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1178Ces deux dernières années, si l'on veut considérer la situation des relations internationales comme un match où l'on marque des points, la France en a marqué quelques-uns d'importance dans l'arène des rapports entre alliés qui ressemblent souvent à des affrontements systématiques. Nous détaillons quelques-uns de ces points. Il ne s'agit pas de ces victoires médiatiques, de ces sommets ou rencontres spectaculaires, etc ; ces points marqués ne font l'objet d'aucun communi- qué et ne constituent pas des “nouvelles” en soi. Ils sont rarement repris aux Journaux télévisés. Ils n'appartiennent pas à l'apparence médiatique du monde. Par contre, ils font naître les courants profonds qui déterminent les positions politiques, alimentent les positions de force, suscitent les rapports de puissance. Ils sont ce qui, au bout du compte, importe complètement.
• Le lancement d'une initiative de défense européenne (PESD). Le Royaume-Uni a été en tête de cette dynamique initialement, et la France l'a rejoint naturellement (après les soupçons d'usage), dans sa position naturelle dans cette sorte d'exercice, à la fois incontournable et indispensable. La PESD représente un triomphe des thèses européennes de la France depuis un demi-siècle. Peu importe la façon qu'on la présente et peu importe ce qu'il en résultera, peu importe les hésitations des uns et des autres, ce qui est devenu la PESD impose une dynamique qui est essentiellement conforme aux conceptions stratégiques de la France pour l'Europe. C'est une énorme surprise par rapport à la situation européenne et euroatlantiste.
• L'économie française constitue aujourd'hui la référence européenne. Elle montre une capacité d'adaptation qui n'est pas nécessairement une approbation des méthodes qu'elle épouse, mais certainement l'acceptation d'une situation qui la dépasse et qu'il lui faut pour l'instant songer à maîtriser plutôt qu'à combattre. Cette adaptation économique française est soutenue par une base technologique dont les produits font de la France le deuxième pays du monde dans ce domaine, derrière les Américains bien sûr.
• La guerre du Kosovo, à côté des polémiques et des critiques qu'elle soulève du point de vue politique, a mis en évidence dans les rangs des alliés européens les exceptionnelles capacités françaises. C'est surtout au niveau de l'organisation, de l'autonomie, de la suffisance stratégique que la France a brillé. Elle a ainsi montré l'effet au niveau de la puissance d'une politique d'indépendance et de souveraineté développée et suivie avec constance depuis le début des années 1960.
A côté de cela, la France continue à affirmer une réelle influence culturelle qualitative. Ce n'est pas nécessairement l'avis des Français, mais dans ce cas les Français ne sont pas les meilleurs juges. Il suffit, pour mesurer la pérennité de cette influence qui peut sembler paradoxale à certains, de mentionner l'exemple de la position qu'occupe le français aux États-Unis, comme deuxième “langue étrangère”, c'est-à-dire la première en réalité (l'espagnol, la première classée, étant avec l'anglo-américain l'autre “langue nationale” des États-Unis). Rapportant le fait, le journaliste américain Jacques Strinberg note (1): «Près d'un étudiant américain sur 4 du secondaire et du supérieur choisit toujours le français alors que cette langue n'est parlée que par un habitant sur 50 dans le monde. Par contraste, un étudiant américain sur 100 apprend le chinois ou le japonais, qui sont parlés par 20% de la population mondiale. » Le même journaliste cite Richard Brecht, qui fait la promotion de l'apprentissage des langages défavorisés aux USA, et qui remarque en se plaçant du point de vue pratique que le succès de la langue française répond à « un argument culturel, pas à un argument logique ... ».
L'influence française défie la logique, notamment la logique de son rapport à la puissance comptabilisée, et c'est la véritable puissance de la France : l'influence française dépasse très largement l'influence qu'on pourrait attendre de son degré de puissance. En un mot qu'on se permettra d'emprunter ironiquement à Madeleine Albright et consort, la France est une autre « nation indispensable », bien différente de l'américaine, affirmée en qualité plus qu'en quantité, échappant à la raison pour s'affirmer d'une façon incontrôlable, placée en observateur critique des flux grossiers qui dominent plus qu'en acteur inconscient et enjoué de la globalisation courante et de la domination qui va avec.
Ce ne sont pas des mots en l'air. Au contraire, ils dessinent une appréciation générale cohérente. Aujourd'hui, la France n'est incomparable qu'en ce qu'elle affirme sa différence (c'est une lapalissade au fond mais il faut la répéter en ces temps de confusion, et finalement elle devrait satisfaire le côté cartésien de l'esprit français) ; « affirmer sa différence » pas tant pour se différencier que pour illustrer le principe dont elle devrait être la défenderesse intraitable qu'il est nécessaire que les différences et les identités s'affirment pour sauvegarder la civilisation et refuser la servilité de l'homo- généisation du monde ; « affirmer sa différence » pas du tout pour la gloriole futile de se comparer à la puissance américaine que pour la gloire de se proposer comme référence de ralliement à ceux qui n'acceptent pas d'abdiquer leur identité et leur liberté devant la puissance du système américaniste. Bien peu de Français sont conscients de ces opportunités qui tracent sa “mission” à la France. Ils ne sont pas tellement plus conscients que, sans cette “mission”, la France n'a plus aujourd'hui aucun intérêt, qu'elle devient alors insupportable avec ses prétentions àl'exception, et qu'elle mérite alors mille fois les sarcasmes et les rebuffades dont les Anglo-Saxons sont coutumiers à son encontre. D'autres Anglo-Saxons sont bien plus conscients que les Français, avec plus d'entendement et de profondeur, de ce caractère exceptionnel de la France au nom duquel on peut affirmer que la France a une “mission”; ainsi, l'historien américain Eugen Weber (2) : «La culture française conforte mes prédilections. Avec une fréquence qui m'enchante, l'exception, chez les Français, ne se borne pas àconfirmer la règle ; c'est la règle. » Résumons pour notre cas : la France est et sera différente ou elle ne mérite plus d'être du tout.
Au contraire, dans l'expression, la formulation et l'utilisation avantageuse de cette différence française, la France est aujourd'hui extraordinairement handicapée. La France est entièrement sous la coupe de ce qu'on a coutume de nommer “le parti intellectuel”. Comme lorsque nous apprécions d'une façon critique l'américanisme en précisant expressément que ce n'est pas attaquer les Américains, notre critique du parti intellectuel concerne un système avec son état d'esprit, ses conventions, son conformisme, et pas du tout, en tous les cas pas du tout de façon nécessaire, les hommes qui en dépendent à cause de ce qu'ils sont ; comme dans le cas des Américains, le système du parti intellectuel est, pour nombre d'intellectuels, une pesanteur inévitable qu'ils sont les premiers à critiquer, et pour certains c'est même une malédiction et/ou un calvaire.
Inutile de s'étendre sur la définition du parti intellectuel, qui constitue un phénomène très français par sa diversité, sa pérennité, son influence et sa puissance ; inutile de rappeler son histoire, très connue, entre l'affirmation d'une opinion publique française suscitée par et appuyée sur les intellectuels au XVIIIe siècle, et son orientation définitive depuis l'affaire Dreyfus de la fin du XIXe siècle. Dans la deuxième partie du XXe siècle, un événement important a pris place, qui a profondément modifié le parti intellectuel : l'arrivée à maturité du phénomène du médiatisme, avec notamment l'apparition de la télévision, la prolifération de l'image, la proclamation de la “société de l'information”.
Cette modification du parti intellectuel est à la fois sociologique et intellectuelle (sic). Son recrutement s'est élargi et sa pensée dominante s'est simplifiée. Aux intellectuels eux-mêmes s'est ajoutée une cohorte de nouveaux-venus qui forment aujourd'hui une classe indistincte, renvoyant à la fois aux grands médias d'image, au show-business, voire à d'autres activités fortement médiatisées comme les sports. Cette transformation a con-duit le parti intellectuel à une enflure démesurée, dans une sorte de “parti médiatique” dont le parti intellectuel lui-même serait le coeur. La pensée générale s'est formidablement simplifiée et est passée du politique souvent complexe au moral le plus souvent sommaire. Les références sont devenues “humanitaires” et l'expression s'est transformée en un discours convenu, extrêmement sommaire lui aussi et surtout générant un conformisme très puissant. Ce phénomène est connu, il est identifié par diverses expressions qui le définissent aussi sommairement qu'est son contenu : langue de bois, pensée unique, etc.
Même si ce phénomène du conformisme est général, certainement en Occident et même ailleurs, il n'est certainement nulle part plus puissant qu'en France. Il semble même avoir, en France, une substance différente, où l'application systé- matique de l'intelligence française sur une ligne intellectuelle si sommaire a fini par produire une sorte d'embrigadement de forme religieuse, extrêmement puissant, extrêmement influent au niveau politique, et bien entendu plus par la terreur qu'il inspire àceux qui s'écarteraient de la ligne conformiste que par l'enrichissement intellectuel qu'on souhaiterait lui voir apporter. L'exercice pratique le plus impressionnant de cette dictature du parti médiatique français a été bien entendu la guerre du Kosovo.
Nul n'a mieux décrit ce phénomène et la circonstance de la guerre du Kosovo que Regis Debray, dans son récent essai L'Étreinte (3). Lui-même intellectuel, Debray a été une des victimes fameuses du parti médiatique, qu'il nomme pour son compte et avec les meilleures raisons du monde «le clergé médiatique». Nous sommes dans le domaine pur de la foi religieuse.
On connaît l'incident. Revenu d'un reportage au Kosovo en pleine guerre, Debray avait suggéré que la situation n'était peut-être pas aussi tranchée, aussi manichéenne que le suggérait le catéchisme médiatique (le diable évocateur du nazisme du côté serbe, la vertu fille des Lumières du côté kosovar). La riposte fut formidable de puissance. Debray fut cloué au pilori avec une hargne terroriste qui passe l'entendement. On ne lui passa rien, de “Tintin au Kosovo” aux références à Drieu La Rochelle, de l'affirmation sarcastique de naïveté à la dénon- ciation haineuse de perversité collaborationniste avec le nouvel Hitler des Balkans, jusqu'à l'indifférence coupable et culinaire de s'intéresser aux pizzerias du Kosovo alors que se poursuivait l'abomination qu'on sait. Depuis, les faits se sont chargés, avec leur entêtement coutumier (mis en évidence beaucoup plus vite qu'à l'habitude par les réseaux dissidents d'Internet), de montrer que la mesure et la distance conseillées par Debray n'étaient pas vraiment déplacées. Reste l'extraordinaire souvenir de ce déchaînement hystérique, ce renchérissement de clameur, cette étrange et sombre jouissance à se trouver unis et complètement conformes dans des attitudes (dénonciation, insultes, insinuations calomnieuses) qu'un esprit haut considère habituellement comme indignes.
Effectivement, le territoire est celui de la foi, de la religion, de l'Inquisition, en un mot de la Croisade. Debray se réfère, lorsqu'il est question du Kosovo et du parti médiatique français, à « notre devoir de Croisade ». Il détaille les événements parisiens liés à la mobilisation pour le Kosovo et les fait correspondre sans guère forcer à la Croisade d'il y a près d'un millénaire avant. Tout y est, tout s'y réfère, sauf peut-être que la Croisade est devenue fort confortable, que c'est aujourd'hui la croisade “zéro-mort” où l'infidèle crève mais où le Croisé s'en sort sain et sauf. On ne risque pas sa peau à Saint-Jean-D'Acre-Belgrade.
On l'a compris, l'enjeu n'était pas de savoir ce que vaut Milosevic ni à quoi servit cette guerre, où elle allait conduire et ainsi de suite. L'enjeu fut le respect de la foi, rien de moins ; l'enjeu fut essentiellement parisien, et il n'est pas sûr que le sort des innocents, là-bas, au Kosovo, en Serbie, ait vraiment et continuellement conduit la réflexion.
L'expérience française du Kosovo fut un exercice pratique en terreur appliquée, avec la consigne principale d'aveuglement de toutes les sources de lumière pouvant alimenter l'esprit critique, et le confinement de l'esprit critique à la recherche des nuances du discours de chacun où l'on aurait pu trouver le signe du sacrilège (le terme est : “dérapage”). Cela conduit à troubler l'image du pays présenté comme celui de l'intelligence et de la liberté. Ce n'est pas tout.
Un autre effet des consignes du « clergé médiatique », c'est la courte vue ou pas de vue du tout (on craint de sortir des voies et références autorisées), la référence réduite effectivement aux organes d'information autorisés (le premier d'entre eux, Le Monde, dit « journal de références »). Le résultat est la sous- information, une appréciation quasi-provinciale (la province lorsque le journal du jour mettait trois semaines à vous atteindre) des événements du monde. Ainsi Paris montre-t-elle un impressionnant retard sur l'évolution des événements. Le Kosovo fut à nouveau exemplaire.
Paris a péniblement découvert, à peu près au début du printemps après quelques tentatives vite avortées à la fin de 1999, qu'il existait un mouvement de révision des événements du Kosovo (le «clergé médiatique» dit aussitôt «révisionnisme», le mot vaut mieux qu'un long discours). C'est pour le premier anniversaire de la guerre du Kosovo que la chose est apparue nettement. La réalisation que les références extérieures du parti médiatique, surtout anglo-saxonnes, étaient déjà fort avancées sur la voie de la révision, a semé désarroi puis discorde dans le camp médiatique. On a pu constater que l'affaire du Kosovo n'était pas classée. (Les réactions au livre de Debray ont montré cela : le livre a été commenté de façon très ouverte et plutôt loué que condamné finalement, alors qu'il y a un an il eût été unanimement apprécié, c'est-à-dire jugé, condamné et exécuté.) Les articles publiés dans la presse parisienne à cette époque, autour du 25 mars 2000, ont ressemblé comme autant de frères à ceux qu'avaient publiés, courant novembre 1999, le Financial Times, ou le New York Times (s'ils n'épousaient pas le parti des adversaires de la guerre, ces journaux reconnaissaient qu'il y avait un problème dans l'appréciation des circonstances de cette guerre) ; et ces articles de la grande presse anglo-saxonne n'étaient déjà, eux-mêmes, que la prise en compte d'un courant d'analyse apparu sur Internet dès la fin septembre 1999 (site Emperor Clothes de Jared Israël, site Antiwar.org de Justin Raimundo, site Stratfor.com, etc). Six mois de retard dans l'interprétation d'un événement comme le Kosovo où les choses vont vraiment très vite, c'est un lourd tribut payé à l'orthodoxie qu'exige le « clergé médiatique ». A cet égard, la France du parti médiatique est sous-informée, enfermée par la vigilance de son « clergé » dans une sorte de donjon où l'on passe le temps à échanger arguments et invectives sur le sexe des anges kosovars.
Les dégâts de l'influence du parti médiatique apparaissent encore plus grands lorsqu'on observe quelques cas de politique étrangère, et l'on peut même avancer l'hypothèse que cette influence est devenue structurelle. L'interférence de ces remous intérieurs qui représentent une activité médiatique sans réel fondement et ne correspond à aucun débat national y est considérable et par con- séquent disproportionnée. Deux cas récents sont celui de l'Autriche et celui de la Russie.
• Dans le cas autrichien, la France a pris la tête de la croisade anti-autrichienne avec la Belgique. Les causes de cet engagement sont assez évidentes : on veut bien concéder une vague conviction idéologique qui n'est certainement pas propre aux seuls Français, mais l'essentiel de la dynamique anti-autrichienne est fourni par la préoccupation de la direction politique des réactions du parti médiatique sur laquelle sont venues se greffer des préoccupations politiciennes type-cohabitation. Certains commentateurs cherchant à rationaliser cette politique parlent de la crainte des dirigeants français et belges confrontés à l'émergence d'une extrême-droite puissante dans leurs pays ; l'argument est bancal dès lors que l'extrême-droite française est en pleine débacle et que l'extrême-droite belge est flamande alors que le ministre belge qui a manipulé cette affaire (Louis Michel) et contraint ses collègues à le suivre est Wallon et que son attaque anti-Haider a surtout pour but intérieur de paralyser la démocratie-chrétienne flamande face à son extrême-droite (le Vlaamse Block) avant les élections communales de septembre prochain. Le résultat pour la France, dans cette affaire, est plus que mitigé. La France se retrouve relativement isolée vis-à-vis de nombre de pays européens ; elle compromet éventuellement sa présidence (juillet 2000-janvier 2001) de l'UE où plane la menace d'actions radicales d'une Autriche exaspérée ; elle renforce de façon appréciable le parti anti-européen dans plusieurs pays européens parce que l'action européenne instrumentée essentiellement par la France représente dans ce cas une interférence flagrante dans la souveraineté d'un État-membre ; elle renforce les sentiments anti-français dans plusieurs pays de l'UE, en Autriche d'une façon formidable, mais aussi dans d'autres tels que le Danemark.
• Dans le cas russe, on a bien deviné que la diplomatie française ne tenait pas à s'engager dans une action de condamnation type-autrichienne, au nom d'un réalisme qui manque aussi bien à l'action de la France vis-à-vis de l'Autriche. Cette attitude a aussitôt alimenté l'accusation du “deux poids-deux mesures” (la référence également présentée étant que la France refusait de prendre à l'encontre de la Russie engagée en Tchétchénie l'attitude qu'elle avait suivie contre la Serbie engagée au Kosovo). La diplomatie française s'est donc gardée, face à la vigilance du parti médiatique, d'aller au bout de sa logique et elle est restée relativement neutre, ou paralysée c'est selon, devant la situation russe de ces derniers mois. Le résultat est qu'en cette matière vitale des relations avec la Russie au moment essentiel où un nouveau président russe entre en fonction, c'est le Royaume-Uni qui a suivi une politique offensive (visite Blair à moscou, visite Poutine à Londres), montrant la “souplesse” proverbiale des Britanniques àcet égard (le Blair de « la première guerre progressiste »[Kosovo] embrassant l'homme de la 2e guerre de Tchétchénie). Le résultat est que les Français se voient privés, pour l'instant, d'une de leurs cartes européennes traditionnelles (la possibilité de relations resserrées avec la Russie).
De nombreux autres domaines de la politique extérieure sont affectés par cette interférence du parti médiatique. Plus qu'une interférence ad hoc, sur telle ou telle question àlaquelle le parti médiatique sera sensible, on parlerait d'une interférence qui devient structurelle et affecte l'état d'esprit et le jugement plus que l'objet de la politique. La classe politique résiste de moins en moins à cette influence parce qu'elle est faible ; mais on doit aller plus loin et avancer l'hypothèse qu'elle n'y résiste plus du tout parce qu'elle ne voit plus fondamentalement de raison d'y résister et qu'elle trouve le plus délicieux confort à jouir du soutien de la classe médiatique.
Les hommes politiques français sont devenus eux-mêmes adhérents de ce parti médiatique qu'ils comprennent si bien dans la mesure où ce parti est le maître de l'apparence, de l'influence, de la pression psychologique et du conformisme du jugement politique. La situation de la cohabitation accentue cette évolution parce qu'elle place les deux partenaires-adversaires dans un état de permanente concurrence électoraliste où le soutien du parti médiatique est essentiel. Cet opportunisme de situation finit par créer ce qui paraît être une conviction politique et habille du manteau de la rationalité morale les vagues convictions générales du monde politique. Aujourd'hui, les hommes politiques français précèdent les diktat du parti médiatique (Jacques Chirac avertit qu'un gouvernement italien de droite qu'on peut soupçonner d'accointances néo-fascisantes, ou ex-néo-fascisantes, pourrait valoir à l'Italie le même sort qu'à l'Autriche). La situation évolue dans le sens, à la fois d'une rhétorique de plus en plus présente dans la formulation de la politique étrangère et d'une paralysie de plus en plus effective de cette politique étrangère.
Certains aspects de cette description de la situation française vaudraient aussi bien pour n'importe quel autre pays. On trouverait alors une France où le parti médiatique est encore plus puissant qu'ailleurs, parce qu'il a exploité la position de puissance initiale du parti intellectuel. La France serait àl'avancée extrême d'une tendance générale d'un monde politique gouverné par le parti médiatique, c'est-à-dire la manipulation de l'apparence, l'instrumentation de l'influence et de la pression, le rangement général selon une ligne absolument et totalement conformiste. La France serait parfaitement intégrée. La France serait l'antithèse de ce qu'on a vu qu'elle était traditionnellement, ce pays où, selon Weber, l'exception est la règle. Mais il y a un paradoxe. Si ce constat est vrai, il ne l'est qu'à moitié. Les effets de l'extraordinaire puissance du parti médiatique et de son acceptation désormais totale par la classe politique ne portent pas sur tous les domaines de la politique, et précisément de la politique extérieure, là où nous concentrons notre attention parce qu'à l'époque de la globalisation évidemment la politique extérieure importe plus que jamais.
L'intérêt fiévreux et parfois hystérique de cette alliance politico-médiatique exige quelques caractères fondamentaux des sujets choisis, et prestement transformés en autant de causes morales : il faut justement leur trouver une dimension morale, il faut pouvoir les opposer sommairement en deux partis arrangés selon une vision manichéenne, il faut pouvoir réduire leur complexité au rudiment d'un jugement absolu même s'il est temporaire, il faut pouvoir les apprécier très vite de cette façon sommaire pour obtenir un “effet” instantané qui puisse être exploité par la machine médiatique, et qui pourra être abandonné aussi vite quand une autre cause morale aura été débusquée. Un vaste domaine où s'expriment des politiques nuancées et complexes échappe à cette investigation de la machine, investigation si permanente qu'elle ressemble à une inquisition. Il porte sur des questions essentielles, délaissées parce qu'inclassables selon les normes médiatiques dont on a compris que la principale caractéristique est d'être nécessairement sommaire.
Qui peut trouver une dimension morale claire et tranchée à la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) ? Dans le parti médiatique on la juge nécessaire en passant parce que tout ce qui relève du qualificatif “européen” renvoie à une cause sacrée et stimule un réflexe pavlovien. Aller plus loin nécessiterait d'examiner une problématique où l'on trouve l'inconfortable situation de devoir considérer des réalités complexes où l'indispensable mesure morale peine à retrouver ses références (dans le cas de la PESD : l'OTAN, c'est-à-dire les Américains qui sont une autre référence indiscutable du parti médiatique, — l'OTAN est-elle une amie ou une redoutable concurrente attachée à contrecarrer la PESD ? Gravissime question : si l'on peut commencer à douter de la bienveillance otanienne, la référence morale se trouve tout soudain mise en cause). Cette complexité décourage. On ne s'intéresse pas à la PESD.
Avec la PESD, nous citons un exemple qui est aussi une de nos préoccupations favorites, mais son importance justifie de la voir comme la manifestation caractéristique de l'autre extrême de la politique française. Sur cette question, la France conduit avec constance et d'ailleurs sans vraiment en délibérer une politique d'affirmation d'une différence, et même d'une exception dans le concert européen depuis un demi-siècle, jusqu'à une force de permanence où le contexte psychologique et stratégique conduit les partenaires européens de la France à accepter d'explorer la voie française. La politique française retrouve à la fois les traditions de la diplomatie française et les impulsions fondamentales données par le gaullisme pour adapter ces traditions à la modernité (souveraineté identitaire, indépendance nationale par le moyen de capacités telles que l'arme nucléaire ou la suffisance technologique). C'est-à-dire qu'elle se conforme naturellement à une structure fondamentale de la vision française du monde et des relations entre les composants du monde. Une même appréciation peut être faite sur la politique française vis-à-vis de la polémique actuelle sur le contrôle des armements et le projet américain de déploiement d'un système anti-missile (NMD). On voit bien combien tous ces dossiers internationaux correspondent peu aux critères qui stimulent les réactions extrêmes du système politico-médiatique et du parti médiatique.
Étrange constat, curieuse conclusion : la France est puissante pour tout ce que ses élites ignorent et repoussent. La France puissante contre son gré d'aujourd'hui, comme par inadvertance de ses élites occupées à d'autres tâches. En un sens, la France dépasse les Français, en tous les cas ceux d'aujourd'hui. Constat très gaullien.
(1). International Herald Tribune, 28 décembre 1998
(2) Ma France, Fayard, Paris 1991.
(3) L'Etreinte, Gallimard, collection Débats, Paris avril 2000.