Exaspération britannique

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Exaspération britannique


1er juillet 2002 — Voici John Simpson, du Telegraph de Londres, qui nous dit qu'il n'a jamais vu, en 32 ans de vie professionnelle de commentateur, une relation transatlantique UK-USA dans un tel état, aussi tendue, aussi rechigneuse, aussi hargneuse. Simpson nous peint un tableau désolant des special relationships. Les échos qui nous viennent de toutes parts, essentiellement voire exclusivement du côté britannique, confirment en tous points cet avis. L'exaspération britannique est aujourd'hui un fait politique et il faut désormais compter avec elle pour envisager l'avenir des relations entre les deux pays.

« In 32 years of reporting on international affairs, I have never seen Britain and the United States more separated from each other: not during the terrible last years of the Vietnam War, not during President Reagan's Iran-Contra dealings or his espousal of the crackpot Star Wars system.

» The way George W Bush's administration deals with the outside world is affecting even the most traditionally pro-American elements in British society. On two occasions last week I met senior civil servants from government departments in London who would normally be regarded as the natural bedrock of support for the Atlantic Alliance. In both cases I found open contempt for current American policy, especially towards the Middle East. »

C'est en effet une exaspération considérable des Britanniques qui est en train d'éclater, et cela nous apparaît évident depuis ces quelques derniers jours car elle est effectivement apparue aussi brusquement. Le sommet du G8 a vu la circonstance exceptionnelle de Bush et Blair se rencontrant pour régler un litige, se quittant sans régler ce litige, exposant publiquement que ce litige subsiste. De la part du PM britannique, c'est complètement inhabituel. (Cette querelle-là porte sur le discours de GW, son intervention concernant Arafat. Peu importe le fond de l'affaire. Reste le point essentiel que Blair n'a pas capitulé, comme il fait d'habitude depuis le 11 septembre.) Qu'on nous dise que les choses n'ont jamais été aussi mal entre Américains et Britanniques en un tiers de siècle, comme nous dit Simpson, est un peu fort et même complètement stupéfiant. Depuis plusieurs mois, on ne cessait pas de nous conter combien, depuis le 11 septembre, les Britanniques se tenaient fermement au côté des Américains, combien les special relationships en étaient revigorés. Même en tenant compte de l'extraordinaire double langage caractérisant ces relations, du côté UK sans aucun doute, le contraste est saisissant.

Les exemples de ce climat exécrable abondent, dans certains cas allant jusqu'à des situations de provocation ... Par exemple, cet article du Telegraph du 30 juin, rapportant les jugements extrêmement abrupts d'un proche de Blair sur le comportement des soldats américains en Afghanistan. Intervention tout à fait gratuite, que ne justifie aucune nécessité politique, qui est décrite par l'auteur de l'article comme « étonnante » puisqu'en effet justifiée par rien sinon le désir de faire savoir le mécontentement britannique. Dans le même article, on n'hésite pas à citer le commentaire de rien moins qu'un ministre du gouvernement Blair sur l'administration GW :

« The scale of the divide between London and Washington was made plain by scathing comments about the Bush administration by one British minister involved in negotiations over the steel tariffs. ''You have to remember that this is a rather unpleasant administration,'' the minister told The Telegraph yesterday. ''The fact there has been a full-blooded attempt to forge a relationship with it hasn't changed its fundamental nature - protectionist and self-interested.'' »

Poursuivons en égrenant les points de désaccord entre ces deux fidèles partenaires de leurs special relationships. La liste est surprenante (toujours ce mot) de longueur et de vigueur, essentiellement, voire exclusivement (bis repetitat), de la part des Britanniques.

• Un autre point de désaccord devrait se concrétiser cette semaine, avec la question de l'acier. Les Britanniques avaient espéré, au nom des special relationships, obtenir des conditions spéciales dans la question des décisions protectionnistes US sur l'acier. Jusqu'ici, il n'en a rien été, — ou à peine : 20% de ce que demandaient les Britanniques. Les Britanniques pourraient donc être conduits à se conduire en ''bons Européens'' en ne s'opposant pas aux sanctions décidées par la Commission européenne. (Personne ne s'étonne vraiment que les Britanniques aient cherché à obtenir des conditions spéciales des Américains. La solidarité européenne est une chose encore bien vague pour nos esprits.) Pour l'essentiel, les Britanniques sont furieux.

• La question de la cour criminelle internationale est également un cas intéressant de désaccord entre les deux amis. Les Britanniques se disent, là aussi, absolument furieux. Ils ne tarissent pas en privé de commentaires insultants sur le comportement et l'état intellectuel de leurs grands alliés. (La vigueur des mots employés par les Britanniques, ici et dans d'autres cas, laisse également pantois.)

• Ajoutons encore, et enfin semble-t-il, dans cette litanie des humeurs britanniques à l'encontre des Américains les réactions vis-à-vis de la crise du capitalisme US. Ces réactions sont de plus en plus hostiles, comme le montre une chronique de Will Hutton du 30 juin dans le Guardian. Hutton, après une critique serrée du ''modèle américain'' complètement perverti, à son sens, par l'affirmation de la droite ultra-conservatrice et sudiste, propose que les Britanniques s'en détachent en embrassent un modèle européen d'entreprise, qui affirme la personnalité culturelle européenne.

« In truth, the task, as I argue in The World We're In, is to develop a distinctive European model of enterprise which takes a more rounded view of what produces organisational success and protects our conception of the social contract and public realm which are central to European civilisation, and which all Europeans, despite their surface differences, hold in common along with the best in the American liberal tradition.

» As real fears grow that Britain could experience similar problems, our establishment has been quick to point out that we are better regulated along European lines. This notion was decried just a few months ago by many of those same voices as inhibiting our ability to emulate American enterprise. Our 'sclerotic' European-ness may be what saves us. We should be relieved and proud - and build on it. »

Un dernier point à signaler dans cette situation est la position américaine. Les Américains semblent complètement ignorer l'agacement britannique. Un détail précis illustre ce désaccord de perception : la position de Blair sur le discours de Bush. Tous les commentateurs britanniques, appuyés sur les commentaires officiels comme sur la rencontre Bush-Blair, mettent en évidence que Blair s'oppose à ce discours, précisément au passage concernant Arafat. C'est même, pour les Britanniques, un point essentiel de la querelle. Du côté US, notamment dans divers commentaires de journaux, l'interprétation est complètement inverse et ne semble guère se soucier du détail que constitue la réalité ; elle nous dit que Blair est le seul Européen, avec Berlusconi, à avoir soutenu le discours de Bush et à soutenir les Américains. La rencontre au sommet du G8 entre les deux hommes a confirmé le désaccord, selon l'interprétation britannique ; elle a confirmé qu'il n'y avait pas de désaccord, selon l'interprétation américaine. Pour les Américains, d'une façon récurrente pour les commentateurs politique, le soutien britannique à la politique US est tenu pour un acquis automatique (taken for granted). Il ne semble pas que ce soit le cas, côté britannique. Cette mésentente de perception, notamment par ce qu'elle montre de désinvolture du côté américain, n'arrangera pas les choses.