaisir, leur seule habileté, c’est de chercher à y entraîner les Européens (lesquels sont déjà vassaux, pour la plupart).

…Encore faut-il que cela (le traité) marche, ce qui n’est sans doute pas demain la veille si l’on considère la scène politicienne washingtonienne dans l’année d’ici l’élection présidentielle. Même la vassalité n’est pas chose acquise ni chose facile à obtenir, dans la folle capitale américaniste d’aujourd’hui. Cela conduit par conséquent à observer que rien n’est joué et que 2008 sera une année intéressante du point de vue de la défense européenne, en plus de l’être pour les élections annoncées. Les Britanniques ne seront sans doute pas bouclés dans un traité imbouclable tandis que les Français mettront sur la table leurs ambitions européennes.

Car il y a les insupportables Français. C’est à eux que pense l’honorable fonctionnaire qui conseille de faire une politique européenne qui ne soit pas définie comme n’étant pas, horreur, une politique U.S. Les ambitions des Français en matière de défense européenne sont connues, pour 2008 comme pour chaque fois jusqu’à 2008 et jusque plus tard. Elles sont évidemment “européennes”. Les propositions des Français seront naturellement, – par la nature des choses, dirions-nous, – comprises et appréciées en fonction des Britanniques, autre puissance militaire essentielle en Europe, – de ces mêmes Britanniques empêtrés d’une façon ou l’autre dans leur traité.

Résumons en acceptant les deux termes de l’alternative pour les Britanniques et leur traité, quoi que nous en pensions. Soit les Britanniques s’enfoncent dans le marigot du traité avec les USA, qui est bouclé; les propositions françaises, qu’ils seront alors conduits à repousser, seront évidemment définies “… as being not a U.S. policy”. Soit les Britanniques sont mal à l’aise dans leur traité qui continue à attendre le bon plaisir du Sénat des Etats-Unis, ce qui est le plus probable; ils décident de jouer leur habituel double jeu un peu mité, ils temporisent, ils font un pas vers les propositions françaises qui seront plus que jamais perçues comme “européennes”, qui seront donc nécessairement perçues “… as being not a U.S. policy”.

Le brave homme cité plus haut («Don’t create a European policy that is defined as being not a U.S. policy…» ) avait donc raison, sauf que c’est le contraire: «Do create a European policy that is defined as being not a U.S. policy…», – car c’est cela qui sera fait. Pendant ce temps, célébrons “Sarko l’Américain”, à qui cela chante de le faire. La France en a vu d’autres.