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7574 mai 2011 — Ecrire, comme le fait Steve Clemons ce 2 mai 2011, d’une plume impérative, la phrase courte et sans réplique, que «The President of the United States has checked off the box in bringing Osama bin Laden and al Qaeda to justice – and probably assured his reelection in 2012», nous laisse un instant le souffle court. Holà, Clemons, pourquoi donc “probably” ? Pourquoi ne pas écrire que c’est fini, qu’il est réélu, que les USA et la modernité sont assurés d’un bail de mille et mille ans, autant de millénaires qu’il y a de centaines de $milliards dans le nouveau plafond attendu, de $14.500 milliards, de la dette du gouvernement de “the indispensable nation”… La raison occidentale, c’est-à-dire américaniste, répand dans des torrents autant mielleux que vertueux ses certitudes toutes marquées par un sentimentalisme de midinette et de fleur bleue, midinette et fleur bleue affirmant que c’est donc bien “la fin de l’Histoire”. Parmi d’autres, le Guardian nous montre ces images du déchaînement populaire, ce 2 mai 2011, avec ce commentaire assez sobre : «Extraordinary scenes repeated in Times Square and Ground Zero following President Obama's announcement of the death of Osama Bin Laden». On dit, et cela est confirmé, que les marchés boursiers se sont envolés, comme si Dieu avait acté qu’il s’agit effectivement de la bonne formule du triomphe américaniste renouvelé, réparé, retapé, – l’envol de la bourse, très haut dans le Ciel. On dit qu’un des étudiants exultant et en mode bizutage des campus US en ce jour historique assurait qu’avec la mort d’OBL (Osama vite dit pour certains commentateurs), avec BHO à la barre bien au-delà de 2012 selon Clemons, ce serait tous les jours le 4 juillet jusqu’au 4 juillet 2011, et ensuite, sans doute, pourquoi pas, tous les jours le 4 juillet jusqu’au 4 juillet de l’an 2012, et ainsi de suite… Ce fut donc le “règne de la quantité” exubérante. Va pour un instant…
Il nous a fallu bien du temps pour nous décider à écrire à propos de la mort d’OBL, le temps d’écouter s’écouler grondante la cavalcade ivre de gloire vengeresse, d’enthousiasmes oublieux, d’ivresses sans frein, avec comme un formidable et inconscient soupir de soulagement souterrain, – comme l’on se dirait : “C’est donc bien cela, l’on peut descendre, si l’on veut, du train grondant de la grande Histoire, lorsque l’Histoire ne nous convient pas”… N’est-ce pas ainsi, notamment, qu’on pourrait interpréter le grand mouvement d’enthousiasme accueillant la nouvelle ? Voici l’indécence par ignorance affirmée de la vérité de cette joie, explosive ou convulsive c’est selon, semblable comme le remarque justement Mark LeVine à l’explosion de joie des supporteurs d’une équipe de football un soir de finale, affichée pour une mort dont on sait qu’elle concerne l’épisode de notre histoire occidentale, et peut-être de l’Histoire tout court, le plus faussaire qui se puisse concevoir (et nous parlons de bien plus que de 9/11 et de tout ce qui tourne autour) ; cette indécence pourrait effectivement concerner la plus grande illusion de ce même temps-là de l’Occident, qui est celle de croire que l’on peut sortir de l’Histoire, parce qu’en vérité l’Histoire leur cause une terreur absolument épouvantable, bien pire que celle d’OBL, et qu’ils n’ont pas pu la tordre à leur avantage comme ils s’étaient promis de faire.
Qu’on soit donc bien assuré qu’en parlant de la chose, nous ne parlons ni d’OBL ni de sa mort, ni de BHO, ni des sondages qui l'encense un instant, ni de sa réélection, ni de 9/11, ni de la Guerre contre la Terreur et tout le reste. Aucune opinion particulière sur tout cela pour ce cas, d’autres s’en occupent, – voyez le rayon gazettes-Pravda/Système chez votre libraire le plus proche.
Alors, pourquoi écrire là-dessus ? Parce que la chose, – non pas la mort d’OBL, mais la réaction face à cette mort, – reste tout de même un événement, qu’il s’agit d’un événement important, qu’il a sa signification à mesure, qu’il n’est pas inintéressant de déterminer et de définir cette réaction.
La mort d’OBL introduit un Moment grossier, – dans trois jours ou une semaine, on n’en parlera plus guère et les républicains feront à nouveau obstruction à BHO, ou bien l’on en parlera toujours pour que les républicains en usent pour faire mieux obstruction à BHO, – ce Moment grossier et soi disant magique où les esprits enfiévrés de foules contemporaines et américanistes, devenues hordes et emportées par une psychologie exacerbée et collective, se précipitent dans l’univers du rêve, le virtualisme retrouvé, le virtualisme du virtualisme. Cette comédie-là singe la tragédie par le biais du type “héroïque fantastique”, ou heroic fantasy, l’un des grands acquis du cinéma hollywoodien de ces dernières vingt années… C’est effectivement dans ce mode que fut interprétée la saga commençant avec 9/11 et c’est effectivement, par conséquent, dans une narrative du même style de l’héroïque fantastique que s’inscrit la mort de ben Laden.
Pourtant, non, ce n’est pas tant au niveau de l’anarchie et du désordre des foules que se situe l’importance de cette manifestation spontanée qui a secoué l’Amérique, d’une façon absolument, ontologiquement différente des réactions du Rest Of the World. En tentant de procéder par ordre, nous allons établir une comparaison de perception avec deux autres événements qui sont, ou qui devraient être du même ordre, et qui, en réalité, nous permettent de mieux reconstituer ce qui s’est passé cette fois-ci, qui est tout à fait différent et spécifique, et la signification qu’on en peut proposer.
• Fin décembre 2003, Saddam Hussein était retrouvé et fait prisonnier. Cette capture fut suivi d’un emprisonnement, d’un procès interminable et aux multiples irrégularités, enfin de l’exécution de Saddam en janvier 2007, dans des conditions sommaires et extrêmement suspectes. Les conditions de la capture elles-mêmes furent suspectées, ce qui ouvrit aussitôt des débats polémiques aux USA. A l’époque, en décembre 2003, Saddam était considéré comme l’Ennemi archétypique de l’Amérique, tandis qu’OBL était devenu un personnage secondaire, marginal et sans guère de poids dans la narrative en cours. La capture de Saddam n’entraîna pourtant aucun déchaînement particulier d’aucune sorte, ni dans le public ni dans la direction politique. En aucun cas cet évènement ne fut perçu comme essentiel pour la psychologie américaniste, ni ne signala quelque humeur ou excitation psychologique particulièrement importante. D’une certaine façon, Washington et les USA n’avaient pas besoin de cela, fonctionnant encore sur le mode de la nation proclamée par elle-même indispensable, d'une puissance surpassant tout ce qui était concevable, de l'exceptionnalisme américaniste, de l’hubris se suffisant à lui-même et n’ayant nul besoin de drogue extérieure pour maintenir ce cap et ce rythme.
• Le 4 novembre 2008, Barack Hussein Obama fut élu. Cet évènement fut, dans les heures qui suivirent l’élection, l’occasion d’une explosion populaire d’une extraordinaire intensité, et d’une intensité à laquelle les esprits les plus endurcis (un Tom Engelhardt, par exemple) trouvèrent, contre leur gré, quelque chose de magique. Nous avions qualifié d’“enthousiasme fou du désespoir” cette folle nuit qui suivit l’élection de Barack Hussein Obama, le 4 novembre 2008. Il s’agissait essentiellement d’une affaire populaire, où la direction politique du Système suivit ou ne suivit pas, selon ses orientations politiques, mais ne fut emportée en aucun cas ; une affaire populaire qui affecta manifestement l’entièreté de cette population, démocrates et républicains mélangés et presque unis, devant ce qui paraissait un événement si exceptionnel (élection d’un Africain-Américain, dans une atmosphère de crise profonde, le tout vécu un instant, par tous, comme un événement exceptionnel annonciateur de grands changements résurectionnels de l’Amérique). Le 4 novembre 2008, on se trouvait au cœur même de l’énorme crise financière de Wall Street, et l’élection de BHO fut grandement facilitée par cette crise. Mais l’explosion de joie de la nuit du 4 novembre, elle, avait quelque chose de spécifique, et de spécifiquement populaire répétons-le, – que nous qualifiâmes effectivement d’“enthousiasme fou du désespoir”. Elle ne dura, bien entendu, que le temps d’une nuit.
• Le 2 mai 2011, la réaction à la mort d’Osama ben Laden nous frappe moins pour la signification qu’il faut lui trouver au niveau populaire qu’au niveau de la direction politique washingtonienne. Au niveau populaire, on l’a vu, il s’agit d’une dérive classique des manifestations publiques postmodernistes, plus ou moins anarchiques, plus ou moins dans le plaisir du désordre, dans un espace et un temps où le bruit et le désordre sont officiellement autorisés et même recommandés. Il est caractéristique que LeVine, cité plus haut, fasse référencer aux JO d’Atlanta de 1996, pour caractériser les réactions publiques, – sans aucune substance, finalement, sans aucune forme, sans aucune signification symbolique… Au contraire, la réaction de la direction politique US mérite des observations. L’évènement a été présenté et ressenti avec tant de forces, et d’une façon absolument unificatrice dans le sens de l’“union sacrée”, au niveau des réseaux politiques, des systèmes, des milieux parlementaires, des grands systèmes de communication, jusqu’aux plus extrémistes, tout ce qui fait l’establishment . Nous ne pouvons pas concevoir qu’une telle dynamique, si soudaine, d’ailleurs en complet contraste avec les exemples précédents qu’on a cités, n’ait pas une signification psychologique profonde, et partant soit symbolique de quelque chose d'important. Elle nous décrit indirectement l’effet psychologique profond de l’événement (la mort d’OBL) sur la direction politique et les élites washingtoniennes : pour un instant, un instant seulement, cette direction et ces élites ont connu à leur tour l’“enthousiasme fou du désespoir”, comme l’avait connu la population US le 4 novembre 2008, pour l’élection de BHO, – l’“enthousiasme fou du désespoir” pour écarter, toujours un instant, le spectre de la division mortelle et de l’effondrement du Système.
Dans les temps actuels, d’une façon évidente et catastrophique, sinon eschatologique, la direction politique et les élites washingtoniennes sont déchirées, partagées par des confrontations haineuses d’une puissance extraordinaire. Il s’agit là, selon notre perception, d’une attitude dictée par la résultante des contraintes que le Système en crise terminale impose à ces élites qui fonctionnent par rapport à lui, en trouvant en lui cette puissance qu’elles n’ont plus elles-mêmes, qui devient dans ce cas une puissance alimentant antagonisme et division. Cette pression constante, ce rythme infernal, s’exercent sur une politique de plus en plus insignifiante, nihiliste et paralysée, ce qui conduit à une radicalisation systématique des soi disant acteurs : plus l’énergie déployée pour l’action politique semble déboucher sur une politique insignifiante et paralysée, plus les “utilisateurs” de cette énergie dispensée par le Système l’emploient pour affirmer des positions de plus en plus extrêmes, dans l’espoir de vaincre selon la ligne de leurs conceptions qu’ils croient bonnes cette insignifiance et cette paralysie (plus cette insignifiance et cette paralysie se renforcent comme conséquence de cette dernière action, etc., et le cycle continue et accélère). Mais tout en vivant cette scène politique et en y figurant comme ces acteurs extrémistes qu’on décrit, en alimentant les querelles haineuses et stériles, les membres de ces élites sont également conscients du dommage qu’ils causent au Système dans son entièreté. La division, l’antagonisme, sont de formidables pourrisseurs, ils sont les véritables termites du Système. Il est impossible pourtant de trouver un répit ni d’imposer un changement décisif parce que toute situation politique, tout acte politique, implique un enjeu dont chacun veut se saisir… Sauf pour la mort de ben Laden, pour un instant, lorsqu’elle est apparue comme une surprise, – “divine surprise”, croit-on un instant.
Ce rassemblement massif, immédiat, d’un instant, est le signe d’un immense désarroi. A côté de l’affrontement haineux, furieux, méprisant, tous ces hommes-Système ont une part d’eux-mêmes qui leur dit que cette division antagoniste est mortelle pour le Système, alors que les signes de l’agonie du Système ne cessent de se manifester. Dans ce Moment grossier dont leur ivresse dissimule la grossièreté, les voilà réunis un instant sur un sujet commun, sur le seul sujet commun et pompeux qui peut les réunir un instant, – la renaissance de l’illusion, la gloire fabriquée de l’Amérique triomphant d’une icône de haine pour les uns, d’un pantin utile pour les autres, d’une image énorme fabriquée pour les besoins de leur narrative d’héroïsme fantastique pour tous… Qu’importent ces caractères extravagants, nous sommes toujours dans le domaine de la narrative, celle qui s’est imposée universellement à leurs esprits enfiévrés à partir de 9/11 et autour de 9/11 comme événement magique, et qui se poursuit parce que la fièvre n’est pas tombée.
Certains ne déguisent nullement leur idée à ce propos, qui va dans le sens que nous exprimons, mais eux avec pour un instant la certitude raisonnable de la victoire, – certitude imposée à leur esprit par une poussée psychologique résultant d’une ivresse soudaine et momentanée, qu’ils expriment à ciel ouvert d’une façon rationnelle, comme si l’on pouvait exposer et transformer une rupture aussi radicale et aussi radicalement suspecte par simple proposition rationnelle : l’idée du choc psychologique qui les transformera tous, l’Amérique avec, qui les fera se retrouver. Nous pensons pour ce cas à Steve Clemons, qu’il nous arrive de croire, dans des moments de faiblesse, un peu plus avisé et d’un pessimisme lucide comme l’expression d’un caractère bien trempée… Le caractère est trempé, certes, mais mal et à on ne sait quoi.
Voici ce que dit Clemons, se citant lui-même, à Politico.com le 2 mai 2011, avec reprise sur son site The Washington Note le 3 mai 2011.
« Here were my thoughts as shared with Josh Gerstein:
»…Steve Clemons of the New America Foundation, said killing bin Laden probably would have been more significant a few years ago in terms of his importance to Al Qaeda operations. Earlier this year, the Obama administration said the Yemen-based Al Qaeda of the Arabian Peninsula, which has fewer ties to the central Al Qaeda group, now poses the greatest terror threat. However, Clemons said bin Laden's death will help the U.S. at home and abroad in ways that go far beyond its impact on planning of terror plots.
»“The real is question is the self-doubt many Americans felt about leadership in Washington and the impotence many around the world felt it reflected on the part of the U.S.,” Clemons said. “People don't understand how incredibly important it is to demolish the brand of Osama bin Laden. He's a pop culture figure, a rock star of transnational terrorism. To have that lurking out there unresolved would have permanently handicapped us psychologically.”»
La tactique est grosse, la stratégie bien ambitieuse, – d’envisager la dissipation de cette dynamique suicidaire et d’effondrement par la magie de ce qui est alors appréhendé comme le moment cathartique et résurrectionnel décisif… Veut-il nous faire croire, Clemons, que c’est OBL, à part son rôle de détonateur que lui attribue la narrative avec 9/11, qui est la cause de tous les avatars des USA depuis 9/11, y compris et surtout les plus graves, ceux de la période 2008-2011 ? Il y a dans ce raisonnement, fin en apparence parce que semblant faire dans la nuance psychologique, en fait une faiblesse profonde qui renvoie à ce sentimentalisme à peine caché et qui s'expose en pleine lumière à cette occasion, qui est la marque du jugement US et surtout des élites washingtoniennes sur les USA, du jugement de l’américaniste sur l’américanisme.
La finesse d’apparence utilise de bien grosses ficelles. Elle ignore la vérité profonde de la crise d’effondrement de l’américanisme, qui n’a rien à voir avec 9/11 et OBL, qui a tout à voir avec le fondement de ce phénomène colossal du Système de “déchaînement de la matière” incarné dans l’Amérique, arrivé au terme catastrophique de sa course. L’ivresse de la victoire totale et finale que constituerait la mort de ben Laden, cette croyance grotesque qu’un tel événement à la fois grossi, falsifié et faussaire comme l’est depuis l’origine la narrative 9/11-ben Laden, puisse avoir la puissance de dénouer la crise eschatologique de la psychologie américaniste liée à la Chute du Système, cette ivresse et cette croyance relèvent toujours de ce sentimentalisme de midinette, avec l’esprit à mesure. Au contraire, la seule mesure que cela nous donne, c’est le terrifiant désarroi du Système, pour croire à de telles propositions implicites.
Il n’a pas fallu 48 heures, 1) pour que la version clean de la Maison-Blanche sur la mort d’OBL commence à faire eau de toutes parts, ce qui implique la confusion, l’antagonisme, la discorde chez eux, avec bientôt l’attaque de l’administration par les républicains ; 2) pour que certains établissent déjà des plans pour appuyer des revendications antagonistes à partir de l’événement, annonçant la relance-turbo de la division mortelle à l’intérieur du Système. (Voir cette vidéo de Truthdig du
…Nous faisons même l’hypothèse que, très vite, la mort d’OBL va apparaître comme un événement majeur d’accélération de leur désordre psychologique, et d’accélération de la désintégration du Système. OBL, qui n’osa jamais en espérer tant, aura donc parachevé une œuvre dont l'inspiration est, manifestement, bien au-delà et au-dessus de lui.
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