Escapade à Deauville

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Escapade à Deauville

20 octobre 2010 — La réunion entre la France, l’Allemagne et la Russie a eu lieu à Deauville les 18 et 19 octobre, comme prévu. Le 19 octobre, le sommet fut surtout commenté à la lumière de l’annonce par Medvedev qu’il acceptait l’invitation de participer au sommet de l’OTAN du mois prochain à Lisbonne, où les très importants sujets (pour l’OTAN) du “nouveau concept stratégique”, – un monstre redondant dont l’OTAN accouche régulièrement, – et du réseau anti-missiles (BMDE pour simplifier, pour Ballistic Missile Defense Europe) seraient discutés. La Russie est invitée à coopérer à ce réseau anti-missiles. Sur cet aspect du sommet, on peut lire une dépêche AFP du 19 octobre 2010 et un article de Global Security Newswiredu même 19 octobre 2010.

La veille, le 18 octobre 2010, le New York Times avait publié un court article qui présentait le sommet, en général, comme à l'habitude avec le NYT, selon les consignes de la direction américaniste (tout cela, à l’heure où l’on ignorait encore l’acceptation de Medvedev de venir à Lisbonne). L’article présentait la même tonalité d’une certaine inquiétude US qu’on avait déjà notée dans un précédent article du 1er octobre (voir notre Bloc-Notes du 9 octobre 2010). Il y ajoutait des indications, de-çi de-là, qui, sans fixer rien de précis, alimentent cette idée d’une initiative de facto européenne. Cet aspect des choses, même s’il a été éclipsé par l’annonce de la présence de Medvedev à Lisbonne, nous paraît sans aucun doute le plus important.

«On Monday, as the French and German leaders began two days of talks with their Russian counterpart on the Normandy coast, diplomats and foreign policy observers said conditions might now be in place for a closer, if informal strategic dialogue between Europe and Moscow.

»Before heading to the resort town of Deauville, President Dmitri A. Medvedev of Russia said he wanted a “worthy global response” to his idea of a new European security architecture. French diplomats said that Washington’s separate efforts at a reset of relations with Russia had diffused some of the tensions between Russia and the West, while German diplomats pointed to a softening by some ex-Soviet satellite countries toward Moscow in recent months.

»“The stars are aligned,” Mark Leonard of the European Council on Foreign Relations said. “Only three years ago, we saw almost unbridgeable gulfs between several E.U. member states and Russia. That has changed. President Obama’s reset has led to really big rethinks in Poland and the Baltic states.” […]

»No decisions will be made in Deauville, a French diplomat said, calling the meeting a “brainstorming session.”

»Mrs. Merkel said Saturday that a goal of the summit was to improve cooperation between NATO and Russia, “for the Cold War is over for good.” She emphasized that a new “security architecture” should not hinder U.S.-European cooperation in NATO, which has invited Russia for a special meeting on the margins of the November summit meeting. Moscow has not yet responded to the invitation.

»But even if no formal new structure emerges from the talks in Deauville, the meeting may lay the groundwork for an informal new forum on security issues, officials said.»

Certains pourraient avancer l’idée que le sommet de Deauville a été “kidnappé” par l’annonce de Medvedev qu’il irait à Lisbonne, ce qui pourrait apparaître comme une victoire de l’OTAN sur l’initiative “européenne” Sarko-Merkel-Medvedev pour fixer de nouvelles relations avec la Russie. (L’annonce de Medvedev tendrait alors à placer de facto les relations avec l’OTAN comme plus importantes que cet embryon de discussions seulement européennes sur la sécurité, qu’impliquait le sommet de Deauville.) Plus que jamais, en effet, nous développons l’interprétation qui met ces deux courants (l’OTAN d’une part, le courant “européen” représenté par la France et l’Allemagne à l’Ouest d’autre part) en concurrence pour la sécurité européenne et les relations avec la Russie, – non par la volonté des acteurs mais par la logique, voire la volonté des événements. (Voir plus loin.)

Une autre façon de voir, exactement inverse, est que l’annonce de Medvedev, faite justement à Deauville, nécessairement en concertation avec ses deux interlocuteurs, a pour effet, voulu ou non qu’importe, de “noyer le poisson” de la réunion de Deauville, de faire oublier l’aspect européen qui hérisse les USA (et l’OTAN, tout de même) derrière ce qui semblerait être une “victoire” de l’OTAN. (Rappelons cette citation d’un officiel US, dans l’article du NYT du 1er octobre, à l’annonce du sommet de Deauville :

«Since when, I wonder, is European security no longer an issue of American concern, but something for Europe and Russia to resolve? After being at the center of European security for 70 years, it’s strange to hear that it is no longer a matter of U.S. concern.»

Tout s’est passé comme si (insistons sur cette fameuse formule caractéristique de l’hypothèse scientifique) les participants du sommet auraient convenu que cette annonce (Medvedev à Lisbonne) était une bonne façon de “faire passer” sans trop soulever de soupçons cette sorte de consultations hors cadre OTAN, hors surveillance du système de l’américanisme. Il n’y a pas nécessairement plus que cet aspect médiatique, cet aspect de la recherche d’un “effet” immédiat pour caractériser le sommet, sans nécessairement plus de calculs dans ce sens. En d’autres mots, ce que nous décrivons là ne serait certainement pas une pensée consciente, une volonté sophistiquée et un peu intrigante, voire “complotiste”, de la part de dirigeants comme Sarko et Merkel (les plus concernés par la méchante humeur US). Ces deux dirigeants sont complètement alignés sur le discours virtualiste, notamment concernant les USA, et psychologiquement impuissants à envisager un désaccord public avec les USA, selon les mêmes règles du virtualisme. (Français et Allemands ont d’ailleurs dépensé beaucoup d’énergie au dernier Conseil des ambassadeurs à l’OTAN, la semaine dernière, à démontrer la vertu atlantiste de cette réunion de Deauville.) Nous tentons de décrire la situation que les faits eux-mêmes imposent, ces faits déclenchés par des conceptions assez étroites des dirigeants qui impliquent de leur part de n’en avoir nulle conscience créatrice.

Mais il faut bien trancher dans ce fatras d’interprétations possibles. Notre appréciation est qu’il ne s’agirait certainement pas, à Deauville et selon ce qui s’y est passé, de ce qu’on pourrait considérer, approximativement, comme “une victoire de l’OTAN”. D’une part, l’annonce de Medvedev a donné une importance objective au sommet de Deauville, alors que l’absence de résultats concrets des conversations sans cette annonce aurait réduit l’appréciation de ce sommet à des jugements réducteurs et sarcastiques. En haussant sa signification par l’annonce de Medvedev, on donne à cette réunion une importance qu’on aurait pu lui dénier si cette annonce n’avait pas eu lieu. Si, finalement, il ne s’agit pas d’une “victoire de l’OTAN”, comme nous le disons, cette importance subsiste et pourra jouer en sens inverse, en faveur du courant mis en marche pour des discussions européennes sur la sécurité hors-OTAN et hors-US. (Ce courant est d’ailleurs potentiellement substantivé par la considération que les uns et les autres ont réaffirmé pour l’établissement de structures, déjà envisagées par la Russie, de coopération de sécurité entre la Russie et l’UE :

«French diplomats have floated the idea of a new zone of economic and security cooperation comprising the E.U. and Russia, while German officials say they are open to the idea of Russian participation in the E.U.’s political and security committee, which is responsible for setting the bloc’s foreign Policy» ’selon le NYT].

D’autre part, la présence de Medvedev à Lisbonne et la position russe qui semble plus favorable à l’examen d’une coopération Russie-OTAN sur le système BMDE n’est pas nécessairement un cadeau pour l’OTAN. C’est là que la notion de “victoire de l’OTAN” est contestable et pourrait se réduire à l’apparence et à l’effet d’un jour, celui de l’annonce de cette présence et de cet intérêt. Pour concrétiser cette “victoire“, cette venue de Medvedev doit impérativement se concrétiser par l’acceptation russe d’une coopération sur le réseau anti-missiles, pour avoir cette dimension de sécurité européenne apte à concurrencer le courant développé à Deauville, – ou bien, s’il n’y avait pas cet accord, cette présence serait au contraire un terrible revers pour l’OTAN. Mais si l’intention russe de coopérer avec l’OTAN se concrétise, il y a fort à parier qu’il s’agit bien plus d’un frein que d’un accélérateur pour le système anti-missile alors que ce réseau se transforme de plus en plus, au niveau de l’OTAN, à cause des pressions bureaucratiques habituelles, en enjeu suprême de l’affirmation de l’OTAN. Selon le principe bureaucratique de l’auto-alimentation des initiatives techniques, il est d’autant plus en train de devenir un enjeu suprême qu’il implique effectivement l’enjeu supplémentaire de l’établissement de relations avec la Russie, but important de l’OTAN pour affirmer sa prépondérance dans la sécurité européenne.

Il est d’évidence que la méfiance russe du réseau anti-missile n’est apaisée en rien. Leur éventuelle acceptation d’une coopération, qui serait présentée comme un geste de grande conciliation demandant à être payé en retour, impliquerait nécessairement qu’ils aient leur mot à dire sur tous les aspects conceptuels et opérationnels du BMDE. Comme l’on connaît les Russes, avec leurs capacités bureaucratiques et manœuvrières, leur rapprochement de l’OTAN sur la question des anti-missiles ressemblerait alors, aussi bien, à de l’entrisme. Ce serait la porte ouverte à d’innombrables discussions, d’innombrables polémiques bureaucratiques, sur tous les aspects possibles du réseau. A nouveau, le réseau anti-missiles BMDE serait reparti dans une période de sur-place bureaucratique, comme on en a connu en 2006-2009 entre USA et Russie, cette fois avec la complication supplémentaire qu’il s’agit de l’OTAN, avec des pays jouant des jeux complexes vis-à-vis du réseau, de l’OTAN et de la Russie (les Français et les Allemands, mais aussi la Turquie).

Les événements décident

Il nous importe particulièrement d’insister à nouveau et plus que jamais sur le fait que l’analyse que nous faisons ci-dessus ne concerne ni des manœuvres, ni des calculs, ni des intentions élaborées de la part des acteurs considérés. Nous pensons que ces acteurs ont des positions politiques, certes, mais qu’elles sont très sommaires et n’anticipent certainement pas les événements sur le terme, et certainement pas dans le sens où nous les anticipons, nous-mêmes d’une manière absolument hypothétique et absolument indépendante de tout projet théorique qu’il pourrait y avoir chez l’un ou chez l’autre de ces acteurs (l’OTAN, la France, l’Allemagne, la Russie, l’Europe, les USA…).

Nous considérons plus que jamais, parce que chaque jour cette considération se renforce chez nous, que les événements eux-mêmes ont assez de puissance aujourd’hui, et les directions politiques une faiblesse générale de plus en plus marquée avec les conséquences de la courte vue, et souvent de l’impuissance et de la paralysie, pour que ces événements suffisent à orienter les évolutions politiques. Ils correspondent au puissant courant métahistorique qui se manifeste depuis quelques années et dont nous parlons très souvent. (Voir notamment notre rubrique sur le livre La grâce de l’Histoire.) D’autres facteurs renforcent encore plus ce schéma, et principalement la quasi-paralysie institutionnelle des USA, avec ses effets sur l’immobilisme (la paralysie) de la politique extérieure US (voir le plus récent signe à cet égard, notre Ouverture libre du 18 octobre 2010).

C’est dans cette sorte d’analyse intuitive qu’il faut apprécier cette remarque que nous faisions plus haut, sur la “concurrence” entre l’OTAN et le “courant” de Deauville : “Plus que jamais, en effet, nous plaçons ces deux courants (l’OTAN d’une part, le courant “européen” représenté par la France et l’Allemagne à l’Ouest d’autre part) en concurrence, – non par la volonté des acteurs mais par la logique, voire la volonté des événements.” Nous pensons évidemment qu’aucun de ces acteurs n’a une conscience quelconque, du moins exprimée aussi fermement, de ce qui est une pure interprétation hypothétique de notre part.

Cette méthode n’est pas une fantaisie que nous nous accordons, mais bien une démarche raisonnée, maintes fois présentée et explicitée par nous. Nous pensons que le degré d’infécondité conceptuelle, d’intoxication par le virtualisme, de réduction de la politique à des réactions spasmodiques au plus pressé, d’une communication déroulant effectivement un discours virtualiste auquel ceux qui le diffusent sont les premiers à croire, empêchent évidemment que ces acteurs aient une autre attitude. Autrement dit, ce qu’ils font, ce qu’ils conçoivent, n’a aucune essence en soi, il s’agit d’une matière informe recouverte de l’étiquette de “politique”, qui suit quelques schémas traditionnels (courant OTAN, courant européen), d’une façon automatique enfin. C’est donc à nous, à partir de notre perception et, espérons-le, d’une intuition créatrice, de tenter un travail hypothétique pour chercher à distinguer comment vont évoluer des événements dont on détient d’ores et déjà un nombre important de données de base, et cela à la lumière des psychologies impliquées, des forces en présence, notamment celles qui ne sont pas officiellement prises en compte (les bureaucraties, par exemple). Mais au-dessus domine l’idée qu’un courant historique pousse à tout cela, et c’est à lui, si on l’identifie correctement, qu’il importe de se référer.

Pour autant, nous n’annonçons pas des bouleversements extraordinaires, qui seraient dus aux effets de ce courant supérieur. Ce que nous identifions, ce sont plutôt des freinages substantiels de l’action de forces liées au courant général du système général (système de la communication et système du technologisme), lié à la dynamique du déchaînement de la matière. Parmi ces forces, il y a la bureaucratie et la poussée du complexe militaro-industriel, qui s’expriment aujourd’hui par le biais de l’OTAN et de son projet de réseau anti-missiles, qui lui est imposé par les USA. C’est ce type de poussée qui est contrecarré par les forces historiques puissantes que nous identifions. La courant de la métahistoire que nous identifions n’est pas là pour satisfaire tel ou tel projet parcellaire (réseau anti-missile, courant européen) mais bien pour affronter et contrecarrer la dynamique du système du technologisme/du “déchaînement de la matière”. Cela n’empêche qu’accessoirement, comme conséquences annexes, des événements politiques plus concrets peuvent en naître dans cette partie OTAN-Russie-Europe.

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