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8 août 2005 — Imaginez un fou, se glissant subrepticement dans les colonnes du New York Times et écrivant un article du style : “Auschwitz and Dachau : An anniversary to forget”. L’homme est aussitôt ré-interné comme doublement fou, selon le verdict aussitôt rendu, sec et sans appel, par le tribunal du “devoir de mémoire”. Jusqu’à plus ample informé, Joichi Ito n’a pas été inquiété, le New York Times lui a ouvert ses colonnes sans besoin d’effraction (et The lnternational Herald Tribune itou) pour nous présenter : « Nagasaki and Hiroshima: An anniversary to forget » ; c’est donc qu’il y aurait “devoir” et “devoir”, et qu’il y aurait “mémoire” et “mémoire”… Dont acte. Laissons cela de côté et passons à la substantifique moelle, le texte lui-même et ce qu’il nous inspire.
D’abord une hypothèse : sans doute n'a-t-il pas fallu beaucoup pousser le NYT (et l’IHT) pour accepter l’article. Il n’y a rien de plus proche du nectar absolu, dans la conscience vertueuse d’un libéral humaniste et internationaliste américaniste, qu’un article proposant : faisons comme si Hiroshima et Nagasaki n’avaient pas existé. Cela exonère nos pisse-copies à la bonne conscience du devoir exténuant d’avoir, chaque année, pour chaque commémoration annuelle, à nous démontrer à nouveau que le largage des deux bombes fut le fruit d’une décision démocratique, humaniste et vertueuse, et qu’en plus elle sauva tant de vies humaines. Dur boulot.
Joichi Ito, un entrepreneur japonais sur le réseau Internet et un investisseur capitaliste (le qualificatif est-il nécessaire ?), nous livre donc ses réflexions. Pour lui, né en 1966, il n’y a plus rien à commémorer. Oublions ces trucs. En effet, dit encore l’entrepreneur sur le réseau Internet, qu’est-ce que cela représente, ces deux bombes ? « My peers and I have little hatred or blame in our hearts for the Americans; the horrors of that war feel distant. Instead, the bombs are simply the flashpoint marking the discontinuity that characterized the cultural world we grew up in. »
Vous voulez encore des précisions? En voici : « For my generation, the Hiroshima and Nagasaki bombings and the war in general now represent the equivalent of a cultural “game over” or “reset” button. Through a combination of conscious policy and unconscious culture, the painful memories and images of the war have lost their context, surfacing only as twisted echoes in our subculture. The result, for better and worse, is that, 60 years after Hiroshima, we dwell more on the future than the past. »
Le reste de l’article est un mélange de platitudes convenues sur l’ère nouvelle qui s’est ouverte avec la fin du Japon impérialiste, la démocratisation, la libéralisation, l’ouverture des marchés libres, la libération des marchés ouverts et ainsi de suite. Tous les clichés sont au rendez-vous, qui se trouve à l’heure habituelle et dans le lieu commun bien connu. On y trouve la naissance d’un nouveau Japon enfin américanisé, l’américanisation d’une famille japonaise, le bonheur enfin trouvé dans l’expansion sans fin comme un miraculeux miracle (double vertu, pléonasme courant de notre temps). (Quoique le “growth, growth, growth” cité par le jeune crétin nippo-américanisé comme mot d’ordre de ces Temps Nouveaux ne vaut guère mieux que le “Enrichissez-vous !” de Napoléon III, — cela plombe sa modernité d’un soupçon d’archaïsme bien désolant.)
« Just one year later my uncle sailed to the United States to live in Chicago and work in a YMCA. Eventually his strivings led him to become the dean of the University of Detroit Business School. My mother followed my uncle, making the United States her base.
» Postwar Japan followed a similar trajectory of renewal. The economy experienced an explosion of growth from the rubble of flattened cities, led by entrepreneurs and a government focused on rebuilding Japan. The United States, in its struggle to keep Communism in check, became a strong supporter of Japan and opened its markets to Japanese products. The Liberal Democratic Party thrived under the protection of the United States and pushed its simple party line of “growth, growth, growth,” stomping out opposition, including efforts to educate Japanese about the war. No one had the opportunity to look back at the past, and by the time I can remember anything, Japan was about the bullet train, the 1970 Expo in Osaka, world-class electronics and automobiles, and even a vibrant Hiroshima and Nagasaki. »
Et ainsi de suite … Bien heureux sommes-nous, de savoir Hiroshima et Nagasaki “vibrants” de tout ce qu’on veut pourvu que cela fasse du yen (“vibrant”, encore un de ces mots-fétiches des guerriers jubilants du libéralisme). Effectivement, cela valait bien le bon coup de torchon, type tabula rasa des 6-9 août 1945, grâce aux B-29 sympas du “vibrant” humaniste qu’était le général Curtiss LeMay. (LeMay, commandant la XXth Air Force dont dépendaient ces B-29, futur commandant du Strategic Air Command ; fameux LeMay qui avait inventé la technique de griller plus vite les habitants des villes japs grâce à des combinaisons bombes explosives-bombes au phosphore et qui planifiait des provocations pour enfin balancer l’avalanche thermonucléaire sur l’URSS ; LeMay qui faisait un bruit de cliquetis en marchant à cause de ses couilles en bronze qui battaient l’une contre l’autre.)
Enfin, redevenons sérieux. Le texte du Nippo-américanisé Joichi Ito est une magnifique démonstration du décervelage auquel parvient le système. Cela passe par la lobotomie habituelle, qui ne nous ôte pas le “devoir de mémoire” mais la mémoire tout simplement. Le Joichi Ito est né en 1966 et rien d’avant, absolument rien n’existe sauf la glorification de l’occupant américaniste et de la modernité en devenir, c’est-à-dire le marché libre et tout le reste. Homme sans mémoire, sans passé, sans rien du tout, fasciné par le virtualisme américaniste comme formule de la Fin des Temps. Le Joichi Ito nous fait sentir avec une force surprenante ce pour quoi (et contre quoi) tout être digne et civilisé doit se lever aujourd’hui et prendre les armes. Certes, ce n’est pas contre le Joichi Ito qu’il faut en avoir, — nothing personal, comme ils disent. S’il était né quarante ans plus tôt, le Joichi Ito aurait été kamikaze, comme les autres, visant les porte-avions de l’amiral Halsey qui pensait que le Japonais se situait à mi-chemin entre le singe et l’Indien d’Amérique du Nord, plutôt côté singe. L’horreur, c’est la machine qui fabrique cela, comme des saucisses de Francfort en conserve, des Ford T ou des logiciels Microsoft.
Pour conclure rapido, disons simplement ce que nous pensons de cet article : une infamie sans âme (nous avions écrit d’abord “une saloperie puante” mais c’est faire bien de l’honneur à ce système que de s’abaisser à son niveau). Cet article montre que l’américanisme, qui n’a pas de frontières et ne peut être cantonné aux bornes de la Grande République, n’a pas non plus d’exclusive raciale. On trouve sa vertu d’antiracisme là où on peut et on a par conséquent celle qu’on mérite.
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