Eschatologisation (suite) : la crise du JSF aussi

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L’eschatologisation des crises, dont nous parlons dans ce même Bloc-Notes ce même 25 mars 2011, est un phénomène que nous jugeons être d’une tendance générale. C’est un phénomène directement lié à la crise centrale du Système et à la contraction du temps (“temps crisique”) qui l’accompagne. Il n’y a donc nulle surprise à ce qu’il touche aussi la crise du JSF.

C’est à propos d’un article d’Aviation Week & Space Technology du 22 mars 2011 que nous proposons cette remarque. Cet article fait un tour des pays non-US engagés dans le programme JSF et observe l’humeur, dans tous ces pays, concernant le prix du JSF, – une humeur “allant de l’anxiété à la paranoïa”…

«Customers for Lockheed-Martin’s stealthy F-35 Joint Strike Fighter—among them Canada, Israel, Britain and Australia—are shifting their mood from anxiety to paranoia over increasingly unpredictable costs. Foreign analysts now expect JSF prices to significantly exceed even the latest Pentagon estimate, putting government officials in fiscal and political jeopardy as they try to craft a rational purchase plan for the fifth-generation warplane. […]

L’article passe ensuite en revue les sentiments, dans les pays cités, où effectivement règnent anxiété et paranoïa à propos du prix du JSF. Les auteurs de l’article introduisent sur la fin de leur texte des considérations de personnalités US qui ne sont pas faites pour rassurer les anxieux et les paranoïaques ; une première déclaration disant que, de toutes les façons, il n’y a pas de choix et qu’il faudra payer ce qu’il faudra payer, une seconde observant, d’ailleurs d’une façon modérée par rapport aux perspectives (mais peut-être sommes-nous paranos…?), que les augmentations ne sont pas finies, – cela dit par un expert du GAO et se terminant par ces mots (traduction/adaptation) : “on n’est pas encore sortis de l’auberge”.

«“For those who might ask the question regarding F-35 program cost, at what point does this program become unaffordable, I would respond that if you believe our nation needs a fifth-generation stealth fighter, you have no choice,” says Rep. Roscoe Bartlett (R.-Md.), chairman of the House Armed Services subcommittee on tactial air and land forces. “Having no choice but to continue to pay for F-35 development and procurement cost increases…” […]

»U.S. analysts offer their own cautionary notes. “The program continues to lag [budget and Schedule] predictions,” says Michael Sullivan, director of acquisition and sourcing for the U.S. Government Accountability Office. “It is not out of the woods yet.”»

Il n’y a rien de spécifiquement nouveau dans cet article, dans les considérations sur le prix du JSF de la part d’experts et d’officiels non-US, sinon, comme nous l’avons signalé, la remarque très personnalisée sur “l’anxiété et la paranoïa” des uns et des autres. C’est justement cela, cet argument de l’humeur, qui est intéressant, puisqu’il forme finalement l’entame et la justification générale de l’article. Il s’agit donc, plus que d’un article sur le prix du JSF, d’un article sur la psychologie dans la crise du JSF, la psychologie des coopérants, ce qui est un argument assez rare pour une publication comme AW&ST pour que cela soit signalé et retenu comme un fait remarquable. Notre hypothèse est, en effet, qu’il s’agit bien là d’une eschatologisation de la crise du JSF, l’eschatologisation étant effectivement un processus où la psychologie tient un rôle essentiel.

Comme on le sait bien, le JSF a prospéré pendant des années comme un monumental artefact virtualiste. Toutes ses caractéristiques, qu’elles soient technologiques, industrielles, budgétaires, étaient basées sur des projections qui impliquaient l’existence d’un monde idéal, une sorte de monde-JSF, où toutes les projections hypothétiques les plus favorables et selon des critères absolument idéaux étaient tenues par avance comme acquises, sinon préexistantes au fait lui-même. En quelque sorte, l’avenir du JSF était décrit, dans l’argumentaire de vente, dans la programmation, dans la planification, etc., comme si cet avenir était déjà réalisé, qu’il eût été déjà le présent en forme d’éternité, et qu’il eût été sans aucun doute le meilleur des présents. (Ainsi de la méthode telle qu’elle était évoquée le 12 juillet 2002, par le N°2 du Pentagone Pete Aldrige, pour fixer le prix de l’avion, présenté alors comme ferme et définitif. Cette méthode consistait à diviser le coût total du programme évalué selon l'appréciation la plus favorable et sans le moindre commencement de réalisation, par le nombre d’unités dont on avait projeté la vente, – de 3.000 à 6.000 selon qu’on prenne en compte ou non les commandes étrangères hypothétiques, – qu’on tenait pour produites et livrées selon un délai arbitrairement fixé dans ce cas à 2020. Cette projection ne représentait aucune réalité concevable, mais l’important était que l’appréciation du programme correspondît parfaitement à la narrative virtualiste qui en était faite, et au prix fixé selon cette narrative.)

Ce déguisement du programme qui était devenu sa vérité virtualiste, qui était basé sur une conviction née de l’hubris américaniste à la fin des triomphantes années 1990 (le temps de l’“hyperpuissance” US, selon Hubert Védrine), et nullement selon quelque dissimulation volontaire ou quelque démarche manipulatrice que ce soit, servit effectivement de canevas officiel de réflexion et de projection des prévisions de forces et des prévisions budgétaires, tant aux directions civiles successives du Pentagone qu’aux pays étrangers entrés dans le programme, tous fidèles et serviles alliés des USA. L’affirmation était si ferme, si unanimement répétée par le canal officiel du système de la communication, qu’il y eut jusqu’en 2009 à peu près une conviction générale que les conditions extraordinaires du JSF, correspondantes logiquement au programme extraordinaire qu’était le JSF, seraient évidemment réalisées. En 2009, il fallut bien, sous la pression des faits divers et autres nécessités, entamer la déconstruction du JSF virtualiste. La bureaucratie du Pentagone, qui est habituée à ce genre d’exercices, n’en fut pas trop remuée et commença à réviser ses prévisions, tandis que des antagonismes sérieux se faisaient jour, notamment entre les directions civiles du Pentagone et Lockheed Martin. Cette bataille au cœur du système washingtonien se fit sans qu’on prêtât vraiment attention aux coopérants non-US, qui assistaient, et qui assistent toujours, stupéfaits, au défilé des évaluations revues à la hausse, à la mise à jour des délais, des erreurs, des dépassements de coûts, etc., à l’annonce sans autre commentaire et avec régularité du retardement du programme (4 ans en un peu moins de trois ans, en 2009-2011, après des retards successifs depuis 2002 cumulant plus de six années, qu’on avait à peine notés). Ainsi les alliés sont-ils passés en quelques années de la certitude absolue à l’incertitude la plus totale, de la sensation d’un programme complètement contrôlé à celle, oppressante, d’un programme absolument hors de contrôle.

Il s’agit effectivement, plus que de l’hypothèse ou de la perception d’une tromperie ou d’un échec de la part du centre pentagonesque, du soupçon grandissant qu’il s’agit d’un programme que les gestionnaires et les dirigeants (US) ne peuvent plus contrôler. On retrouve bien là la perception d’une eschatologisation du programme, qui n’est démentie en rien par la réalité. Les dirigeants du programme, les dirigeants du Pentagone, les dirigeants industriels, aux USA, sont eux-mêmes complètement repliés sur des appréciations cloisonnées, atomisées, etc., qui leur interdisent d’avoir une vue d’ensemble du programme, et qui leur font régulièrement découvrir de nouvelles horribles vérités à propos du programme. Ils confirment ainsi, par leurs positions et leurs attitudes, par leurs comportements, la perception d’un programme en crise, et d’un programme dans une crise qui est largement en cours d’eschatologisation, c’est-à-dire une crise humaine (contrôlée par l’être humain) qui se transforme en une crise eschatologique (hors du contrôle de l’être humain). D’où ces développements psychologiques, – l’anxiété, la paranoïa, – qui ne cessent de compliquer horriblement le problème, en ajoutant des éléments nouveaux de troubles et d’incertitude, en alimentant encore, comme en un cercle vicieux, l’eschatologisation de la crise.


Mis en ligne le 25 mars 2011 à 19H03

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