Etat de siège

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Etat de siège

23 février 2009 —Les événements continuent avec leur force désormais coutumière, avec un rythme en progression constante. Les appréciations d’une crise systémique proche d’une crise de civilisation par son ampleur et sa vitesse sont désormais sur la place publique, de la part de dirigeants pourtant habitués par conformation psychologique et par conformisme politique à la mesure et à la réserve, et à une dialectique plutôt apaisante. Paul Volcker, ancien président de la Federal Reserve et actuel conseiller d’Obama, estime que la situation est peut-être pire que pendant la Grande Dépression (selon Reuters, le 20 février): «I don't remember any time, maybe even in the Great Depression, when things went down quite so fast, quite so uniformly around the world.»

Une autre citation du même Volcker, à la même conférence de l’université de Columbia, extraite d’un article de The Independent du 22 février, indique des doutes fondamentaux sur la viabilité du système, sur sa capacité à survivre: «Paul Volcker […] said that, while he felt capitalism would survive, “I’m not so sure about financial capitalism”»

Dans la même article, à propos de la même conférence de l’université de Columbia, sont extraites des déclarations de George Soros, comparant le processus actuel, pour le système occidental, au processus de décomposition extrêmement rapide, type “trou noir”, de l’URSS en 1989-1991:

«Mr Soros, whose words and actions have moved entire markets in the past, told attendees at a conference dinner at Columbia University: “We witnessed the collapse of the financial system. It was placed on life support, and it’s still on life support.” His words are stronger than his previous statements: at Davos a month ago, he said the financial system was merely “dysfunctional”. He now compares the current situation to the demise of the Soviet Union and added: “There’s no sign that we are anywhere near a bottom.”»

D’une façon générale, la réunion du G20 du début avril à Londres devient l’objectif général, dans une humeur caractérisée par une tension grandissante due à la montée accélérée de la crise. La réunion apparaît comme une réunion “de la dernière chance” pour certains commentateurs; dans tous les cas comme une réunion fondamentale, où des décisions radicales devront être prises, dans le chef de certains des participants, ce qui revient à dire la même chose (“la dernière chance”) en d’autres termes. C’est le cas, selon cette même analyse du quotidien britannique, pour le Français Sarkozy et pour l’Italien Berlusconi; ils sont mentionnés comme disant effectivement vouloir des décisions fondamentales, et l’on ne peut envisager dans cette logique autre chose que des décisions mettant en cause le système qui est en train de s’effondrer. Il est intéressant de constater qu’il s’agit des deux dirigeants des deux principaux pays du groupe latin de l’Europe, tout artifice et dialectique idéologique dont les chroniqueurs du temps présent font en général leur miel mis à part, que l’on retrouve ainsi placés par la même analyse dans une position de revendication; d’une façon plus générale, au-delà des particularismes personnels, cette adresse pourrait être adressée in fine aux Anglo-Saxons, avec effectivement le ton d'une accusation: “C’est vous, avec vos théories, qui nous avez mis dans ce désordre affreux de notre civilisation aux abois…”

«Momentum is now building for more than hand-wringing and fine words to come out of the London summit. President Sarkozy said yesterday: “I will not associate myself with a position that does not give an ambitious response to this deep crisis.” Italy’s Prime Minister, Silvio Berlusconi, has already called for the summit to make “strong and concrete” proposals to fight the financial crisis.»

Il faudra voir encore dans quelle direction les conceptions radicales voudraient voir l’effort commun se diriger, si elles pourront s’exprimer d’une façon ou d’une autre, s'il y aura assez d'audace et de courage pour cela. On pourrait être conduit à penser, – en tenant complètement à part la qualité des hommes, dont on sait l’abaissement dans ce temps historique fracassé, et en considérant leurs interventions d’un point de vue symbolique, – à une résurgence du grand conflit que Guglielmo Ferrero présentait en 1917 sous la forme du “génie latin” contre le “germanisme” (le germanisme étant évidemment remplacé par l’américanisme, forme avancée et redoutablement purulente de l’anglo-saxonisme), ou de l’“idéal de perfection” contre l’“idéal de puissance”. Nous savons évidemment qu’il s’agit de mots qui paraissent absolument déplacés dans cette galerie d’hommes sans la moindre élévation de pensée, aussi bas de conception que sont nos dirigeants; mais nous parlons de l’esprit qui permet dans ce cas de ne pas ridiculiser ni abaisser les mots, qui est une chose qui transcende les attaques de la médiocrité du monde. Même des médiocres ou des corrompus peuvent en être porteurs sans qu'ils s’en avisent, dans des situations caractérisées par une pression formidable des événements, – à cause de leur psychologie qui est impressionnée par une dimension collective, quelle qu’en soit leur conscience de la chose. Nous croyons beaucoup à la similitude entre le début nominal du XXème siècle et le début du XXIème siècle, – mais nullement à cause de la guerre, comme si nous prévoyions une nouvelle “Grande Guerre”, ce qui nous semble hors de saison pour des raisons pratiques, techniques et psychologiques considérables, mais à cause de la querelle implicite de conceptions, conduite au paroxysme à l’occasion de cette Grande Guerre il y a un siècle, et réactivée cette fois, au XXIème siècle, dans une crise gigantesque, par d’autres voies et moyens.

Brièvement considérée, voilà l’explication peut-être cachée du voyage-surprise, le 3 mars, de Gordon Brown à Washington pour rencontrer Obama. Les deux héritiers en chef du bordel anglo-saxon vont se consulter pour observer ensemble la question à 64.000 dollars (ou $64.000 milliards?), – que faire? Les idées de Gordon Brown à proposer au G20 ne sont pas exaltantes, qui présentent une variation “dramatisée” autour du même thème, c’est-à-dire la référence au credo libéral dont toute la crise montre et démontre l’échec. La question (à $128.000 milliards?) est de savoir si cette psychologie anglo-saxonne, submergée par l’exercice de la vanité pendant des décennies, est capable de développer une pensée hors du cadre rigide qu’elle impose et s'impose. Peut-être Obama, avec une psychologie qui prendrait quelque liberté avec le moule conforme, est-il une possibilité à cet égard, lui que certains journaux US désignent comme un “président français”. (Bernd Debusmann, de Reuters, observait le 18 février : «Still, conservative talk show hosts dubbed the stimulus bill the European Socialist Act of 2009 – not meant as a compliment – and Newsweek magazine followed up the theme with a cover that carried the headline We Are All Socialists Now and noted inside that “Barack Obama sounds more like the president of France every day.”»… Ce dernier point, qui semble résoudre l’exigence du premier président black de France, – ou en partie puisque demi-black mais c’est déjà bien, – que réclament tant de nos Lumières éclairant les salons germanopratins de toute l’ardeur de leurs vœux éclairés.)

Le Monde observe, le 21 février, à propos de la division des Occidentaux sur la “réforme du capitalisme”:

«“Gordon Brown se comporte malheureusement de nouveau comme l'ex-ministre des finances qu'il fut”, s'inquiète-t-on à la chancellerie allemande. “La superstructure britannique, formatée pour la dérégulation, bloque tout. Nicolas Sarkozy fait le pari que tout se réglera en tête à tête avec M. Brown”, analyse un ministre français. Paris mise sur le souci du premier ministre travailliste de remporter un succès politique important le 2 avril, nécessaire s'il veut remporter les élections. Les Français espèrent qu'il se laissera convaincre par un Barack Obama audacieux.

»C'est le second souci. “Obama est du côté des Européens” continentaux, assure [Ulrich Wilhelm, porte-parole d'Angela Merkel]. Mais le calendrier est défavorable, le sommet intervenant trop tôt. M. Obama est préoccupé par le sauvetage de l'économie américaine, beaucoup plus urgent que la refondation de l'architecture financière mondiale à long terme….»

Le sommet de l’UE de ce week-end sur la crise a confirmé, sans grande originalité, l’urgence extraordinaire de la situation. Jean-Claude Trichet, le président de la BCI, a confirmé, quant à lui, quelques évidences (selon le Guardian de ce matin); il a confirmé notamment que nous vivons dans des “non-linear times”, – ce qui est sans doute une expression codée pour nous exprimer que rien ne se déroule “selon le plan prévu” et que l’Histoire n’en fait qu’à sa tête: «Jean-Claude Trichet, the head of the European Central Bank, said that only emergency measures would help the world recover. “We live in non-linear times – the classic economic models and theories cannot be applied, and future development cannot be foreseen,” he said.»

La réunion a accouché de quelques lignes communes des Européens, et d’une affirmation dialectique de l’unité européenne. Cela n’empêche certainement pas les divisions et les dissimule à peine. Dans tous les cas, on a pu ressentir cet entraînement général de faire du G20 un objectif central de lutte contre la crise, une étape essentielle, un moment capital pour tenter d’interférer dans le flux monstrueux de la crise. La situation ne cessera plus de se tendre d’ici début avril et la réunion de Londres, autant dans la préparation du sommet que dans l’évolution de la crise, notamment au travers des commentaires qu’on en fait. Le climat est considérablement différent de celui qui précéda le sommet du 15 novembre 2008 à Washington. La situation générale de la perception est passée de celle d’une crise grave à celle de la crise fondamentale du système de notre civilisation, – “non-linear times”, décidément.

Ci-dessous, nous publions le texte de l’éditorial de notre Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie du 25 février 2009 (Vol24, n°11). C’est une variation sur le thème exposé ci-dessus.

Etat d’urgence

«Il existe le sentiment que la crise a franchi, ces dernières semaines, disons depuis un mois (depuis l’inauguration de Barack Obama, qui est un repère politique à cet égard), une étape nouvelle. Le 21 février, le financier-spéculateur George Soros observait que le système financier mondial “has effectively disintegrated”, avec des turbulences désormais plus sévères que lors de la Grande Dépression. A Davos, à la fin janvier, Soros ne parlait que d’un système en état de “dysfonctionnement”.

»La même référence historique était avancée la veille, 20 février, par Paul Volcker, l’ancien président de la Federal Reserve devenu conseiller d’Obama. Volcker juge la situation pire effectivement que durant ces années 1930 (“I don’t remember any time, maybe even in the Great Depression, when things went down quite so fast, quite so uniformly around the world”). Rassurons-nous: Volcker garde une certaine conviction que le capitalisme survivra à cette crise, – “I’m not so sure about financial capitalism”.

»Nous n’avons plus affaire à des marginaux, à des analystes isolés qu’on regarde avec une ironie complaisante comme à moitié devins, à moitié exaltés. Ceux qui vous parlent aujourd’hui dans ces termes d’apocalypse historique sont des gens bien en place et bien en cour. Ils ne font que refléter le sentiment officiel. Gordon Brown se précipite à Washington le 3 mars pour rencontrer Obama. On n’a plus guère le cœur à ricaner ou à applaudir, selon les normes habituelles de cette sorte de “compétition”, – qui sera le premier à rencontrer le nouveau président? (Brown est le premier chef de gouvernement hors de la zone continentale US à rencontrer le nouveau président des USA.) La rencontre ne marque pas une relation privilégiée mais un sentiment d’extrême urgence. Plus que le Premier ministre britannique, c’est l’hôte du prochain G20 qui va rencontrer le dirigeant suprême de la plus grande puissance du monde; ce sont les deux dirigeants des deux pays maîtres du système qui s’effondre qui vont se consulter.

»Nous ne sommes plus dans les jeux des puissances mais dans le jeu des urgences. L’Histoire bascule, de son cours habituel à un état nouveau, incontrôlable, d’une puissance inimaginable, et dont le terme nous est inconnu. Désormais, la réunion du G20 à Londres, début avril, est perçue comme un terme fondamental, duquel de plus en plus de dirigeants attendent des décisions également fondamentales. Ce sera une tentative, – certains disent “la tentative ultime”, – pour reprendre le contrôle de la marche du monde. On serait tenté d’en faire une bataille du système des hommes contre cette Histoire déchaînée pour tenter, à coups de décisions considérables, de reprendre le contrôle de son destin.»