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24 août 2002 — La presse britannique relaie des rumeurs inquiétantes concernant le sort de l'avion de combat EFA Eurofighter. C'est le cas du Guardian dans ses éditions d'hier. Ce quotidien annonce que des pressions grandissantes se développent pour que la commande de l'EFA de la RAF soit réduite de 232 exemplaires à 150. Voici comment le Guardian présente l'affaire :
« The Ministry of Defence is under mounting pressure to slash its orders for the Eurofighter combat jet, its most controversial and high-profile procurement project.
» Few defence officials believe that the RAF will get the 232 planes it wants, a view shared by industry executives and analysts, who say Britain may cut its order to as few as 150. The Treasury has said that the MoD has not made a case for the RAF needing so many of the aircraft, which was designed in the 1980s primarily to counter Soviet fighters. »
Le journal quotidien place la question de l'Eurofighter dans le cadre plus large des dépenses de défense du Royaume-Uni dans les années à venir. Le budget britannique doit supporter l'achat de plusieurs programmes importants dans les années qui viennent et l'Eurofighter aurait de plus en plus de mal à y figurer au niveau qui est nécessaire.
« The £19bn project has been dogged by budget overruns and delays, with the first RAF Eurofighter squadron unlikely to enter service until 2005, nine years after the original deadline. The Eurofighter programme will collide with a number of other huge procurement projects to which the MoD is committed over the next decade, including the new Astute class of submarines, the A400(M) air transport aircraft, two air craft carriers, new Type 45 destroyers and the Joint Strike Fighter or F-35. »
Il est manifeste que l'EFA est soumis à de fortes pressions au Royaume-Uni, comme on l'avait déjà compris en juin lorsque des rumeurs avaient prêté au chancelier de l'Échiquier Gordon Brown une vision extrêmement critique du programme. D'autres facteurs jouent leur rôle dans l'actuelle crise de l'Eurofighter. Voici quelques éléments de base de cette crise tels qu'on peut les détailler :
• L'Eurofighter est victime d'abord de sa formule. Avion “politique” construit en coopération pour satisfaire aux ambitions atlantistes des pays concernés (il a été lancé à partir de spécifications OTAN et dans ce cadre), il s'est vu confronté à certaines décisions répondant aux nécessités politiques plus qu'aux évidences des capacités techniques de chacun. Il a connu de très forts dépassements de coût et de gros délais, avec un retard d'au moins cinq années du à ses problèmes techniques. Techniquement, l'appareil n'est pas encore au point. Il est particulièrement vulnérable à la critique lorsqu'on se trouve devant la nécessité de choix budgétaires.
• L'Eurofighter est aussi victime d'une concurrence inattendue, celle du JSF/F-35 américain. Il existe une tendance au sein du gouvernement britannique (civils du MoD, bureaucratie du Trésor, etc) pour dire que, puisque la Royal Navy va acheter du JSF et que BAE y est impliqué, la RAF devrait aussi acheter le JSF pour ses missions de pénétration (remplacement des Jaguar). A partir de là, la suggestion évolue vers l'idée que la commande de JSF pourrait être encore élargie et prendre en charge une partie des missions primitivement confiées à l'Eurofighter, réduisant d'autant la commande de ce dernier.
Les Britanniques se trouvent devant une perspective inquiétante qui n'est pas sans avoir quelques similitudes avec l'aventure TSR2/F-111. En 1964, les Britanniques abandonnèrent un programme national, celui de l'avion TSR2, pour choisir une solution américaine en commandant le F-111. Le résultat fut catastrophique : le F-111 connut à son tour des dépassements de coût (de $4 à $15 millions l'exemplaire) et des délais (deux à trois ans) ; le Royaume-Uni abandonna sa commande et se reporta sur le vieux McDonnell Douglas F-4. (Le F-111 présente d'étranges similitudes avec le JSF, notamment parce qu'il s'agit d'un programme joint, à la fois pour l'USAF et pour la Navy.)
Il y a aussi des différences extrêmement significatives :
• Le TSR2 était un excellent avion tandis que l'Eurofighter est un programme techniquement beaucoup plus douteux. Mais l'Eurofighter est aujourd'hui beaucoup plus avancé dans son développement que n'était le TSR2 lorsqu'il fut abandonné. Son abandon complet, comme dans le cas du TSR2, semble difficile à envisager.
• L'Eurofighter est un programme européen, ce que n'était pas le TSR2. Cela rend encore plus improbable une décision d'abandon complet du programme par la RAF.
• Au contraire du cas TSR2 versus F-111, le JSF est d'ores et déjà commandé par les Britanniques. A première vue, on pourrait croire à une complémentarité Eurofighter-JSF, et c'est jusqu'ici la vision conventionnelle. Les circonstances changeant, l'appréciation pourrait changer elle aussi : si la pression augmente encore sur l'Eurofighter au nom d'une soi-disant rentabilité du JSF (laquelle est complètement aléatoire, on en sait beaucoup là-dessus), le JSF va être vu de plus en plus comme l'adversaire de l'Eurofighter.
Cette affaire Eurofighter risque très vite de se politiser. C'est la seule chance des partisans de l'Eurofighter : présenter ce programme comme celui de la survie des capacités autonomes de l'industrie britannique face à un JSF, qui va de plus en plus être présenté comme la tête de pont américaine en Europe. (D'ores et déjà, le JSF est perçu en partie de cette façon, comme un gage, — un de plus — de Tony Blair aux Américains. Voici par exemple ce qu'en écrit le journaliste Kim Sengupta, dans The Independent du 24 juillet : « The RAF, given the choice [i.e. Eurofighter versus JSF], would choose the Eurofighter because, they say, it is better. However, air chiefs also accept that the British investment in the JSF is part of Tony Blair's transatlantic trapeze act and will continue. »)
Ce à quoi nous devons nous attendre, dans les mois qui viennent, c'est à un affrontement grandissant entre l'Eurofighter et le JSF au Royaume-Uni même, pour les commandes nationales. Cela ne fera qu'ajouter à un antagonisme déjà très vif au niveau des exportations. Cette affaire éclaire de façon encore plus crue la contradiction des ambitions britanniques, ou, dans tous les cas, des ambitions de Tony Blair : rester très proche des USA tout en devenant très “européen”.