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5765 août 2003 — L’hebdomadaire Defense News publie dans ses éditions du 4 août un article sur les conséquences de la “punition” qu’a infligée le Pentagone (DoD) à Boeing, à la suite de la mise en évidence d’une affaire d’espionnage de Lockheed Martin par des employés de Boeing. (L’accès au site de l’hebdomadaire étant limité, nous publions le texte de l’article, avec les avertissements d’usage, dans notre rubrique “Nos choix commentés”.)
Les conséquences de la “punition” sont extraordinaires. Elles mettent en lumière tous les vices et les contradictions d’un système en crise, — celui du DoD et du complexe militaro-industriel, — un système qui ne parvient plus à éviter de n’être plus que gaspillage et inefficacité de gestion. Cette sorte d’affaires remet à sa juste place la propagande courante sur les capacités des militaires américains, de l’organisation qui les soutient, de l’industrie qui les équipe, tout cela devant être indiscutablement confirmé par la hauteur de l’investissement financier US dans la défense.
C’est le contraire qu’il faut voir : la hauteur du budget du DoD, ces $400 milliards annuels dont les relais en Europe de l’influence américaniste font des gorges chaudes, démontre le contraire de ce que ces derniers veulent faire croire : qu’avec une telle somme, le Pentagone n’arrive à produire que les capacités dont il dispose, l’organisation qu’il développe, le désordre qui est son lot quotidien, qu’on en arrive à voir le nouveau chef d’état-major de l’U.S. Army envisager de demander une augmentation structurelle des forces (le but de l’U.S. Army est d’avoir deux divisions de plus, ce qui aurait l'avantage supplémentaire de verrouiller sa position bureaucratique au DoD) après une guerre contre un ennemi de la dimension de l’irakien et dans les conditions qu’on sait, tout cela est extrêmement inquiétant et dans tous les cas révélateur.
L’affaire “DoD versus Boeing” est révélatrice par ce qu’elle est censée provoquer et ce qu’elle provoque en réalité. Le DoD veut “punir” Boeing pour un comportement coupable (vol de 25.000 feuilles de documentation de Lockheed Martin pour emporter un marché de tirs des satellites). Voyons les effets de la “punition”.
« The U.S. Air Force decision to punish Boeing Co. by stripping it of seven satellite launches and awarding the launches to archrival Lockheed Martin Corp. might actually save Boeing money, and it seems certain to increase costs to taxpayers.
» Boeing may avoid losing about $15 million per launch on the seven launches it must surrender to Lockheed, said Paul Nisbet, an aerospace and defense analyst in Newport, R.I. And when Lockheed finalizes a deal with the Air Force to perform the launches, its price is certain to be higher than Boeing’s.
» “Prices will rise,” predicted Peter Teets, undersecretary of the Air Force. »
• Le marché pour Boeing atteignait $1 milliard pour 19 lancements de satellites (LM avait emporté 7 lancements). On lit que Boeing allait perdre $15 millions par satellite. La mesure de l’USAF, privant Boeing de 7 lancements pour les rétrocéder à LM, fait économiser $100 millions à Boeing. Drôle de “punition”. Reste à expliquer pourquoi, ce qu’on fait fort obligeamment : « [Undersecretary of the Air Force] Teets and others blame the loses on the sharp decline in commercial satellite launches, which has left Boeing and Lockheed with few opportunities to recoup large development costs. » En d’autres termes, la situation budgétaire dramatique de ce lancement, qui coûte pourtant dans l’absolu un prix extrêmement élevé (autour de $50 millions par lancement), est due aux erreurs de prévision stratégique. (Ces erreurs sont considérables, transcrites en termes économiques : au moins $15 millions sur 50, soit 30%.) Celles-ci ont été faites, au début des années 1990, selon la règle intangible de l’absolue supériorité US, sans tenir compte du développement d’Ariane, alors en pleine arrivée à maturité commerciale. Les éléments visant à pondérer les prévisions de supériorité commerciale absolue des USA, conséquence de la prévision non moins impérative de leur supériorité technologique et militaire, ont écarté toute possibilité d’une concurrence victorieuse du lanceur européen. On a là un exemple patent de la crise profonde de la prévision stratégique, tant technologique qu’économique, des organes de direction américains.
• Le résultat de la “punition” de Boeing est que le prix des lancements va être ajusté pour que LM accepte de prendre en charge les lancements supplémentaires (cet ajustement devant être, normalement, répercuté à la fois sur les autres contrats avec LM et sur les contrats restants avec Boeing, ce qui n’est pas la moindre des ironies, — la “punition” permettra à Boeing de gagner finalement, non seulement sur les pertes évitées mais aussi sur les contrats maintenus).
• Sans préjuger des arrière-pensées de l’USAF (il se pourrait bien que certains à l’USAF emploient ce moyen détourné pour satisfaire leurs contractants sans en faire un cas de polémique publique), on est conduit à observer que la restructuration de l’industrie de l’armement établit, par la raréfaction du nombre de ses acteurs, une sorte de situation à double monopole ; monopole du DoD d’un côté, monopole des sociétés d’armement de l’autre. Hier, Boeing et LM étaient prisonniers de l’USAF (obligation d’effectuer des tirs en perdant $15 millions par tir), aujourd’hui l’USAF est prisonnière de LM (et de Boeing, en réalité) avec l’obligation quasi-acquise de devoir accepter une majoration substantielle du coût des tirs, sinon LM refuserait d’assurer les tirs supplémentaires.
On pourra donc ricaner sur cette “punition” de Boeing qui devient une gratification pour tout le monde (bravo Boeing, qui sait y faire également avec le leasing des 767 de ravitaillement en vol). Mais le ricanement n’explique pas tout. Certes, les profits et les interventions sont énormes mais la responsabilité de ces marchés gargantuesques où plus rien n’obéit au bon sens économique échoit aussi bien au DoD et à l’USAF dans ce cas. Nul n’est vertueux dans ce système et les énormes profits qui gratifient scandaleusement les contractants côtoient la possibilité quasi-instantanée de pertes vertigineuses qui peuvent entraîner l’effondrement de ces mêmes contractants. Et dire qu’ils écrivaient (et continuent à le croire au fond d’eux-mêmes, fascinés) : Big is beautiful.
L’absurdité de ce système est telle qu’il nous conduit à des situations où ces géants ne peuvent plus fabriquer à bon marché, même ce qui est en soi bon marché. D’où ce jugement extraordinaire de deux analystes Greg Kypras et Alex Schodeb, (dans Defense News du 17 juillet 2003), après la décision française de lancer un programme de drone UAV/UCAV français/européen de 300 millions d’euros sous maîtrise d’oeuvre de Dassault, décision qui a été unanimement applaudie dans la presse spécialisée US (ce que peu de journalistes français, en général fascinés par le Big is beautiful Us ont noté à propos de leur propre industrie) : « For example, it's tough for large U.S. firms to go from building $50 million fighter jets to $5 million unmanned aerial vehicles, so they build $50 million UAVs instead. But companies like Dassault and Saab can be very comfortable with the revenues generated by a prosperous, low-cost UAV business. » (L’absurde est là : si l’on a lancé les UAV/UCAV, c’est pour passer des chasseurs à $50 millions aux UCAV à $5 millions...)