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1514L’évolution de la Turquie d’Erdogan, ces deux dernières années, est un des cas les plus remarquables, les plus inattendus et les plus incertains des relations internationales, – ou plutôt, devrions-nous dire, “du chaos international”, – et ceci expliquant cela. La dernière initiative en date d’Erdogan en rajoute là-dessus. Il s’agit de la volonté affirmée mais assez discrètement proclamée du Premier ministre turc d’obtenir l’adhésion de la Turquie à l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), basée sur l’axe Moscou-Pékin. L’OCS constitue (dit d’une façon schématisé) une sorte d’organisation anti-OTAN, ou bien, décrite d’une façon plus audacieusement symbolisée, une “OTAN anti-OTAN”. Erdogan a demandé à Poutine, lors de sa visite à Moscou le 19 juillet, de soutenir cette demande, et Poutine a promis son appui.
Erdogan a fait cette révélation lors d’une interview à la chaîne de télévision Channel 24, tel que le rapporte notamment le site BakuToday.net le 26 juillet 2012. La déclaration d’Erdogan est citée, annonçant la nouvelle d’une façon assez inattendue, comme un détail en passant… «“Although we have done much for European integration and even created a separate Ministry, but French President Sarkozy and Chancellor Merkel blocked the process. Before the arrival of Sarkozy and Merkel, I participated in the summits of EU leaders. After the decision was made to minimize the relationship with us. But we have not suffered from it. Now everything is in front of the eyes, where Europe is where we are. Remains to be seen whether Europe until the year 2023. I invited Putin to accept Turkey into the SCO, and he promised me to consider this matter with other partners for this organization,” said Erdogan…»
Sur son Blog nommé Indian PunchLine, notre ami M K Bhadrakumar reprend la nouvelle, ce 28 juillet 2012, non sans noter cette curieuse façon dont Erdogan l’introduit, comme simple annexe, ou conséquence on ne saurait dire, du comportement de l’Europe vis-à-vis de la Turquie.
«…In his interview, Erdogan said during his visit to Moscow earlier this month, he solicited support from President Vladimir Putin for the Turkish move. Erdogan rationalised the Turkish move in a curious way — as if it stemmed from the European Union’s disdainful attitude toward Turkey’s longstanding dream of membership of that organization, rather than as an intrinsic move in terms of the SCO’s attraction.
»There was a touch of bitterness in the way he put it, alongside the schadenfreude that the Europeans themselves are in a mess nowadays. China and Russia would estimate that Erdogan follows an independent foreign policy and Turkish economy is doing well, and, in principle, Turkey makes a good partner for SCO. But, a full member?»
M K Bhadrakumar examine les différents aspects de cette demande de la Turquie, et ce que cela signifierait d’avoir la Turquie comme membre de l’OCS. Il y a alors les innombrables enchevêtrements d’influences, de pression, d’alliances et de partenariats, entre les différents pays du Caucase et des confins de l’Europe et de l’Asie, la foultitude des “pays-stan” de l’ancienne URSS et associés, avec les non moins nombreux projets d’oléoducs tous plus stratégiques les uns que les autres, les Grands Jeux divers et ainsi de suite. Toute cette complication permet de sécuriser nombre de théories sans trop risquer gros. Reste, pour l’affaire de la Turquie et de l’adhésion à l’OCS, les choses vraiment essentielles.
«Here, complications arise. Turkey is a NATO power and both SCO and the Western alliance would need to ponder how Turkey could belong to two security organizations at the same time, which compete for influence in the Eurasian space. The United States has so far failed in its SCO bid… […]
»In the final analysis, Moscow would have an ambivalent stance. Erdogan may need to clarify where exactly Turkey stands with regard to the United States’ regional strategies. Turkey, after all, allowed the deployment of the US missile defence system on its soil, which has strategic implications for Russia. Turkey and Russia do not see eye to eye on Syria and the Middle Eastern upheaval in general. Of course, the Middle Eastern situation is evolving and it is not inconceivable that the Turkish and Russian interests may get reconciled eventually. Ankara and Moscow are in consultation regarding various approaches to a ‘transition’ of power in Damascus and the jury is still out. […] In geopolitical terms, all things said, what stands out is Turkey’s grand conception of its future role in world politics. The SCO membership would bring Turkey into a partnership with Russia and China, while at the same time it continues as a strong ally of the US and a NATO power and enjoys a customs union with the EU…»
A tout cela, M K Bhadrakumar ajoute la question de l’adhésion indienne, déjà posée par l’Inde. L’initiative turque va sans aucun doute rendre le problème pressant pour l’Inde : que va faire l’Inde ? Chercher à accélérer son processus d’adhésion ? Pour elle aussi, se poserait la question d’une clarification stratégique, essentiellement son attitude vis-à-vis des USA.
En attendant, il s’agit de comprendre la démarche pour ce qu’elle est, hors de toute appréciation interprétative, nuances, divination des arrière-pensées et autres. Il reste par conséquent qu’Erdogan demande à Poutine de soutenir sa demande d’adhésion à une organisation qui regroupe les puissances adversaires du bloc BAO ; il se fait l’obligé de Poutine dans une matière hautement stratégique qui, si elle aboutissait, le classerait, au moins, parmi “les suspects de l’OTAN”, si pas les “ennemis de l’OTAN”. Or, d’une part la Turquie fait partie de l’OTAN, avec l’un ou l’autre gage stratégique à cet égard, en faveur de la grande politique-Système du bloc BAO (le déploiement des anti-missiles BMDE étant le principal) ; d’autre part, la Turquie est l’une des premières parmi “les amis de la Syrie”, et donc nécessairement dans le bandwagon du bloc BAO. Cela est-il compatible avec une adhésion à l’OCS ?
D’autre part et a contrario, jusqu’à l’affaire syrienne, et au moins depuis début 2009 (et même depuis la guerre entre la Géorgie et la Russie [voir le 18 août 2008]), la Turquie suivait un cours très original qui l’éloignait, décisivement semblait-il, du bloc BAO et la rapprochait au moins de la Russie. Sa position extrêmement critique d’Israël, avec les incidents qui ont suivi, en portait témoignage. (Au reste, et malgré son “évolution” récente, la Turquie reste toujours en froid polaire avec Israël.) Selon cette logique-là, la Turquie était naturellement promise à se rapprocher de l’OCS, et, d’ailleurs, la Turquie a effectivement participé au récent sommet de l’Organisation (voir le 11 juin 2012), comme “partenaire de dialogue”. Mais le statut de membre à part entière va beaucoup plus loin et introduit un facteur complètement nouveau et complètement inattendu. (On lira par exemple la chronique du même M K Bhadrakumar, du 23 juillet 2012, sur Atimes.com, qui prenait en compte la visite d’Erdogan à Moscou, mais sans mentionner le facteur de l’adhésion à l’OCS, chronique beaucoup trop pessimiste à notre sens, donnant le grand rôle aux USA en tenant pour acquise l’intervention d’Israël en Syrie à propos du chimique syrien et ainsi de suite, toutes choses complètement remise en question depuis.)
Plutôt que nous épuiser à d’innombrables hypothèses dans tous les sens, appuyées sur toutes les “informations” “du jour”, sur les analyses aussi nombreuses que contradictoires et incontrôlables, proclamons aussitôt notre clause d’inconnaissance, – pour en rester au fait jugé important par nous (la demande d'adhésion à l'OCS), après avoir observé que les zigzag et variations de la politique turque peuvent tout aussi bien découler finalement du chaos que sont devenues les relations internationales que de plans divers et contradictoires. Cette annonce d’Erdogan faite sous forme d’allusion extrêmement tordue à l’acte fondamental de sa demande d’adhésion à l’OCS, où il s’engage vis-à-vis de Moscou, – chose extrêmement sérieuse pour Erdogan, la Russie, – tout cela montre qu’il tient à signaler cet acte fondamental tout en ayant conscience de son incongruité par rapport à l’évolution chaotique de la Syrie. Pour nous, s’il faut choisir entre l’engagement turc dans l’affaire syrienne et la demande d’adhésion à l’OCS, c’est le second cas qui dépasse largement le premier en importance. L’attitude de la Turquie vis-à-vis de la Syrie se confirme pour ce qu’elle fut au départ, à la fois une question personnelle et une question d’orgueil national, mais qui s’est bientôt trouvée transformée en une énorme cause, à l’image du gonflement démesurée et absolument chaotique de la crise syrienne, bien au-delà de sa véritable signification, et avec l’affirmation de l’apparence d’un réalignement de la Turquie sur les USA. Par contre, le tournant vers l’OCS porte sa signification évidente qu’Erdogan voudrait tenter de regagner du terrain perdu dans l’indépendance de sa politique, et prendre ses distances des USA en se rapprochant de l’axe Moscou-Pékin. Voilà à quoi conduit la lecture la plus simple des facteurs fondamentaux du cas Erdogan-Moscou-OCS, en écartant les multiples interférences qui, des informations “non confirmées”, des commentaires hypothétiques et des complots variables, forment un “bruit” assourdissant empêchant l’esprit d’embrasser la vérité du monde, et que seule la démarche d’inconnaissance peut écarter.
La démarche d’Erdogan ne nous dit rien de sa position concernant la Syrie, qui devient secondaire, comme la crise syrienne l’est elle-même et pour ce qu’elle est elle-même, mais tout du besoin où il se sent de rééquilibrer sa position vis-à-vis des USA (et de l’OTAN) et de l’axe Moscou-Pékin (et de l’OCS), en faveur du second… Quoi qu’il en soit, la perception simple qui convient nous laisse avec deux perspectives possibles :
• La question des rapports de la Turquie avec l’OTAN si l’adhésion de la Turquie à l’OCS évolue. Si la Russie et la Chine veulent vraiment se dresser face au danger de la politique de déstructuration du Système, ils doivent tout faire pour accélérer cette adhésion de la Turquie. L’OTAN se trouvera confrontée, le jour où la chose se ferait, avec un problème inédit et explosif.
• La question soulevée également par M K Bhadrakumar est une autre grande perspective de spéculation : la situation de l’Inde si l’adhésion de la Turquie progresse. L’Inde veut aussi adhérer à l’OCS, et elle devrait juger assez difficile pour son statut que la Turquie y soit admise et pas elle ; et les Russes et les Chinois comprendraient cela, certes… «The big question is how Turkey’s search for SCO membership would impact on India’s claim…», observe M K Bhadrakumar ; il répond en citant la prudence de l’attentisme chinois (maintenir à distance les deux adhésions). Nous y voyons une attitude de diplomate, et percevons pour notre part que les événement, qui n’ont rien à voir avec l’attentisme chinois, pourraient forcer la Chine, notamment, à sortir de son attentisme à cet égard.
Mis en ligne le 30 juillet 2012 à 07H08
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