Euro-fièvre

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Euro-fièvre


16 juillet 2002 — Lundi, l'euro a dépassé, à son avantage, la parité avec le dollar (1,0046/1,005). C'est un événement symbolique considérable, en même temps qu'une indication économique extrêmement significative. C'est ce qu'indique le Herald Tribune :

« The euro surged past parity with the dollar Monday, more than two years after the currencies were last aligned one-to-one in value, in a powerful display of global investors' disenchantment with a scandal-tainted U.S. financial market.

» The single European currency rose to $1.0046 in early afternoon trading in London, climbing above $1 for the first time since February 2000.

» Rather than reflecting any reappraisal of the outlook for Europe's economy, the euro's ascent reflects a sea change in investor sentiment since news of accounting irregularities at companies like Enron and WorldCom. »

La valeur économique de l'événement peut être discutée selon des données connue. Sa valeur politique doit être mesurée, elle, à la lumière de l'appréciation politique faite aujourd'hui des événements symboliques, — et, certes, la parité euro-dollar est un symbole d'une force singulière.

Economiquement on ne peut dire beaucoup plus en substance que le fait cette citation d'un article de l'Independent du 16 juillet : « Even some of the currency's supporters admit that [the euro] performance has been, as one trader put it, "dollar-negative rather than euro-positive". » Il s'agit d'une très forte détérioration du dollar américain, entraîné techniquement par le mouvement des investissements, lui-même conséquence de la crise centrale : la situation de confiance dans l'économie américaine et surtout dans les pratiques structurelles de cette économie.

La crise du corporate system est décidément devenue une crise de confiance sans précédent. Il y a désormais de très nombreuses références à la Grande Dépression, qui fut d'une si grande gravité parce qu'elle exprima une crise de confiance sans précédent dans le système US. Le fait que la crise de confiance actuelle dans le système pourrait s'accompagner d'une crise politique autour du président US aggrave encore la crise de confiance, dans une situation vicieuse d'auto-alimentation de la crise. Il est bien difficile de s'en tenir au seul domaine économique pour juger de ces événements.

Que l'actuel triomphe de l'euro soit temporaire ou pas n'a finalement guère d'importance. L'essentiel à observer est que ce triomphe n'est qu'un aspect de la très grave crise de confiance qui attaque le système américain. Les dirigeants européens s'en tiennent pour l'instant à la prudence et se cantonnent à des commentaires économiques. (Citons Tony Blair : « You cannot judge this on the day to day. It has to be judged according to the economic tests and the convergence test. » Également, Romano Prodi : «  there were advantages and disadvantages in a stronger euro. To those who said the euro was too fragile and who now say it is too strong, I say we must have a sense of proportion. »)

Cette prudence des Européens a une signification, qui est politique. Les deux citations rapportées ici concernent intentionnellement les deux acteurs européens les plus concernés.

• Pour Tony Blair, la montée de l'euro pourrait être une bonne chose. Il est partisan de l'entrée du Royaume-Uni dans la monnaie européenne et l'actuelle situation renforce sa thèse. Les partisans de l'euro triomphent, la City juge de plus en plus que la décision d'entrée dans l'euro est nécessaire, et le plus vite possible. Mais Blair perçoit la dimension politique de cette affaire. Il sait qu'une trop rapide et trop visible démarche en faveur de l'euro aujourd'hui, dans les circonstances qu'on connaît, serait prise, à Washington, comme une décision contre le dollar ; c'est-à-dire un choix pro-Europe et anti-US. Dans la situation générale qu'on connaît, où Blair est littéralement prisonnier de son engagement pro-US, c'est un cas bien délicat.

• C'est un peu le même propos pour Prodi et les autorités européennes. Trop de triomphalisme à propos de l'euro amènerait une réaction américaine. Difficile à envisager dans un contexte où les rapports transatlantiques sont déjà détestables.

Dans les deux cas, on voit bien combien les Européens sont prisonniers de leurs rapports avec les USA, des rapports qu'il est difficile de ne pas décrire comme étant d'allégeance. La crise dollar-euro met encore plus en évidence cette situation.

Cela ne durera qu'un temps. Si la crise US se poursuit, l'euro va affirmer sa nouvelle position et s'y installer, avec les investissements installés en Europe. Dans les deux-trois prochains mois, on commencera à percevoir cette nouvelle situation comme institutionnalisée. Son interprétation politique est et sera de plus en plus celle d'une affirmation de concurrence de la part de l'Europe, d'une sorte de défi de puissance lancé à l'Amérique, cela quelle que soit la réalité et quoique disent les dirigeants européens. L'euro ne laisse que cette alternative à l'Europe, et quoiqu'il en soit des avantages économiques divers et contradictoires de sa position puisqu'on ne parle ici que de perception politique : s'il est faible, l'Europe est perçue comme politiquement affaiblie et sans capacité d'affirmer un réel pouvoir politique ; s'il est fort, il apparaît comme le signe d'une volonté d'affirmation politique de l'Europe aux dépens du dollar.

L'Europe a voulu l'euro. Elle danse à son rythme. Comme on dit, on n'échappe pas à son destin.