Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
915En complet contraste avec l’exposé de l’ancien ministre français des affaires étrangères Védrine (voir notre Bloc-Notes précédent, du 21 mars 2011 également), voici celui du commentateur britannique Simon Tisdall (le Guardian du 20 mars 2011). Nous ne voulons certainement pas établir une comparaison de compétition entre les deux appréciations, qui aboutirait nécessairement à un verdict idéologique où il y aurait anathème avec opprobre terroriste d’un côté, acquittement avec félicitations du jury de l’autre. Il nous importe, de façon beaucoup plus simple, sinon primaire (“qui vient en premier”, ou primauté de l’évidence de l’appréciation intellectuelle, qui n’implique ni jugement ni verdict), d’apprécier ce qui nous semble correspondre le plus à la vérité de la situation. L’accent implicite mis par Tisdall sur la psychologie des acteurs est certainement un facteur que nous jugeons important, et particulièrement juste en l’occurrence.
Tisdall commence son texte par ce qui est pour lui un constat d’évidence : «This war is personal now. Its primary, stated aim is to halt the regime's attacks on Libyan civilians. But David Cameron and other leaders have made very plain they also want the Libyan dictator removed from power. The US and its allies will not relent until they “get Gaddafi” and their nemesis is captured, jailed or dead.»… Puis il poursuit en expliquant comment les circonstances telles qu’elles se sont déroulées et se déroulent, agissant sur les psychologies souvent mal contenues ou simplement exacerbées des acteurs (essentiellement américanistes-occidentalistes dans ce cas, mais aussi celle de Kadhafi), conduisent effectivement à une “personnalisation” de l’intervention en Libye, cela passant par l’inévitable diabolisation de l’adversaire. Cela conduit, dans le chef de la coalition et nolens volens, à faire de la personne de Kadhafi un objectif prioritaire de l’action entreprise. Redoutable entraînement mécanique d’un sentiment imposé par l’exacerbation de ce qui deviendrait ainsi l’esprit de l’intervention, sur le destin de cette intervention. C’est ce qu’on nomme une lutte à mort…
«The implications are serious… […]
»The demonisation of Gaddafi has made it impossible for western leaders to countenance his continuation in power. But without the ground invasion they have pledged not to undertake, he could well survive as the overlord of western and southern Libya following a de facto partition, hostile, vengeful and highly dangerous.
»This seems to be his plan. Far from giving up or drawing back, Gaddafi escalated the fighting around Benghazi at the weekend. Rather than abandon cities such as Zawiya, as Obama demanded, he is reportedly moving his troops into urban areas where they can less easily be targeted from the air. Meanwhile, his apparent willingness to use “human shields”, his threats of retaliation across the Mediterranean area, and his designation of the whole of north Africa as a “war zone” raises the spectre of possible terrorist attacks and an alarming regression to his old ways.
»Gaddafi has personalised this war, too. And he is not going to go quietly. Military superiority in the air will count for nothing if pro-regime army and air force units, militia and security forces, and civilian and tribal supporters who have remained loyal refuse to turn on him or kick him out of Tripoli. By its determination to “get Gaddafi”, the west has made this a fight to the death – and death may be a long time in coming.»
Du point de vue des circonstances, de l’exacerbation des psychologies, de l’excitation que le système de la communication suscite en relayant les anathèmes humanitaristes, les jugements sommaires et les entraînements de la vertu extrême jusqu’à la pathologie qui habitent nombre d’esprits irresponsables qui se sont arrogées le droit d’avoir leur mot à dire, les caractères de cette intervention en Libye ne diffèrent pas effectivement d’un mécanisme d’emprisonnement de l’esprit conduisant nécessairement aux extrêmes s’il ne s’interrompt pas de lui-même. Cela touche principalement les attitudes individuelles, les psychologies les plus sommaires des acteurs en présence. Si l’on sacrifie au “body language” affectionné par les commentateurs du Système pour se donner un petit air subtil, mais qui ne manque pas non plus de vérité dans nombre de cas tant les acteurs de la politique de notre époque sont de piètres acteurs qui en font beaucoup trop sans s’en rendre compte, observer Sarko arrivant devant les micros de sa déclaration solennelle suivant la réunion de la coalition à Paris samedi, engoncé dans son costume ajusté, marchant petit mais en roulant des mécaniques, le visage volontairement composé pour montrer une résolution churchillienne, – c’est inévitable, vous vous dites : “celui-là joue un rôle, sans doute le rôle de sa vie de président, celui de chef d’une guerre pour redresser les torts”. Vous entendriez sonner dans sa tête une marche militaire et martiale ; vous vous dites alors, vous souvenant de qui il s’agit, que ce “rôle”-là, c’est sa conviction à lui, parce que ces gens-là, ignorant ce qu’est la conviction par manque d’expérience et de finesse, trouvent dans un rôle de composition stéréotypé un substitut à leur conviction. Il s’ensuit que le personnage adoptera la psychologie du stéréotype dont il joue le rôle, et il lui donnera l’apparence d’une conviction qui l’entraînera, – on ne résiste pas aux apparences dans ce cas-là, puisqu’il n’y a rien d’autre, – à des décisions et à des actes graves comme s’il s’agissait de grande politique et de politique tragique. En fait de tragédie, nous aurons donc plus Règlements de compte à O.K. Corral que Cinna, ou la clémence d’Auguste. On observera que cela sied comme un escarpin à la mode à un président dont la philosophie américaniste se situe effectivement entre Disneyland et John Wayne (dans ce dernier cas, plus Rio Bravo que O.K. Corral).
Tout cela pour dire que, oui, la vindicte personnelle, les psychologies exacerbées, pourraient bien jouer un rôle essentiel, voire un rôle moteur dans cette affaire. Prisonniers de la logique du Système, qui est celle de l’“idéal de puissance” et de la force de la matière déchaînée, les personnages de la pièce sont donc conduits, pour se justifier de leur propre action à leurs propres yeux qui ont coutume de s’intéresser à la bassesse des choses, à sacrifier aux procédures habituelles du système de la communication. Il y a quelques formules à leur disposition, de la “guerre juste” (Saint-Augustin revu et augmenté par BHL) à la “diabolisation” de l’adversaire. En face, car nous sommes dans le même poulailler psychologique, ou psychiatrique, il y a le “fou de Libye” dont la folie consiste à appliquer des habiletés tactiques et des manœuvres efficaces de gang des rues au service d’une dialectique qui fait vertu de l’outrance abracadabrantesque et de la prophétie illuminée par la lampe à huile de la tradition inventée selon ses convenances autant que du néon d’une modernité arrangée à la sauce des sables du désert. On fera de tout cela une recette explosive, dans laquelle le raisonnement de Tisdall n’a aucun mal à trouver sa place et justifier de sa cohérence.
La “guerre” en Libye, – quoique ce mot à bien du mal à se justifier dans le désordre des rébellions et des interventions, machinées par des interventions anarchiques de communication, – est une guerre sans cause politique ou stratégique fondamentale véritable. On peut lui en trouver après coup, avec des plans, des machinations, des intérêts, etc. ; cela ne manque pas d’ores et déjà, et effectivement de tels arguments ont pu effectivement être développés à mesure que se développait l’engrenage. Mais notre appréciation est qu’au départ personne n’envisageait rien de façon pressante et impérative, ni bien sérieuse, d’autant qu’il paraissait écrit que Kadhafi tomberait comme un fruit mûr (ou pourri, c’est selon), et rapidement, et qu’en ce temps courant de l’extension de cette chaîne crisique notre attitude est essentiellement marquée par l’incompréhension, le désarroi, et la fatigue de l’esprit et des moyens, et notre initiative réduite à des réactions lorsqu’elles sont inévitables. La cause profonde est un enchaînement de circonstances, et de réactions psychologiques et de communications à ces circonstances. Selon ce point de vue, la version Tisdall, à forte connotation psychologique, est à notre avis à considérer fortement. Il s’agit bien de réflexes et de réactions, et de radicalisation jusqu’à l’extrême sans retour, d’acteurs plongés dans une pièce par une logique supérieure qui les emprisonne absolument. Dans ce cas, oui, l’affaire libyenne n’est pas finie et elle nous réserve des surprises, car les circonstances plus que jamais mènent le bal et entraînent les acteurs, – ou devrait-on dire plutôt, finalement, pour être plus juste : les figurants ?
Mis en ligne le 21 mars 2011 à 10H00