Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
2832Nul ne se plaindra du départ du citoyen-président Barroso, effectivement président de la Commission Européenne (CE) doté de l’exceptionnalité d’une médiocrité sans limites, exercée pendant de longues années colorées d’une ternitude palpable. Barroso avait été choisi pour cela, – sa médiocrité, sa ternitude, – et il a n’a pas démérité : Mission accomplished, comme disait l’autre. Son successeur devrait être l’ancien Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, et l’on passe à une autre dimension, à un autre rythme ; la perspective s’est brusquement éclairée à cet égard avec le très récent tournant de Merkel en faveur du soutien de Juncker (voir le 30 mai 2014, en consultant le Guardian). Avec Juncker, nous changeons de registre par rappeur à Sa-Médiocrité Barroso : activiste, adepte du franc-parler, brillant et corrosif, la pensée ferme et droite, toujours intéressant sinon explosif dans ses déclarations, Juncker est une sorte d’antithèse de son éventuel prédécesseur.
Le choix de Merkel («The German chancellor said at the National Catholic Congress in Regensburg: “I will now lead all negotiations in the spirit that Jean-Claude Juncker should become president of the European commission.”») nous permet d’assumer que Juncker a de fortes chances de devenir le nouveau président de la CE, et nous pouvons raisonner sur cette hypothèse, – mais en comprenant bien que l’hypothèse est un cas-limite d’une situation des institutions européennes qui évoluera complètement, inéluctablement, avec ou sans lui, dans le sens décrit. Effectivement, la nouvelle situation, Merkel regnante, nous permet d’assumer qu’au moins l’esprit de la direction européenne est bien dans le sens qu’opérationnaliserait le choix éventuel de Juncker. Certes, on peut s’arrêter aux considérations démocratiques, qui permettent de badigeonner d’un peu de vernis convenable la situation européenne, puisque Juncker est le choix pour la présidence de la CE du premier parti (PPE, ou centre-droit type-démocrates-chrétiens) du Parlement Européen (PE) renouvelé. Tenons-nous-en là pour ce domaine du simulacre et passons aux choses sérieuses : la montée de Juncker implique le renforcement d’une résolution de la direction européenne qui colore un état de l’esprit particulièrement remarquable. Parlant après le résultat des élections européennes et la montée des “eurosceptiques”, Juncker a abruptement répondu qu’il n’en avait cure (bref, qu’il s’en fout, – “I don’t care”) puisque la vraie et belle “démocratie”, c’est la première place du PPE au PE, et que, “démocratiquement”, il est naturel que lui-même soit désigné. (Effectivement, le PE joue désormais un rôle important dans diverses décisions européennes, et notamment dans la désignation du président de Commission Européenne.)
Poursuivons l’hypothèse et constatons que la désignation éventuelle de Juncker se fait sur un fond déclamatoire qui confirme, que non seulement “on s’en fout”, de la montée des “eurosceptiques”, mais qu’en plus on la tient pour pire encore que ce qu’elle est : la montée de la “peste brune”, résurrection d’une protohistoire toujours prête à servir dans l’arsenal
«Speaking at a conference in Berlin, Wolfgang Schäuble, the German finance minister and one of the most influential politicians in the EU, deplored the outcome of the European election in France where Marine Le Pen's FN made its biggest breakthrough to win the ballot with 25% of the vote. “A quarter of the electorate voted not for a rightwing party but for a fascist, extremist party,” said Schäuble. [...]
»The attack on the FN was taken up by Viviane Reding, the vice-president of the European commission. Asked by a Swiss television station whether the FN's triumph imperilled democracy in Europe, she responded: “It is absolutely dangerous, like all fascism.” While neo-fascists from Greece, Hungary and Germany won seats in the Strasbourg parliament, the far right also scored dramatic victories in Britain and Denmark and did well in Austria.
»On the other side of the political spectrum, the hard left also won the election in Greece, did well in Ireland and boosted its presence in several countries. Reding branded some of them as fascist, too. “There is also the fascism of the left which will be in the parliament.”»
Un aspect très spécifique de la situation européenne, c’est que l’éventuelle victoire de Juncker serait une défaite cuisante pour le Britannique Cameron. On sait que Juncker déteste les Britanniques, en privé sans aucune retenue et en public avec le sarcasme aux lèvres ; il les juge irrémédiablement anti-européens. “Bien vu”, se réjouiraient certains Français peu sensibles à la contraction du temps et à l’accélération de l’Histoire qui changent toutes les données, et croyant dur comme fer à l’Europe de leurs rêves, celle à laquelle on pouvait encore s’attarder à croire il y a un quart de siècle et même un peu plus. Mais non, Juncker ne dit pas cela parce qu’il veut une Europe indépendante dans le sens qu’elle serait débarrassée de l’influence US que relaient les Britanniques et qui constitue un des aspects importants de son absence d’indépendance politique. Sa démission en 2013 du poste où il semblait inamovible de Premier ministre luxembourgeois (voir par exemple RTBF.info, le 11 juillet 2013) est due au scandale SERL (services de sécurité luxembourgeois). On avait alors appris qu’en 2006-2007, Juncker avait montré un comportement tout à fait indifférent et laxiste devant la révélation que le SERL, bon serviteur du réseau Gladio “géré” par l’OTAN, entretenait un énorme fichier de surveillance des citoyens grands-ducaux, pour servir notamment à l’information et aux entreprises de Gladio, et aussi du MI6 britannique et, par voie de servilité, de la CIA. Juncker n’a pris aucune mesure, il a laissé faire, n’y trouvant rien à redire ; il n’est pas un atlantiste acharné, du type agent actif-neocon, mais simplement un atlantiste disons par habitude sinon par défaut et indifférence, fataliste de la domination US au niveau de toutes ces fonctions régaliennes de la souveraineté et de la sécurité générale, – toutes choses assez étrangères au Luxembourg et à Juncker. Non, répétons-le, si Juncker déteste les Britanniques c’est parce qu’il les juge anti-européens selon ses propres conceptions intégristes de l’Europe, à lui Juncker.
Merkel semble être venue à lui finalement, alors qu’elle favorisait d’abord l’Allemand bon teint Martin Schultz (social-démocrate du Parti Socialiste Européen [PSE] au PE), pour répondre à des pressions nouvelles, y compris en Allemagne même avec un édito fracassant du Bild et d’autres interventions (voir EUObserver le 31 mai 2014), parce que Juncker s’impose comme le candidat le mieux élu et qu’il importe de plus en plus aux instances européennes d’avoir au moins des allures démocratiques. D’autre part, avec Juncker les nécessités démocratiques font bien les choses si l’on considère l’envergure et l’activisme intégriste mais tactiquement habile du personnage. Il faut voir que ces diverses manœuvres tendent à imposer au niveau européen une riposte politicienne des grands partis-Système dont certains font face à une terrible situation au niveau national (en France et au Royaume-Uni, principalement). Considérée d’un point de vue plus élevé, cette évolution installe l’affrontement entre européistes-Système et eurosceptiques-antiSystème à tous les niveaux de pouvoir en Europe ; elle renforce l’antagonisme entre les institutions européennes, salvatrices des grands partis-Système en danger aux niveaux nationaux, et les situations nationales où dans bien des cas monte l’euroscepticisme.
Ce qui est intéressant, c’est que, dans cette passe d’armes, Cameron s’est retrouvé, en s’opposant à Juncker qu’il connaît bien comme européen intégriste sans partage (ses services, MI6 en tête, le tiennent au courant), dans le rôle de défenseur de l’État-nation et de la prise en compte du vote des “eurosceptiques” ... «“Europe cannot shrug off theses results. We need an approach that recognises that Europe should concentrate on what matters, on growth and jobs and not try and do so much,” said Cameron. “We need an approach that recognises that Brussels has got too big, too bossy, too interfering. We need more for nation states. It should be nation states wherever possible and Europe only where necessary. Of course we need people running these organisations that really understand that and can build a Europe that is about openness, competitiveness and flexibility, not about the past.”»
“Intéressant” et curieux à la fois, parce que ce rôle-là, ce n’est bien entendu pas Cameron qui aurait dû le jouer mais bien Hollande, parce que la France est de tradition la défenderesse de la souveraineté des nations. Bien entendu, il n’en fut rien et il n’en est rien, le président-poire ajoutant à sa dimension fruitière initiale celle de président-camembert par temps de canicule en pleine dissolution et qui inventerait pour peu le sondage de popularité de type négatif (3% de Français favorables à sa réélection, – bientôt “– 3%” ?) ; par conséquent, il n’en sera rien... Hollande ne peut manifester une véritable opposition de la France au processus en cours, symbolisé par Juncker, puisqu’il n’est plus un acteur français dans le désordre actuel, mais bien un acteur “européen” tenu à bout de bras, relayant le diktat européen à l’Elysée et rien d’autre, et qui plus est “acteur européen” que ses collègues méprisent ouvertement puisqu’il est incapable de tenir sa maison en ordre. C’est une sorte de Juncker en caoutchouc, tout mol, – certes, sans les tripes, la vigueur et le franc-parler, – comme si la France était réduite au Luxembourg, – certes, France réduite au Luxembourg mais sans les banques ni la prospérité. Bref, passons outre puisque la France n’a pour l’instant plus rien d’elle-même dans ses structures principielles vidées de leur contenu, et donc plus aucun rôle institutionnel à jouer.
Poursuivons l’hypothèse Juncker qui est l’hypothèse extrême d’une situation inéluctable d’affrontement entre l’Europe institutionnelle et les nations. Ce qui se profile c’est une machine de guerre institutionnelle européenne (les institutions européennes) plus intransigeante que jamais après ces élections qui lui ont apporté un cinglant démenti. Plus Bruxelles-Europe est mis en question par les événements qu’il suscite, plus Bruxelles-Europe ne supporte pas de l’être puisque Bruxelles-Europe est oint d’une sorte d’huile sacrée nommée “Europe” qui lui interdit d’accepter la moindre réticence, la moindre critique. Il faut entendre du dedans, c’est-à-dire chez certains fonctionnaires de cette direction qui y furent directement impliqués, le récit de la circonstance initiale de novembre 2013 qui déclencha la crise ukrainienne, l’extraordinaire intransigeance du Commissaire à l’Elargissement de la Commission, tchèque de nationalité, qui mena les négociations et refusa la moindre concession à Ianoukovitch, ne lui laissant d’autre choix que de refuser, – et ainsi pourra-t-on mieux comprendre cette crise-là... “Et ainsi” pourrait-on mieux envisager d’autres crises, avec l’évolution probable de l’attitude de Bruxelles-Europe, notamment, et particulièrement d’une manière symbolique pour nous, si Juncker devient président de la CE. Nous aurons une complète intransigeance vis-à-vis des États-Membres, et particulièrement ceux qui ont eu des votes eurosceptiques marquants. S’il le faut et si les circonstances vont dans ce sens, – et rien ne montre qu’elles puissent prendre une autre tournure, – rien n’empêcherait que l’on envisageât de faire subir à la France le sort de la Grèce, et un Juncker, avec toute son alacrité d’acteur européen musclé et expérimenté, jouerait un rôle accélérateur non négligeable dans une telle occurrence.
Cela signifie que nous nous dirigeons vers des affrontements majeurs, parce que, bien entendu, ni la France ni l’Angleterre, pour prendre les deux cas des deux des trois “grands” européens qui ont enregistré la même poussée dévastatrice des eurosceptiques (28% pour l’UKIP, 25% pour le FN), ne sont prêtes à accepter des pressions et des diktat de cette sorte, même adaptés à leurs situations respectives. On envisagerait aisément que de telles circonstances constitueraient un moteur puissant pour accélérer encore des situations quasi-insurrectionnelles vis-à-vis de l’Europe dans ces pays, et la France pourrait alors trouver un rôle à sa mesure, plutôt du type insurrectionnel, dans le registre “Ah ça ira, ça ira, ça ira...” de son inventaire. Les élections européennes suivies du durcissement de Bruxelles-Europe avec des opérateurs tels que Juncker ouvrent donc la voie à une période de grand trouble, – ou bien accélère de façon impressionnante le grand trouble d’ores et déjà existant, – où le facteur économique et le facteur institutionnel pourraient céder la place à des occurrences politiques de violence pure et des menaces graves de rupture. Ce que ces élections européennes décidément historiques d’il y a une semaine menacent de faire céder, c’est l’existence du cordon sécuritaire et quasiment sanitaire que constituaient jusqu’ici les directions nationales, dont le rôle semblait depuis les épisodes intégrateurs de la Constitution européenne, du traité de Lisbonne et de la crise de l’euro, avoir été réduit à la tâche de faire appliquer une “politique européenne” dont on connaît la recette type FMI-Goldman-Sachs, fardée d’une dialectique nationale de circonstance qui avait pour mission de dissimuler la vérité de la situation. Nous sommes désormais à proximité d’un point de rupture menaçant tous les équilibres nationaux et européens, – comme si l’on évoluait vers une véritable épreuve de force à l’échelle d’un continent qui s’est institué lui-même, dans le chef de ses élites-Système, comme un modèle de gouvernance pour le reste du monde et l’avenir de la civilisation. C’est un autre aspect de la crise d’effondrement du Système qui se précise, et toujours avec cette stupéfiante rapidité dans la formation et le développement des événements.
Mis en ligne le 31 mai 2014 à 13H22