Entrée du JSF dans l’inconnu

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Entrée du JSF dans l’inconnu

8 octobre 2007 — Certes, nous n’avons jamais caché notre peu d’appétence pour le programme JSF. Nous ne l’avons pas épargné. Nous nous sommes intéressés à lui jusqu’à ce qui pourrait paraître de l’acharnement (parce que c’est un événement fondamental de l’aéronautique, des affaires politiques et militaires, qui mérite absolument cette attention). Cette fois, nous commençons à plaindre ce pauvre programme et à craindre réellement pour son destin.

Que se passe-t-il? Voici un article de Aviation Week & Space Technology (disons AW&ST), numéro du 1er octobre 2007. Il est intéressant de le lire. Il nous apprend ceci: les coopérants internationaux du JSF, ceux qui sont montés dans la galère, ceux qui sont du voyage, ceux-là commencent à se comporter avec des exigences, des soupçons et des radineries, comme s’ils ne risquaient rien eux-mêmes; ceux-là qu’on invitait encore récemment à payer et qui semblent ne pas vouloir du tout le faire.

Il pourrait sembler que la question la plus importante est de savoir si ces gens, les coopérants, ne commencent pas à se douter de quelque chose… Non, pourtant; la question la plus importante concerne la conscience qu’ont ces coopérants de leurs responsabilités dans ce programme. S'ils n'ont pas cette conscience, en effet, les difficultés à attendre du programme seront encore pires que celles qu'on attendait. Ce n'est pas peu dire.

Voici le début de ce texte, qui donne une idée de l’atmosphère qui règne au sein du programme:

«Initial efforts by Lockheed Martin to entice international participants into early commitments to the Joint Strike Fighter (JSF) appear faltering, as key partners hold off on final decisions.

»Lockheed Martin’s first “Lightning Strike” meeting last month on the F-35 hasn’t yet fomented unified support among the program’s foreign partners. The company has been trying to obtain early firm commitments from program participants.

»However, the only level one partner in the program, the U.K., will not pronounce aircraft numbers until “several years” into the next decade, according to a statement from the Defense Ministry. London’s formal input during the discussions is not known. The U.K. appears to be trying to leverage its commitment to production numbers against assurances in access, particularly regarding low-observable technology, and support of the aircraft.

»“The investment approach for the Joint Combat Aircraft will be incremental in order to balance commitments with JSF program maturity,” says a Defense Ministry official. The Joint Combat Aircraft is the U.K. name for the F-35.

»“The next investment decision is planned for early in 2009, when we will consider buying up to three aircraft to support Operational Test and Evaluation in the U.S., which will independently confirm that the aircraft meets the require ments set for it,” says the ministry official.»

• Le texte continue en mettant en évidence cette dégradation du climat, en en renvoyant la responsabilité au Pentagone lui-même: «Though the U.S. will be the largest buyer, its hesitance seems to be driving the lack of interest for early purchases among international buyers…»

• Chemin faisant, on découvre d’autres contestations et exigences… Notamment ceci, alors qu’on croyait tout de même la question du transfert des technologies et de “souveraineté opérationnelle” réglée entre Washington et Londres, alors qu’on a signé des accords et des traités bien ambitieux à cet égard: «A positive U.K. main investment decision will depend on the satisfactory outcome of operational test and evaluation activity, and continued progress “in achieving operational sovereignty,” the ministry official adds. The U.K.’s ability to maintain the aircraft and independently verify the radar cross section of the JCA are significant elements of that operational sovereignty. Central to the U.K.’s aspirations are a maintenance, repair and upgrade facility and a low- observability verification facility. The latter is also thought to be part of the U.K.’s JSF Stealth Technology Acquisition Plan.

»Technology access issues continue to be a source of tension between the U.K. and the U.S.—and to color U.K. views as to when it would be appropriate to fully commit to the JSF…»

Le domaine terrible des “unknown unknowns

Il se passe une chose étonnante et importante dans le programme JSF. On observera que, jusqu’ici, rien qui soit défavorable au programme n’a eu lieu officiellement ni n’a été annoncé officiellement. Lockheed Martin n’est pas dedefensa.org, bien plus sérieux sans aucun doute. Officiellement, – insistons sur ce mot qui nous est si étranger puisque jamais notre propos sur le JSF n’a été celui dont nous parlons ici, – tout a marché comme sur des roulettes. Le premier revers est intervenu il y a un mois, avec le retournement de position des Israéliens. (Notez qu’on ne s’étend pas sur la question, le silence de la presse officielle est assourdissant. C’est un signe imparable que la nouvelle est importante.)

Soudain, cet article nous montre une situation caractérisée par la méfiance, la réticence, l’appréciation critique implicite du programme. La position des pays refusant d’acheter l’un ou l’autre modèle initial pour l’expérimentation en vol est compréhensible du point de vue de leurs intérêts (pourquoi viendraient-ils au secours de Lockheed-Martin qui s’est montré imprudent, mauvais gestionnaire ou dépensier en entamant fortement sa réserve destinée à l’achat de ces mêmes avions d’essai en vol?). Le problème est que ces mêmes pays sont partie prenante du programme, et acheteurs potentiels mais presque obligés; en refusant cette aide, ils affaiblissent le programme et le rendent extraordinairement plus risqué, ce qui se répercutera au niveau de leurs intérêts dans cet autre domaine de leur engagement dans le programme, autant dans le retard du programme que dans l’augmentation des coûts (notamment des avions à l’achat). Les pays coopérants entrent dans le coeur de leur contradiction: à la fois coopérants d’un programme qu’ils ne maîtrisent pas et qui connaît désormais des difficultés avérées, à la fois clients de ce programme; désormais, ces deux positions ont des intérêts contradictoires et ces coopérants sont placés devant une alternative antagoniste.

C’est dans ce contexte qu’il apparaît de plus en plus que le programme JSF est engagé dans une voie extrêmement périlleuse. En plus des problèmes déjà rencontrés (jusqu’ici dissimulés, ou réduits au minimum de publicité possible) s’ouvre une période d’incertitudes extraordinaires, à cause des restrictions des essais en vol et des appréciations des performances réelles et des problèmes réels de l’avion. C’est l’entrée dans une période que Aviation Week & Space Technology désigne comme le risque des “unknow unknows”, — c’est-à-dire “les inconnus de l’inconnu” («The unknown unknown is not something you thought you had gotten right but didn’t. Rather, it is something you didn’t even know you had to get right»). Aux difficultés et aux risques déjà rencontrés et connus, résolus ou non encore résolus, s’ajoute désormais la perspective de difficultés et de risques complètement ignorés, contre lesquels on est évidemment très mal armé. (Un éditorial dans le même numéro de la revue renforce encore le sentiment d'inquiétude qu'on signale ici. Nous en rendons compte dans un Bloc-Notes du jour.)

On appréciera dans tous les cas que se dessine également un échec fondamental, celui de l’offensive virtualiste qui a accompagné le JSF pendant dix ans. Cette offensive semblait avoir imposé l’image d’un programme irrésistible, auquel il était impératif de participer, notamment dans le chef des alliés européens. Le revers de cette médaille virtualiste, c’est que la mariée est trop belle. En un sens, lorsqu’on en arrive aux choses sérieuses (et la demande de Lockheed Martin aux coopérants d’acheter l’un ou l’autre modèle d’essai en vol est une chose sérieuse puisqu’il est question d’argent), il devient impératif que le programme réponde dans la réalité à la perfection de l’image virtualiste qu’on en a donné. Le virtualisme impose des exigences d’autant plus fortes à la réalité. Si ce n’est pas le cas, la critique et la méfiance naissent avec d’autant plus de force qu’on attendait la perfection, — et ce n’est pas le cas puisque la demande de Lockheed Martin porte sur une participation financière inattendue à cause de difficultés financières. La critique et la méfiance vont donc conduire à “découvrir” les retards qu’on avait ignorés jusqu’alors, l’importance des problèmes qu’on avait minimisée. C’est ce qui est en train de se passer, même si leurs intérêts entrecroisés font que ceux qui montrent cette méfiance font également le geste contradictoire de participer à l’affaiblissement du programme dans lequel ils sont engagés. Tant pis, la dynamique psychologique de la méfiance est lancée, elle est déjà en marche.

Il est possible qu’on fixe à l’engagement dans la deuxième phase du problème de fin 2006 des pays coopérants le dernier acte réussi du JSF virtualiste; et à 2007, l’entrée dans la réalité du même programme JSF.