Est-ce le “ratage de haute précision” parfait ?

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Est-ce le “ratage de haute précision” parfait ?


17 janvier 2006 — Malgré toute la bonne volonté contrainte mais agissante des dirigeants pakistanais à l’égard des Américains, l’attaque de Damadola passe les bornes au niveau des relations publiques et nécessite certains aménagements de forme. Les Américains sont intervenus vendredi 13 janvier contre ce petit village près de la frontière afghane du Pakistan, soit avec des hélicoptères armés, soit avec un ou deux engins sans pilote Predator armé de quatre missiles Hellfire employés dans le mode air-sol.

Le Sunday Times (15 janvier) de Londres, qui nous donne un bon compte-rendu de l’incident, nous dit ceci : « An American airstrike targeting Ayman al-Zawahiri, the Al-Qaeda mastermind, was prompted by “wrong information” and killed Pakistani villagers including five women and five children, according to senior Pakistani officials.

» The attack took place in the early hours of Friday, when CIA-operated Predator drones circled the village of Damadola in the Bajaur area in northwest Pakistan before launching four Hellfire missiles at a mud-walled compound. Three houses were razed to the ground and 22 people died. »

A côté des circonstances diverses, notamment diplomatiques, autour de l’événement qui a acquis un écho assez important, l’attaque apparaît surtout comme l’archétype de ce que nous désignons comme le “ratage de haute précision”. Un autre excellent article, de Jason Burke et Imtiaz Gul dans The Observer du 15 janvier, résume les conditions du “ratage de haute précision” et mentionne le premier effet de l’incident: « The attack was precise, the intelligence was flawed, and the strained relation between Pakistan and the US has been pushed to breaking point. »

Le “ratage de haute précision” est conduit par une loi paradoxale, qui met en évidence la perversité intrinsèque de l’usage des hautes technologies: au plus la précision est grande, au plus les conséquences négatives sont grandes en cas d’erreur. Les conditions de l’attaque peuvent être détaillées comme ceci :

• Au départ, il y a l’habituelle certitude d’eux-mêmes des Américains : « US officials said the raid was based on “good reporting” of Zawahiri’s presence in the village at a dinner celebrating the Muslim Eid holiday. » Même après les nombreuses affirmations d’erreurs, notamment de la part des Pakistanais, les Américains restent sur leur position : les renseignements étaient “bons”. Il semble que les Américains aient agi d’eux-mêmes, sans aucune consultation des Pakistanais. Cette attitude vient de ce qu’ils jugeaient détenir des informations impeccables, qui n’avaient par conséquent besoin d’aucune confirmation et ils ne voulaient pas les partager avec les Pakistanais dans lesquels ils n’ont aucune confiance.

• Les Pakistanais des services de renseignement ont deux versions : « Another senior government official insisted that Zawahiri was not in the village. “The [Americans] acted on wrong information,” he said. One Pakistani intelligence officer claimed that Zawahiri had been present but the Americans had taken too long to react and “missed him by six hours” »

• Un des points mentionnés ci-dessus semble confirmé: que l’information ait été bonne ou pas, les Américains ont mis beaucoup de temps à intervenir, probablement bien plus de 24 heures. Ce temps a été nécessaire à cause de la centralisation de la décision, et nullement le “recoupement” de l’information comme certaines sources au Congrès l’ont suggéré. Les communications sont très rapides, “en temps réel”, mais le processus bureaucratique et les hésitations sont également “en temps réel” et interfèrent sur la situation opérationnelle ; la centralisation postmoderne des Américains assure la centralisation effective des informations mais ne supprime en rien les travers bureaucratiques de la décision, au contraire elle les aggrave en accentuant encore le rôle de la bureaucratie qui s’estime alors “sur le front” et juge devoir prendre toutes les précautions. (Selon l’expert militaire Carlton Meyer, « [t]he new idea of “netrocentric” warfare is an ultra-expensive upgrade of the old Soviet idea of central planning and control ».) Cela signifie que diverses dispositions commencent à être prises sur le terrain pendant le processus de la décision, ce qui accroît les risques d’alerter l’“objectif”.

• L’attaque est effectivement très précise mais elle est surtout massive et très destructrice, parce qu’il importe par-dessus tout de détruire l’adversaire, selon les conceptions générales américaines. (Selon le général britannique Aylwin-Foster: « their strategy was “to kill or capture all terrorists and insurgents: they saw military destruction of the enemy as a strategic goal in its own right”. ») Un témoin de l’attaque de Damadola: « Sahibzada Haroon Rashid, a member of parliament who lives nearby, said the planes had targeted three houses belonging to jewellery dealers. “The houses have been razed,” he said. “There is nothing left. Pieces of the missiles are scattered all around. Everything has been blackened in a 100-yard radius.” »

• La suite de l’affaire réservera peut-être quelques surprises. Essentiellement, il s’agit de l’estimation américaniste que, malgré tout, l’attaque a été un succès et que, très probablement, Zawahiri a tout de même été tué, — et si pas lui, un de ses clones qui le vaut bien. Bref, il importe qu’à Washington l’opération apparaisse tout de même comme une réussite. C’est ce que nous rapporte Associated Press (State.com) du 16 janvier : « In Washington, a U.S counterterrorism official, who spoke on condition of anonymity because of the information's sensitivity, said it is not yet known if al-Zawahri was killed in Friday's attack. The official said the compound that was hit has been visited in the past by significant terrorist figures. “There were strong indications that was happening again,” the official said. With media reports out of Pakistan indicating that at least four foreigners were killed, the official said it appears that some damage was done, even if al-Zawahri was not there. “This place had a history,” the official said. »

A ces descriptions techniques, on ajoutera pour l’anecdote les effets politiques de l’attaque, qui sont notables au niveau de la stabilité du Pakistan. Même si l’on sait que les dirigeants pakistanais, qui tiennent avec le soutien US, n’iront pas au bout de leurs menaces, il faut tout de même présenter une apparence de protestation, — comme cette demande d’excuses officielles des USA, exigées par le principal parti pakistanais. Le Premier ministre Shaukat Aziz a, quant à lui, bien précisé les choses : « [Aziz]called Friday's airstrike on a village near the Afghan border “very regrettable” but said, “I don't think that takes away from the fact that Pakistan needs investment.” » Donc, effet anecdotique, mais effet quand même: en s’additionnant les uns les autres, les effets anecdotiques peuvent provoquer au bout du compte un effet sérieux.

Côté américain, il n’est pas question de s’excuser. Voilà ce qu’on dit (USA Today et AP) de Rice, qui était en route pour le Libéria hier : « Rice offered no apologies for Friday's airstrikes near the Afghanistan border and wouldn't discuss details, including the fate of Ayman al-Zawahri, Osama bin Laden's top lieutenant. »

Cet état d’esprit n’est nullement l’apanage de l’administration. Il est généralisé. On en jugera avec ce rapide compte-rendu des réactions des sénateurs (toujours USA Today et AP du 16 janvier) : « “We apologize, but I can't tell you that we wouldn't do the same thing again” in going after al-Zawahri, said Sen. John McCain, R-Ariz. “We have to do what we think is necessary to take out al-Qaeda, particularly the top operatives. This guy has been more visible than Osama bin Laden lately,” McCain, a Senate Armed Services Committee member, said on CBS' Face the Nation.

» Sen. Evan Bayh, D-Ind., who serves on the Senate Intelligence Committee, said the CIA had been watching the area for several days and that the agency would not have conducted such an operation without extraordinarily high levels of intelligence. “It's a regrettable situation, but what else are we supposed to do?” Bayh told CNN's Late Edition. “It's like the wild, wild west out there. The Pakistani border is a real problem.” Sen. Trent Lott, R-Miss., another Intelligence Committee member, said such strikes are necessary to get at al-Qaeda leaders in Pakistan who are directing anti-American violence in Iraq. “My information is that this strike was clearly justified by the intelligence,” Lott said. »

Les prolongements américains sont intéressants au regard de l’opération de Damadola, des conditions du “ratage de haute précision” et de la situation à Washington. Ils nous disent que l’idée technologique à la base du “ratage de haute précision” a un prolongement psychologique direct ; ceux qui manient la haute technologie en sont les prisonniers jusque dans ses ratages et une transcription de ce prolongement psychologique se manifeste au niveau politique.

Il s’agit d’affirmer d’une façon non équivoque, maximaliste et sans la moindre nuance, la justesse fondamentale de la démarche (la mission d’attaque), notamment par l’affirmation et la réaffirmation du résultat à tous ses échelons. La croyance dans les capacités du renseignement US et dans la précision des hautes technologies pousse irrésistiblement à de telles positions. Jusqu’au bout, on affirme que l’opération était nécessaire, que le renseignement était excellent et, s’il le faut, que l’opération a réussi. (C’est l’idée suivante, qui remplace la nécessité de prouver soi-même qu’on a réussi à abattre le terroriste, si terroriste il y a : “prouvez-moi que this guy Zahwahri n’est pas mort puisque nos renseignements étaient bons et notre attaque à la fois justifiée et réalisée au moment idoine.”) L’illustration la plus pathétique de cet emprisonnement des psychologies se trouve dans la remarque du démocrate de service (sénateur Evan Bayh) : « It's a regrettable situation, but what else are we supposed to do? » Cette remarque porte sur l’opération et sur tout le reste, jusqu’à la guerre contre la terreur et le consensus bipartisan forcé à Washington.

Effectivement, on ne polémique pas à ce point sur l’opération elle-même mais sur ce qu’elle nous révèle de l’establishment de Washington. Même si la guerre interne est féroce au milieu des divers scandales, même si l’administration n’a plus aucun crédit, la guerre contre la terreur échappe à ce discrédit et reste un acte de foi fondamental. La guerre contre la terreur ne protège plus GW Bush (il suffit de prouver, comme on y arrive de plus en plus souvent grâce à l’Irak, qu’il la fait mal) parce que cette administration est à la fois trop stupide et trop corrompue, — mais elle reste, elle est plus que jamais la référence fondamentale de l’establishment. De temps en temps, on range un peu ce qui dépasse (comme l’amendement contre la torture de McCain, rapidement réduit à rien par GW), et on continue. Toutes les actions entreprises au nom de cette guerre seront couvertes autant que faire se peut. Ce n’est pas un complot, c’est une sorte de “néo-psychologie”.