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141114 août 2009 — Nous allons nous attacher ici à une réaction d’un lecteur au Faits & Commentaires du 12 août 2009 – réaction qui aurait aussi bien pu être attachée au F&C suivant, du 13 août 2009 – signe que les deux textes traitaient au fond d’un sujet assez proche. C’est effectivement le cas. La question de la “privatisation” de l’armée US et celle de la “structure crisique” sont assez proches, ou, si vous voulez, deux branches d’une même question gigantesque qui est le caractère central de la crise de notre temps.
Bien entendu, c’est là exposer notre point de vue, ou mieux dit encore, notre perception et notre vision du monde; c’est bien ce que nous entendons faire, et c’est dans cet esprit que nous rappelons cette réaction de notre lecteur. Celui-ci exprime son désaccord, d’une façon extrêmement courtoise et extrêmement argumentée – une façon que nous aimerions retrouver dans d’autres réactions qui se résument à des affirmations brutales et anathèmes expéditifs qui ne sont pas de notre goût et nous font conclure au peu d’intérêt d’y répondre par le fait – une façon qui, par sa forme, invite effectivement à juger souhaitable et fécond de lui répondre dans le même esprit. Notre lecteur, par sa réaction, prévient une intention que nous avions de prolonger ce même F&C par une réflexion supplémentaire – il la prévient et la précipite en lui donnant l’occasion qui importe.
Nous rappelons cette réaction, qui est assez longue, du 14 août 2009, sous le titre de «Temps eschatologique?»; bonne question, en effet, de Mr. Christophe Garcia, à laquelle nous serions conduits à répondre affirmativement. Il écrit, après avoir émis son jugement sur l’article qu’il commente («Très intéressant comme d'habitude. Mais en vous lisant, je me demande si votre analyse ne pêche pas d'une certaine manière.»)…
«A vous lire, j'ai comme l'impression que votre analyse s'arrête sur le constat que le pouvoir central et le pouvoir économique tirent à hue et à dia, comme s'il n'y avait qu'une logique systémique avec sa propre eschatologie. Ainsi, vous écrivez:
»“Elles n’ont qu’une chose en commun, qui est la lutte contre le pouvoir politique par simple dynamique antagoniste; parce qu’elles sont naturellement déstructurantes, tandis que le pouvoir politique est à l’origine une proposition fondamentalement structurante”
»“[P]ar simple dynamique antagoniste”. Je me demande s'il n'y aurait pas moyen d'aller plus loin que cette analyse systémique. C'est comme si tout n'était que fonctionnement et que les agents n'avaient comme seule importance que d'être un rouage d'un système. Attention, je ne dis pas que cela est complètement faux, je dis que cela est un point de vue qui permet d'observer la situation sous un certain angle. Et donc, si on s'en tient à lui seul, on risque d'être bloqué dans l'analyse comme il me semble que ce soit le cas ici.
»Vous écrivez:
»“Les entités économiques ne forment pas, dans leur rassemblement, un pouvoir cohérent.”
»Certes, les entreprises s'affrontent et sont en compétition mais n'oubliez-vous pas la question des classes sociales?
»Marx et Engels écrivaient:
»“La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les conditions de production, c’est à dire les rapports sociaux.”
»Les implications de cette phrase sont gigantesques quand on l'observe avec le recul de l'histoire.
»C'est bien sûr très compliqué (et je dois faire court) mais il apparait que les nations sont en train de se défaire pour laisser place à des blocs plus importants encore, voir à une sorte de gouvernement mondial (dans les rêves de certains qui évoquent le Nouvel Ordre Mondial ) qui fonctionnerait sur un mode d'organisation des territoires totalement différent de celui que nous connaissons: un monde où la différence entre Etat, mafia et entreprises serait encore plus vague qu'aujourd'hui (sachant que ce mouvement a déjà largement commencé). C'est dans ce cadre qu'il me semble que l'analyse des logiques à l'œuvre dans les sociétés de classe occidentales permettrait de progresser d'un palier dans la réflexion.»
Nous prenons garde aux mots, qui, sans le dire et en plus de ce qu’ils disent, orientent la pensée vers un jugement systémique. Notre lecteur emploie ces mots (soulignés en gras par nous): “… j'ai comme l'impression que votre analyse s'arrête”; “… s'il n'y aurait pas moyen d'aller plus loin”. Ces mots suggèrent une pensée courte, qui s’est arrêtée, épuisée par son effort, alors qu’elle aurait pu aller plus loin et entrer dans le véritable univers des choses. Nous repoussons absolument cette suggestion. Notre “pensée” est d’abord un constat (“perception du monde”) et une tentative d’explication de ce constat (“vision du monde”) – ainsi le voulons-nous, et c’est à l’esprit qui nous lit de réagir pour son compte, d’en juger pour son enrichissement éventuel, d'en nier la pertinence, etc. Mais laissez-nous la cohérence interne de cette pensée. Notre analyse (notre “vision du monde”) “ne s’arrête pas”, comme par volonté manifeste, elle répond à ce que nous percevons de la réalité (“perception du monde”); elle pourrait certes aller “plus loin” par pure spéculation arbitraire mais elle ne le désire pas dans ce cas parce que sa référence est notre “perception du monde” et que ce serait trahir cette perception que d’aller plus loin, dans le sens que vous indiquez.
C’est dire évidemment que, sans d’ailleurs connaître Marx comme il le faudrait dans le meilleur des mondes de l’esprit, nous divergeons complètement de sa vision très organisée du monde, et, essentiellement (car c’est le point qui nous intéresse essentiellement), de sa vision de l’histoire. Ce n’est pas sur la question du “sens de l’histoire” (opposée à l’idée que l’histoire n’a pas de sens) que nous divergeons; nous pensons que cette idée est secondaire dans l’ordre des priorités parce que notre esprit ne peut y apporter qu’une réponse de conviction, même intellectuellement et logiquement d’apparence rationnelle, qui est nécessairement polémique. Nous nous plaçons différemment, et le disons souvent en citant Joseph de Maistre essentiellement dans sa méthodologie. Nous observons que si l’histoire a un sens, notre réponse honnête à ce propos ne peut être qu’une réponse de conviction, que nous tentons de substantiver, non par une réflexion rationnelle que nous poserions ensuite sur notre “perception du mode” (ainsi déformée à mesure, croyons-nous), mais par notre “perception du monde” que nous tentons ensuite d’organiser par une réflexion rationnelle. Notre conclusion de conviction est que l’histoire, que nous désignons alors comme l’Histoire, a un sens, mais que les hommes en sont plus les jouets ou les outils (parfois très conscients, et c’est leur gloire) que ses organisateurs.
Voilà pour la méthode (nous faisons court, nous aussi), passons à l’observation et à ses fruits (“perception du monde”-“vision du monde”).
Nous percevons cette civilisation comme en fin de course, et une fin de course particulièrement catastrophique, peut-être apocalyptique, à cause de ses caractéristiques (Toynbee, Ferrero et le reste: puissance exceptionnelle et totalitaire du technologisme, absence de sens si complète qu’elle détruit tous les équilibres, à commencer par l’équilibre psychologique). Nous traduisons ce déséquilibre aujourd’hui arrivé aux extrêmes (“montée aux extrêmes”) par le binôme antagoniste d’une lutte entre les forces structurantes et les forces déstructurantes. Cela nous sépare décisivement et absolument des analyses idéologiques, dont nous jugeons qu’elles sont une transcription de la question morale traitée d’une façon “humaine, trop humaine”, par une psychologie déformée sans frein. (Nous accordons une grande place à l’intervention de la psychologie, qui est au départ, pour nous, l’outil de l’inconscient servant et parfois orientant la pensée consciente; il vaut mieux le savoir pour tenter de corriger, voire d’en user à l’avantage de la pensée, mais toujours selon la “perception du monde”, plutôt que repousser l’importance de l’idée de l’inconscient à laquelle Nietzsche et Freud ont beaucoup apporté.)
Il est vrai que les forces économiques dominent tout aujourd’hui. Mais ce sont des forces économiques parvenues également, comme notre civilisation elle-même au point où notre civilisation n’est que ces forces économiques, au sommet de la puissance dans une situation telle où cette puissance, à cause de son vide de sens, se trouve entraînée dans une transmutation massive en une impuissance à un degré égal de force. (L’absence de sens ne pardonne pas lorsqu’on constate que le roi est nu.) Ces forces économiques prétendument si puissantes s’avèrent totalement inorganisées (notre “perception du monde”) mais également de plus en plus totalement inorganisables et impossibles à réorganiser (notre “vision du monde”). C’est pourquoi nous suivons avec une attention extrême un cas très concret et très mesurable comme celui du JSF, qui est le domaine le plus avancé de la puissance technologique, et dont nous observons, fascinés, la progression vers son impuissance à être. (Pour le cas, le mot “fascination” à sa place, dans le sens de “profonde impression produite sur quelqu’un”, qui n’implique nullement l’absence de pensée, mais au contraire la jubilation de la pensée devant le cas qui réunit effectivement toutes les caractéristique de la crise générale du système.)
Ce destin (celui du JSF, comme le reste) est pour nous le signe que le jugement de Marx («La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production…») est caduc. La bourgeoisie ne révolutionne plus rien dans le sens d’imposer la révolution à “des instruments de production”; elle est totalement dépassée par cette “révolution” qui ne vit plus que par elle-même, elle n’en contrôle plus rien, elle n’y comprend plus rien, elle est vaincue par sa propre puissance devenue impuissance. (Nous sommes bien dans un système aveugle, qui nous emprisonne tous.) La bureaucratie, qui est l’un des composants de cette impuissance ultime, s’en occupe activement, comme elle s’occupe du programme JSF; l’argent dont on couvre ce programme, ou devrait-on dire “sous lequel on le noie”, achèvera le travail, tant l’argent arrivé à ce stade d’utilisation et de perversion psychologique, est l’autre terme de cette impuissance puisqu’il ne nourrit plus que les composants de cette impuissance.
Certes, lorsque nous disons “argent”, nous disons, notamment, “capitalisme” comme représentation du monde réduit aux forces économiques. Nous jugeons le capitalisme dans son stade ultime, nullement à cause de la lutte des classes, mais à cause de sa transformation financière en plus de l’impuissance où le conduit le technologisme. Du point de vue du business, comme ils disent, ce stade ultime, cette financiarisation, nous représente que l’attention exclusive de ces forces est passée complètement du capital au bénéfice du capital, puis du bénéfice du capital aux marges parasitaires d’escroquerie, de spéculation et d’inconséquences du bénéfice du capital. Ce faisant, le capitalisme s’est perdu et il a perdu les tentatives faiblardes d’organisation qu’il avait lancées au XIXème et dans une partie du XXème siècle. Aujourd’hui, il est prisonnier du monstre qu’il a enfanté. Sa logique est si absurde qu’elle ne peut être qualifiée que de suicidaire. On aime ou on n’aime pas Henry Ford, avec beaucoup de raison (le “fordisme” est un des maléfices mécanistes du système), mais il faut lui reconnaître un certain bon sens pour son parti lorsqu’il augmentait les salaires de ses ouvriers pour qu’ils puissent acheter des Ford modèle T. Ford aurait été le critique le plus virulent de ce qui se passe à Wall Street – qu’il n’aimait d’ailleurs pas de son temps – Wall Street qui est un spectacle indécent et obscène, moins par la cupidité qu’il montre que par la pathologie qu’il suggère; plus que d’être cupides et hubristiques, ces types sont malades (de cupidité, d’hubris, comme vous voulez) – vite, un séjour dans un de nos établissements psychiatriques. Ce qui compte, c’est la pathologie, pas les symptômes (cupidité, hubris). Aujourd’hui, Wall Street est pathologiquement impuissant à admettre la nécessité du “bon sens” capitaliste à la Henry Ford.
Par conséquent, dans un tel cadre pathologique, nous estimons que ce n’est pas “arrêter” la pensée que de juger que toute organisation des forces économiques est impossible, mais bien de l’avancer, de l’ajuster à la réalité du monde (à la réalité de la fin d’un monde). Nous ne croyons pas non plus à une “gouvernance mondiale”, cette farce sans fin, comme nous ne croyons pas une seconde que la Commission et l’UE puissent être un modèle de “gouvernance mondiale” pour l’avenir, ce que les commentateurs distingués et appointés en font. Quelle rigolade, messeigneurs; liez-vous avec quelques fonctionnaires de la Commission, voyez comment ils travaillent, ce qu’ils produisent; mesurez la frustration de nombre d’entre eux, qui ne sont pas bêtes, qui s’obligent dans les réunions à être absolument bornés et à auto-censurer leur intelligence selon les principes du système dominant… Vous comprendrez alors ce qui se passe: c’est le désordre en col cravate, ou col ouvert puisque c’est autorisé par le Saint Siège désormais, désordre type-Barroso, aussi excitant qu’une pilule de Viagra; mais rien, absolument rien de la dictature ou d’un quelconque gouvernement – seulement le désordre et l’impuissance. Aucune surprise à cela puisque leur formule (“gouvernance mondiale”, Commission, etc.) n’est que le maquillage en chose politique pour les aveugle et les malentendants, ou les sourds et les malvoyants, de l’économie comme seule représentation du monde. Appréciez le résultat.
Là-dessus – et ce sera notre dernier mot sur ce sujet restreint – les crises, ce que nous nommons “structure crisique”. Elles constituent la révolte du monde et la riposte de l’Histoire à notre entreprise insensée. L’intérêt de la chose est que cette structure crisique transforme cette phase ultime de la civilisation en une aventure eschatologique, puisque certaines de ces crises (crises des ressources naturelles, énergie, crise de l’environnement dont le caractère essentiel est moins la chaleur ou pas [global warming, querelle accessoire] que la rupture catastrophique de notre cadre naturel que nous tenions paradoxalement pour acquis pour nos activités déstructurantes) condamnent absolument notre système économique par des pressions absolument hors de notre contrôle.
(Notamment, cela, à cause de nos “choix” initiaux – qui n’en sont d’ailleurs pas, des choix. Nous serions conduits à penser que cette civilisation actuelle aux abois n’est pas l’occidentale dans toute sa durée, mais une autre civilisation, née à la fin du XVIIIème siècle, par la grâce incertaine de divers événements fondamentaux, essentiellement les deux révolutions américaine et française et un “choix” de développement qui n’en est pas (entre 1780 et 1820 en Angleterre), cela jusqu’à la proposition du Prix Nobel Paul Crutzen de faire de cette période l’aube d’une nouvelle ère géologique, l’anthropocène. Dans Le choix du feu, Alain Gras montre bien que le “choix” de la thermodynamique comme source d’énergie de cette civilisation, et instrument de mort de celle-ci au bout du compte, n’était nullement nécessaire ni inéluctable, et plutôt du à des accidents et à des circonstances qu’à une volonté arrêtée. On aurait pu choisir l’hydrodynamique, et les choses eussent été différentes.)
Donc, notre “vision du monde” est entre les forces déstructurantes de cette civilisation aux abois, et les forces structurantes. De ce côté, il n’y a pas d’ordre de bataille préformé ni de consignes idéologiques. Si l’on veut tout de même deux observations politiques de base, qui ne sont que ce qu’elles sont, qui ne sont qu’un début, un état des événements possibles, etc. – les voici:
• Une priorité absolue devrait être le démantèlement des USA aux profits des Etats qui composent l’Union, parce que les USA sont la matrice incontestable du système. Nous en parlions encore le 12 août 2009, en situant à notre avis où sont les forces structurantes (les Etats de l’Union) et les forces déstructurantes (les pressions du centre fédéral).
• On observera, au grand dam de certains sans doute, que la nation, dans le piteux état où elle se trouve et malgré la façon stupide dont certains l’ont parfois utilisée, reste jusqu’à nouvel ordre le seul modèle structurant disponible du point de vue politique, parce qu’en lui survit la dimension régalienne absolument structurante. (Dans ce cas, les USA en tant que centre fédéral ne sont pas une nation, quoi qu’ils en veuillent, mais le contraire de la chose, puisque totalement étrangers à, sinon ennemis de la dimension régalienne.)
Ces constats ne sont que ce qu’ils sont – constats, ni engagement ni prévision. D’autre part, il ne faut certainement pas en rester là dans la recherche de ce qui peut être identifié comme structurant, comme il ne faut pas “arrêter sa pensée” à la définition de la nation telle que nous en avons héritée, avec la charge d’attaques incessantes et intéressées contre elle depuis deux siècles (on le comprend, puisque c’est une force structurante, et l’on comprend que ces attaques portent en réalité, derrière l’artifice des mots d’ordre idéologiques, contre la dimension régalienne). Il existe aujourd’hui des forces structurantes inattendues (on en a vu dans le cadre de notre tentative constante de définition de la G4G) et on ne peut les identifier que si l’on écarte définitivement toute référence à l’idéologie, celle-ci qui implique nécessairement une consigne absolument inhibitoire.
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