Est-ce “une putain de fausse question” ?

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On dira : voici donc Le Monde qui s’y met, en posant les questions fondamentales, – en posant la question fondamentale, – la “putain de bonne question”, dirait-on lestement (à peine)… Nous parlons de cet article du 13 novembre 2011, avec ce titre d’une rigueur à la fois cartésienne et sacrilège : «Les Etats-Unis, un pays ingouvernable?» (“Sacrilège” pour cet objet de notre vénération que n’ont cessé d’être, depuis des décennies, sinon des siècles, les USA, leur système et l’American Dream.)

Le texte est de Corine Lesnes, la correspondante à Washington du grand “quotidien de référence”, – quoiqu’un peu vieillotte (la référence) ces dernières années, mais passons… L’audace semble au rendez-vous. Il s’agit du constat que la Constitution des USA, ce texte sacré, cette Bible, semble désormais impuissante à ordonner la direction de cet immense pays (ce “pays-continent”, selon Raymond Aron).

«L'Amérique est-elle devenue ingouvernable ? Ses Pères fondateurs “se sont-ils plantés”, comme le suggérait, fin septembre, le magazine American Prospect ? L'incapacité des responsables américains à répondre à la crise, la paralysie institutionnelle à Washington, l'omniprésence de l'argent dans le système politique ont propagé d'angoissantes questions aux Etats-Unis sur le modèle lui-même – un phénomène assez rare dans un pays qui s'enorgueillit d'avoir donné au monde les “checks and balances”, le savant système d'équilibre des pouvoirs entre le président, le Congrès et la Cour suprême qui régit la démocratie américaine depuis 1787.

»La Constitution a rang de “religion”, comme le disent eux-mêmes les Américains…»

Suivant une rapide description de ce qui fait l’originalité “exceptionnaliste” de la Constitution (sa brièveté, son imprécision, la mention permanente des grands principes qui souligne en l’aggravant la difficulté de leur application, les batailles permanentes d’interprétation des juristes, les affrontements permanents entre exécutif et législatif, etc.), le texte constate que l’apparition de Tea Party a mis en question le “texte sacré”. «La Charte de 1787 est devenue “un document assiégé”, comme l'a titré Time Magazine. Le Tea Party aurait réussi à imposer sa lecture, “l'idée que les Fondateurs ont établi un gouvernement central faible”, selon Elizabeth Wydra, juriste au Constitutional Accountability Center.» Suivent de nombreuses citations et consultations d’experts, de professeurs d’Harvard, de philosophes de la Constitution, – bien plus que des philosophes du Droit, ces “philosophes de la Constitution” sont plutôt comme des “techniciens”, des “mécaniciens” du “texte sacré”, ne doutant pas un instant que le problème est au niveau du rendement du moteur et nullement dans l’esprit de la chose. «[I]l semble, dit l’un, que ce sentiment si américain de notre grandeur inévitable – culturelle, économique ou politique – s'est évanoui. Nous sommes devenus l'Angleterre, ou Rome ou la Grèce.» Un autre (le dernier cité, le politologue Larry Sabato), a publié un livre (A More Perfect Constitution) où il propose des réformes radicales du système de direction de l’américanisme, c’est-à-dire des réformes radicales de la Constitution ; il termine sous la forme d’une contradiction, ou d’un oxymore grimée inconsciemment en contradiction, où il nous dit in fine qu’il faudrait une crise massive pour qu’on trouve la force de lancer une telle réforme, et qu’aujourd’hui les choses ne conviennent pas parce que personne ne veut ouvrir “la boîte de Pandore” dans des conditions qu’on pourrait assimiler à celles d’une… crise massive. (Ou bien, si l’on veut aller au bout de la logique de son propos et dépasser ce stade de la contradiction, on débouche sur le démonstration par l’absurde : il faudrait un choc tel qu’il détruisît pratiquement les Etats-Unis, ou dans tous les cas leur infrastructure légale dans la puissance d’effet impliqué, pour qu’on soit forcé de changer le texte qui régit les Etats-Unis. Ce serait la formule, effectivement, puisque le choc en question qui impliquerait rien de moins que l’inévitable destin de l’éclatement des USA, par ses conséquences institutionnelles évidentes, en vérité pulvériserait la Constitution…)

«“Pour changer, il faudrait une crise massive, dit le professeur Sabato, une situation extrême comme une catastrophe naturelle terrible, une épidémie, une chute de météorite.” Et, aux yeux de la plupart des experts, l'époque est trop agitée pour ouvrir la boîte de Pandore de la Constitution.»

Mais finalement, nous sommes-nous interrogés, “les Etats-Unis, pays ingouvernable?”, est-ce vraiment la “putain de bonne question” dans le cadre où elle est posée ? N’est-ce pas, plutôt, une “putain de fausse question ? Il nous a semblé qu’entre ces deux interprétations qui forment elles-mêmes une autre question, répondent à cette dernière les déclarations de l’ancien Chief Prosecutor de la fameuse et infamante prison de Guantanamo, le colonel Morris Davis, de l’USAF ; c’est surtout la formulation qui, par sa violence crue, force à la compréhension du propos et conduisent à la réalisation de cette possible inversion, formulation qu’on peut rendre en français de la sorte : “Se rendant du Capitol Building et la Maison Blanche, le jour de son Inauguration, le président Obama a perdu quelque part sur le chemin une paire de testicules…”.

Jason Leopold, sur Truthout, le 13 novembre 2011, consacre un long article aux récriminations furieuses du colonel Davis… «“There's a pair of testicles somewhere between the Capital Building and the White House that fell off the president after Election Day [2008],” said Davis, an Air Force colonel who spent two years as the chief prosecutor of Guantanamo military commissions, during an interview at his Washington, DC, office over the summer and in email correspondence over the past several months. “He got his butt kicked. Not just with Guantanamo but with national security in general. I'm sure there are a few areas here and there where there have been 'change,' but to me it seems like a third Bush term when it comes to national security.”

»Davis is “hugely disappointed” that Obama reneged on a campaign promise to reject military commissions for “war on terror” detainees, which human rights advocates and defense attorneys have condemned as unconstitutional...»

La vérité, selon nous, est que la Constitution est au départ, un document biaisé par rapport à la chose sacrée qu’on en fait. L’article du Monde rapporte les noms des principaux rédacteurs du texte, – tous des fédéralistes (Hamilton) ou des opportunistes se ralliant aux fédéralistes (Washington), décidés à défendre les intérêts oligarchiques. La mention de l’absence de Jefferson («Thomas Jefferson était retenu par son ambassade à Paris») est un peu trop neutre et devrait se dire plutôt que c’est grâce à l’absence de l’anti-fédéraliste Jefferson, à l’influence considérable, que la Constitution put devenir ce qu’elle fut. Il y eut assez d’observations de Jefferson jusqu’à sa mort pour rendre compte de ce qu’il pensait de cette opération de “complot” à ciel ouvert (dans le sens qu’on sait désormais), ainsi réalisée en 1787-1788, – de sa lettre, en tant que secrétaire d’Etat, au président à Washington de mai 1791, dénonçant la corruption du Congrès qui pourrait emporter la République, jusqu’à ses derniers mots avant de mourir en 1825 («Tout, tout est perdu»). L’esprit de la chose, du régime qui fut ainsi établi dans ce texte “sacré”, est parfaitement capturé par Jacques Barzun, l’auteur d’un magnifique From Dawn to Decadence — 500 Years of Western Cultural Life :

«If anything, the aim of the american War of Independance was reactionary : “back to the good old days!” Taxpayers, assemblymen, traders, and householders wanted a return to the conditions before the latter-day English policies. The appeal was to the immemorial rights of Englishmen: self governments through representatives and taxation granted by local assemblies, not set arbitrarily by the king. No new Idea entailing a shift in forms of power — the marks of revolutions — was proclaimed. The 28 offenses that King George was accused of had long been familiar in England. The language of the Declaration is that of a protest against abuses of power, not of proposals for recasting the government on new principles.»

La Constitution fut donc le document “sacré” le plus réactionnaire qu'on puisse concevoir, dans le sens le plus bas du terme “réactionnaire” (protection des fortunes établies, camouflage de la substance du texte sous l'habillage de la modernité). Elle n’est donc, dans son esprit, nullement dépassée mais parfaitement d’actualité. On observera que, depuis 1861-1865 et la liquidation dans le fer, le sang et le feu, de la principale opposition qu’on sait (le Sud), sorte de spasme ultime de la prise de pouvoir par le parti des puissances d’argent et de l’“idéal de puissance” né du “déchaînement de la Matière”, le système de l’américanisme a remarquablement fonctionné. Les présidents qu’il fallait, et les plus grands d’entre eux, au moment où il fallait (Lincoln, Wilson, Franklin Delano Roosevelt), ont su quelque peu piétiner la Constitution lorsque cela était nécessaire, et la Cour Suprême en faire un chiffon de papier lorsque les exigences des extrémismes du Système l’exigeaient (dans les années 1947-1952, la Cour repoussa systématiquement toutes les plaintes pour violations de divers amendements, dont celui du “free speech”, des plaignants, victimes du maccarthysme d’avant et de pendant McCarthy, parce que le maccarthysme était la doctrine officieuse mais incontestable des USA, comme le néoconservatisme l’est depuis 2001).

Ce qui rend la Constitution inadéquate aujourd’hui, c’est que plus personne, essentiellement parmi les dirigeants de l’exécutif, ne dispose des “testicules” pour la bousculer (ne parlons pas de “violer” puisqu’elle est ouverte, dans sa nébulosité, à tous les vents) – dans le sens du réformisme radical et salvateur du Système, comme Obama en est la juste et vivante illustration selon le colonel Davis. Le blocage actuel n’est pas du à la Constitution mais à l’impuissance des hommes à disposer de la Constitution selon les intérêts politiques du Système, parce que le Système est irrésistiblement autodestructeur. Ces hommes sont prisonniers du système de la communication, de la paralysie terrifiante de la bureaucratie, de leur propre corruption psychologique qui se traduit par une constante faiblesse dans l’application de leurs mandats. Bien entendu, la cause profonde de cette situation est dans l’évolution du Système lui-même, sa surpuissance au niveau du (sous) système du technologisme qui engendre cette force, sa contrainte constante sur les psychologies entraînant la perte complète de l’autonomie tactique et l’affaiblissement décisif des caractères des serviteurs du Système, l’exacerbation de l’embrassement systématique de la rhétorique extrémiste et nihiliste des forces idéologiques, bref l’emprisonnement complet dans un Système qui fait partout sentir son empire où la dynamique de la surpuissance se transforme en dynamique d’autodestruction. Si Obama l’avait voulu, par des épreuves de force bien choisies, et autant qu’il en fallait, justement avec une Constitution aussi malléable qu’un discours sur la démocratie, il aurait imposé au Congrès (surtout jusqu’en janvier 2011 où il y avait la majorité) une discipline salutaire ; il aurait imposé aux banques une certaine restriction qui aurait été dans l’intérêt général du Système, et ainsi de suite… Mais Obama a perdu sa paire de “balls” en arrivant à la Maison Blanche…

Par conséquent, cette “putain de fausse question” est une ultime tentative de rejeter sur le dernier bastion du système de l’américanisme, la sacralité de la Constitution, la cause du vice fondamental du système de l’américanisme que sont sa soumission totale et totalement collaboratrice par rapport aux forces surpuissantes et autodestructrices du Système général lui-même. L’argent a toujours été roi aux USA, mais il est désormais un roi caricatural, irresponsable, nihiliste et autodestructeur. La puissance a toujours été l’expression de l’Amérique mais c’est aujourd’hui une puissance paralysée et impuissante. La psychologie a toujours été le terrain idéal du formatage tout au long de l’éducation par le système de l’américanisme, mais ce formatage est désormais celui du poison que distille le Système en cours d’autodestruction. La Constitution est, dans l’analyse exposée, l’ultime bouc émissaire avant d’atteindre au cœur du processus d’autodestruction : l’effondrement de l’American Dream sous la forme d’un cauchemar qui s’avère être la transcription dans la vérité éveillée de la Chute irrémédiable du Système.


Mis en ligne le 15 novembre 2011 à 06H30