Étiquettes et ambiguïtés de la connaissance

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Étiquettes et ambiguïtés de la connaissance

Voici deux nouvelles qui permettent de mieux mesurer, d’une part les limites et les imperfections trompeuses de la connaissance des engagements idéologiques (ce que nous nommons “les étiquettes”), spécifiquement et d’une façon massive dans notre époque, et d'autre part (par conséquent) les vertus de l’inconnaissance comme arme paradoxale du savoir dans des cas très nombreux où l’expérience et l’intuition permettent de mieux approcher les vérités-de-situation. Dans ce cas général des “étiquettes idéologiques” qui sont utilisées en général pour les analyses politiques et géopolitiques, la connaissance peut devenir la voie vers un faux-savoir ou un savoir-trompeur : ce constat est essentiel spécifiquement pour notre époque où le désordre des situations a largement pris le dessus, contradictoirement à la logique idéologique généralement suivie.

• La première nouvelle est donnée dans une interview du 15 janvier de Seymour Hersh au média allemand DWN (Deutsche Wirtschafts Nachrichten), qui s’est déjà signalé à de nombreuses reprises par des positions très différentes de la presse-Système, sinon clairement antiSystème. Hersh est interviewé à partir et à propos de son article fameux sur la “collaboration” indirecte de la direction militaire US (Général Dempsey, président du JSC) et des militaires syriens. Hersh donne une indication précise qui n’est pas apparue jusque-là sous cette forme, qui est celle d’un (de) contact(s) personnel(s) et direct(s) entre Dempsey et Obama, le premier avertissant le second de la nécessité de soutenir Assad pour interdire l’expansion des différents groupes islamistes. Cette précision est importante, et d’ailleurs logiquement évidente : le président du JCS a un accès direct au Président, du fait qu’il est institutionnellement son conseiller militaire direct du Président.

Jusqu’ici on ne connaissait précisément qu’une seule démarche de cette sorte qui semblait assurée, notamment du fait du Général Flynn : des synthèses (de la DIA) dans le même sens, sur la situation syrienne, avaient été adressées “à la Maison-Blanche”, sans avoir de précision d’une information directe d’Obama. (Flynn a parlé d’une “narrative impénétrable” pour définir l’attitude de refus “de la Maison-Blanche” des informations et analyses venues de la DIA. Il n’a pas précisé s’il s’agissait d’une simple image reflétant un état d’esprit où le Président serait partie prenante, ou d’un dispositif d’interdiction bel et bien établi par les services de la communication ; il semble donc que la première hypothèse soit la bonne, et qu’Obama ait été informé précisément des analyses des militaires, et par le premier d’entre eux [Dempsey].) (Ci-dessous, il s’agit de la traduction du passage concerné de l’interview en anglais par The Washington’s Blog, présenté par Eric Zeisse le 14 janvier.)

German Economic News: « You recently issued a highly acclaimed essay in the London Review of Books in which you demonstrate that the US military was against the US invasion of Syria, but Obama didn’t listen to their advice. Why? »

Hersh: « I don’t know, I have no explanation. The fact is that the Chairman of the Joint Chiefs of Staff had gone to Obama and told him: If Assad falls, chaos will break out. General Dempsey said that we must support Assad against the Islamists. Even the Federal Intelligence Service (BND [Germany’s intelligence agency]) supplied information to the Americans indicating that Assad is firmly supported by the Syrian people. I can’t read the thoughts of the President, but it was clear at the outset that there was no so-called “moderate opposition” [such as Obama constantly referred to]. There were radical Islamists against Assad, but the vast majority of the Syrians were terrified of those fighters as being dangerous crazies. Syrians were fleeing from the Islamists, toward Damascus as refuge, because they felt protected by the Syrian Army. …

» The Americans failed on one thing above all: not recognizing that Syria, like Iraq and Libya, was a secular ally of the West. Instead, we overran these countries, overthrew their governments, and helped the rise of our worst enemies — ISIS or Daesh and all the other extreme Sunnis. »

German Economic News: « Why didn’t Obama recognize what he was doing? »

Seymour Hersh: « I don’t know. … »

• La seconde nouvelle concerne la prise de position de l’hebdomadaire The Nation, qui se présente comme “le porte-drapeau de la gauche” aux USA et qui se place dans le camp progressiste clairement antiSystème dans ses prises de positions extrêmement hostiles à la politique-Système, expansionniste et belliciste. L’éditrice et rédactrice en chef est Katrina vanden Heuvel, épouse de l’universitaire spécialiste de la Russie Stephen F. Cohen. The Nation vient de prendre position en faveur du candidat à la désignation démocrate Bernie Sanders, qui ne cesse de gagner du terrain et dont les derniers sondages (12 janvier) disent qu’il vient de passer en tête des intentions de vote des inscrits pour la primaire de l’Iowa (1er février), avec 49% contre 44% pour Hillary Clinton. Sanders se dit “socialiste” pour son programme intérieur, tandis que son programme pour la politique extérieure est assez incertain mais largement soupçonné comme s’alignant sur les grandes lignes de la politique-Système. Dans un texte du 15 janvier sur Infowars.com, Kurt Nimmo estime que Sanders “suivra les traces d’Obama, qui a continué et étendu les guerres qu’il avait promis de faire cesser et qui au lieu de réformer la sécurité sociale en a fait don sur un plateau d’argent aux compagnies d’assurance”.

Dans son texte, Nimmo attaque The Nation aussi bien que sa rédactrice en chef, en révélant, ou en rappelant certains faits que nous pouvons sans grand risque tenir, sinon pour avérés, dans tous les cas pour fondés sur des informations aisément vérifiables.

« The magazine is associated with The Nation Institute, a nonprofit media organization funded by the Ford Foundation, which has specialized in creating cultural fronts for the CIA since the 1950s. “At a time when government over-funding of cultural activities by Washington is suspect, the FF fulfills a very important role in projecting U.S. cultural policies as an apparently ‘private’ non-political philanthropic organization. The ties between the top officials of the FF and the U.S. government are explicit and continuing. A review of recently funded projects reveals that the FF has never funded any major project that contravenes U.S. Policy,” writes James Petras.

» As Bob Feldman writes, the “multi-billion dollar Ford Foundation’s historic relationship to the Central Intelligence Agency is rarely mentioned” by it collaborators, including The Nation Institute, Democracy Now, FAIR, Mother Jones and other media outlets on the establishment left.

» The Nation is published and edited by Katrina vanden Heuvel, a member of the Council on Foreign Relations.Vanden Heuvel and The Nation target the financial elite and yet she is an heiress to the Music Corporation of America, the predecessor of NBCUniversal (and successor to Universal Studios and Comcast). Her father was deeply embedded in the establishment as a member of the Kennedy administration. Vanden Heuvel was part of a group of investors—including Alan Sagner, the former chairman of Corporation for Public Broadcasting, and Peter Norton of the software company Norton Utilities—who bought the unprofitable magazine from investment banker Arthur L. Carter in 1995. »

Si l’on accepte le témoignage de Hersh, – et il n’y a aucune raison de le mettre en doute contre toutes les affirmations du Système ; si l’on ajoute ce que l’on a pu recueillir d’expérience à partir d’une connaissance intuitive de ce que fut l’action de Dempsey, on trouvera ici la vanité extraordinaire des “étiquettes”, dans le contexte actuel de la réalité pulvérisée. (Il faut signaler également un article de Gareth Porter sur Middle East Eye, qui confirme la version de Hersh et signale que les militaires US ont également tenté de contrecarrer la politique d’intervention en Libye en 2011, et même tenté de sauver Kadhafi.) Dempsey a représenté pendant quatre ans, au niveau des forces armées, le complexe militaro-industriel. Si l’on compare son comportement avec celui de chefs d’autres époques qui furent à la même fonction ou à une fonction quasi-équivalente à la sienne, tels que LeMay et Lemnitzer, généraux absolument subversifs (l’un fut le manipulateur de la puissance nucléaire stratégique US dans les années 1948-1964, l’autre un des organisateurs de Gladio dans les années 1960), on mesure combien les “étiquettes institutionnelles” ont perdu de leur réalité en même temps que la réalité était pulvérisée, – et ceci expliquant aisément cela, sans nécessité de complots. On dira une chose assez équivalente pour vanden Heuvel ; elle est la femme de Stephen H. Cohen, l’universitaire le plus complètement dissident dans la crise opposant les USA et la Russie depuis 2014, invité souvent dans des émissions de RT, défenseur de la politique russe, etc. ; bien entendu Cohen a ses pages réservées dans The Nation. A plusieurs reprises, des pressions ont été exercées pour avoir la tête de Cohen, mais il reste en place, et sa femme à ses côtés avec les mêmes engagements que son mari. Le couple est largement ostracisé dans toute la presse-Système, écrite et audiovisuelle.

On considérera ces deux exemples comme archétypiques de la situation actuelles, aux dépens de ce que nous nommons “les étiquettes”. Le CMI se signale dans le sens qu’on voit, avec le comportement de Dempsey, de même que le CFR et une fondation éditant The Nation à partir d’une opération capitaliste de reprise d’un magazine, avec la participation à l’origine par le biais de la Fondation Ford  de la CIA, qui a dépensé des fortunes dans l’établissement d’“organisations frontistes” dont nombre d’entre elles lui ont échappé. (Peut-être même la CIA a-t-elle oublié qu’elle finança en partie, par des canaux labyrinthes indirects, la reprise de The Nation.)

Tout cela ne montre qu’une chose, plutôt que l’organisation des sempiternelles manœuvres de manipulation, et c’est le désordre complet, incommensurable qu’engendre l’action du Système, avec de rudes contrecoups antiSystème (ou blowback). Que nous importe que les acteurs soient membres éminents du CMI et du CFR, avec la CIA en arrière-plan dans l’histoire d’autres temps, si l’action de Dempsey et de vanden Heulen/Cohen furent et sont ce qu’elles furent et ce qu’elles sont. Dans cette dernière occurrence se trouvent les vérités-de-situation qui nous importent, et nullement dans des connaissances encyclopédiques qui ne tiennent nul compte de l’intuition menant à la vérité-de-situation, et ne méritent que d’être placées dans notre registre vertueux de l’inconnaissance. (Dans ce cas, il ne s’agit pas de renoncer à des connaissances par manque de temps, de capacités, d’accès, etc., mais d’une façon différente, de repousser volontairement certains faits de la connaissance qui imposent un faux-savoir justifié par une réalité qui n’existe pas, au profit d’un véritable savoir conduisant à la vérité-de-situation.)

 

Mis en ligne le 17 janvier 2016 à  12H58