Face à la modernité

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Face à la modernité

• L’archéomodernisme, selon le terme présenté par Alexandre Douguine, définit l’actuelle situation sociale et politique de la Russie : un mélange de modernité (dans les élites) et surtout un archaïsme extrêmement résilient (le peuple). • Certains (dont nous) pourraient y voir une façon russe d’être antimoderne en attendant d’autres événements qui solliciteront des concepts différents où l’archaïsme aura son rôle à jouer. • Il s’agit d’une contribution au débat fondamental de notre GrandeCrise. • Contributions : dedefensa.org et Alexandre Douguine.

Alexandre Douguine publie un texte sur ce qu’il nomme l’“archéomodernisme”, à l’occasion d’une reparution de son livre ‘Archaeomodernism’ qui traite justement de ce sujet. Son texte est réellement d’un très grand intérêt parce qu’il présente avec clarté et d’une façon révélatrice l’attitude de la Russie face à la modernité, – ou, si l’on veut et éventuellement quoi qu’il en pense lui-même, “la façon russe” de contenir et, peut-être, de maîtriser la modernité, et dans tous les cas la “façon russe” de l’antimodernité. Cela vaut évidemment pour la période écoulée et ne dit rien de l’avenir... Mais cet avenir est, pour l’instant, de plus en plus menaçant pour la modernité, plus que pour la Russie. Par conséquent, la “façon russe”, l’archéomodernisme, constitue peut-être une intéressante indication dans la recherche du type de méthode permettant d’affronter les effets & les conséquences de l’éventuel effondrement de la modernité dont il est aujourd’hui grandement question.

En quoi cette sorte d’événement conceptuel (l’“archéomodernisme”) peut-elle nous servir ? En ceci qu’elle nous permet de nous pencher avec plus d’attention sur le phénomène qui sous-tend l’archéomodernisme, qui est l’antimodernisme de la Russie, pour le comparer avec notre propre antimodernisme. Là aussi, on convient que les temps sont propices à cette sorte de réflexion, là encore (bis) au moment où s’effondre de plus en plus nettement la modernité ; parce qu’à cette aune et dans cette tempête, l’antimodernité sous toutes ses formes a un rôle à tenir, qui est essentiel.

Douguine décrit ainsi cette conception non théorisée, mais pratiquement vécue par la Russie, certainement depuis Pierre le Grand et son ouverture de la Russie sur le monde occidental :

« On peut dire que la Russie vit sous l'influence de l’‘archéomodernisme’, qui est un processus où la société est divisée entre deux interprétations complètement différentes de la politique, de la culture, de la vie quotidienne, etc... Le phénomène, tel qu'il s'observe en Russie, est que la société, à la base, continue de vivre selon des modèles archaïques prémodernes tandis que l'État, lui, a adopté des formes modernes occidentalisées. En ce sens, nous pouvons dire que notre constitution, notre organisation politique et notre élite suivent, dans une large mesure, les idées libérales européennes. Le problème est que ces idées fonctionnent en pratique de manière très différente en Russie, car elles sont réinterprétées selon les modèles archaïques propres à notre société. C'est ainsi qu'est née l’archéomodernité, un système qui est extérieurement moderniste, mais intérieurement archaïque. »

Douguine explique alors qu’il existe une tension permanente entre d’une part les élites modernistes (ou dites-“libérales”, “occidentalistes”, etc.), dont on comprend bien quelles sont les conceptions et les aspirations ; et d’autre part, la population, disons le peuple de la “Russie profonde”, qui reste très archaïque dans ses conceptions, et très anti-occidentaliste sinon anti-démocratique dans ses ambitions politiques :

« Une  société fondamentalement patriarcale, traditionnelle et [qui] voit le dirigeant comme une figure mystique. Ce modèle du dirigeant en tant que ‘Katechon’, c’est-à-dire “celui qui retient”... »

Cela conduit Douguine à considérer très sévèrement l’archéomodernité, quasiment comme une pathologie qui implique une sorte d’impasse sociale et politique pour la Russie, dont les “modernistes” profiteraient aux dépens des archaïques ; ce constat, certes, tout en reconnaissant par ailleurs que les dirigeants, en général issus des élites modernistes, parviennent souvent à un retour fracassant dans les conceptions archaïques par un hyper-nationalisme, –  comme l’on voit aujourd’hui avec Medvedev :

« L’archéomodernité, telle que je la définis, est une maladie, une sorte de schizophrénie sociale où deux façons très différentes et diamétralement opposées de voir les choses coexistent dans la même société. »

Ainsi, en même temps qu’il définit une situation très particulière, où domine l’exceptionnelle résilience d’une situation par définition “dépassée”, “désuète”, etc. (ce qui est exactement la définition du mot “archaïque”), Douguine la critique absolument et ne voit d’issue possible selon ses conceptions que dans une victoire transformatrice de l’archaïsme, qui se transmuterait en même temps qu’il triompherait, qui se transmuterait par le pouvoir mutant de son triomphe.

 « Nous pouvons dire que ce scénario est récurrent dans notre tradition nationale, et de nombreux penseurs russes ont proposé d'abandonner les idées archéomodernes de notre élite en faveur de l'établissement de nos propres formes patriotiques et spirituelles. Seule cette forme de conservatisme, ou plutôt de conservatisme révolutionnaire, puisque le conservatisme seul est insuffisant, peut nous apporter la victoire dans l’Opération Militaire Spéciale. Nous devons surmonter l'archéomodernité et restaurer l'ordre sacral de notre peuple. »

On observe dans différents passages de son texte que Douguine “interprète” l’“Opération Militaire Spéciale” (OMS, ou “guerre en Ukraine”) comme un événement culturel, sinon purement spirituel, qui a une place considérable dans ce qu’il voudrait voir surgir à la place de l’archéomodernisme. A cette occasion, il présente finalement l’archéomodernisme, – « les idées archéomodernes de notre élite » , –comme une tendance qui n’existe que dans les élites (modernistes) et qui ne profite qu’aux élites (modernistes). Pourtant, d’un point de vue occidental, ces “idées”, même si elles impliquent effectivement « une sorte de schizophrénie sociale », n’en assurent pas moins ce miracle, dans les temps de folle déconstructuration d’où nous venons et où nous nous agitons, de la sauvegarde de l’archaïsme qu’on retrouve dans la tradition, la structuration sociale, le patriarcat, etc. Nous disons “miracle” du point de vue d’être un “tour de force”, – bienfaisant ou vertueux, c’est une autre histoire, à plaider différemment...

En effet, pendant que Douguine se lamente sur la durée de l’archéomodernisme après en avoir montré le caractère exceptionnel, il se passe qu’on se trouve en un temps où la modernité est confrontée de tous les côtés à des attaques extérieures et intérieures, et se trouve absolument sur la pente de plus en plus accélérée de son déclin dégénératif. De ce point de vue, l’on comprend que Douguine tienne la DMS en haute estime en tant qu’événement fractal, puisqu’elle est devenue cela du fait de l’évolution générale (celle du Système, du bloc-BAO, de l’Europe chevrotante et de la France « insignifiante », de Poutine, etc.) ; mais alors, le problème qu’il évoque n’est plus seulement russe, même si la Russie y tient un rôle essentiel de détonateur ; il s’agit de rien de moins que de notre GrandeCrise.

De ce point de vue, la situation nous apparaît toute différente et doit être appréciée selon une approche générale du jugement de l’antimodernité. D’après ce qu’on lit de Douguine et de ce qu’on ressent de la Russie, on comprend que l’antimodernité de la Russie est pleinement d’essence métaphysique et spirituelle (à-la-Dostoïevski) ; en un sens, il n’est pas vraiment différent de l’antimodernité de Joseph de Maistre, sauf que Maistre est ultra-minoritaire dans son influence autorisée (mais hyper-influent indirectement, – paradoxe qui en dit long !). Alors qu’elle ne bougeait pas en Russie parce que fixée dans son essence, l’antimodernité en Europe (en France) s’est “modernisée” au XXème siècle, se révélant comme plus “technique” (critique de la technique), comme plus économique, etc., et finalement débouchant, pour notre époque, sur le populisme dans sa version du XXIème siècle.

C’est-à-dire que l’antimodernité est devenue, en Occident, un mouvement de réaction (jusqu’au substantif qui va avec) impliquant que la modernité l’a emporté. En Russie, point de défense mais une résilience obstinée, indéracinable et inébranlable, jusqu’à faire grande vertu d’un terme absolument péjoratif (un “miracle” dialectique, un “tour de force” là aussi !). Ainsi Poutine, quoi qu’il en pense et quoi qu’on lui en fasse penser, peut-il tranquillement dérouler un éloge sans fin de la tradition, de la religion, de la famille, des mœurs contenus, sans risquer en rien sa position et sa popularité, – que du contraire, certes ! Par contre, il a droit à toute la haine antipoutinienne et russophobique du bloc-BAO, et ainsi a-t-on l’explication de ce sentiment si complètement furieux et destructeur qui conduit l’Occident à mettre sa civilisation en jeu contre la destruction de Poutine et la “cancellation” de la Russie dans la mêlée ukrainienne... Au reste, ce n’est pas si mal trouvé.

Ainsi de l’intérêt que nous pouvons trouver dans l’analyse de Douguine, d’une façon très éclairante. Douguine nous montre qu’en Russie, l’équivalent du populisme en Occident n’est pas une réaction, une dépendance d’un autre fait devenant insupportable, mais bien une essence constitutive. Il n’y a nulle part, dans tout cela, un “modèle” quelconque pour l’avenir ; la chose reste à trouver, à re-composer. Mais il y a, “dans tout cela”, l’indication précise et indubitable de la possibilité pas loin d’être nécessité d’une véritable « transmutation des valeurs » (Nietzsche en parlait) où l’archaïsme aura une place de choix.

L’article d’Alexandre Douguine, venu de ‘geopolitika.ru’, est repris en traduction française par ‘euro-synergies.hautetfort.com’ le 10 août 2022.

dedefensa.org

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De l'archéomodernisme à l'empire

Mon livre ‘Archaeomodernism’, dans lequel je décris ce qu'est ce phénomène en détail, vient d'être réimprimé dans notre pays. On peut dire que la Russie vit sous l'influence de l'archéomodernisme, qui est un processus où la société est divisée entre deux interprétations complètement différentes de la politique, de la culture, de la vie quotidienne, etc... Le phénomène, tel qu'il s'observe en Russie, est que la société, à la base, continue de vivre selon des modèles archaïques pré-modernes tandis que l'État, lui, a adopté des formes modernes occidentalisées. En ce sens, nous pouvons dire que notre constitution, notre organisation politique et notre élite suivent, dans une large mesure, les idées libérales européennes. Le problème est que ces idées fonctionnent en pratique de manière très différente en Russie, car elles sont réinterprétées selon les modèles archaïques propres à notre société. C'est ainsi qu'est née l’archéomodernité, un système qui est extérieurement moderniste, mais intérieurement archaïque.

Ce processus est tout à fait perceptible dans l'attitude des gens à l'égard du pouvoir : alors qu'en Europe, et surtout depuis Montesquieu et les théoriciens anglais du 18ème, le pouvoir a été dépouillé de tout élément sacré, étant limité par la séparation des pouvoirs et la rotation constante de la classe dirigeante entre les différents organes gouvernementaux, – une façon de disperser le pouvoir au sein de la classe oligarchique occidentale qui n'accepte du “sang neuf” dans ses rangs que lorsque ses règles sont suivies, – on ne peut pas appliquer ce schéma à la Russie, car notre pays tend toujours vers l'autoritarisme et l'autocratie. Cela n'est pas tant dû à l'usurpation d'un individu particulier qu’aux exigences de cette même société qui est fondamentalement patriarcale, traditionnelle et voit le dirigeant comme une figure mystique. Ce modèle du dirigeant en tant que ‘Katechon’, c'est-à-dire “celui qui retient”, a été prôné par tous les théoriciens russes jusqu'en 1917 et trouve son origine au 15ème siècle après la chute de l'Empire byzantin (l'idée de Moscou comme troisième Rome). Cependant, cette idée n'a pas disparu avec l'avènement du communisme et a plutôt vu la montée des “monarques rouges” sous la forme d'un culte quasi-religieux de Lénine et de la divinisation de la figure de Staline. Même une figure comme Eltsine, – faible et dépendante des oligarques – a été un jour louée comme un “tsar libéral”. 

L'arrivée de Poutine a vu l'imposition d'une série de réformes patriotiques et le rétablissement de l'autocratie dans notre pays contre la volonté même de son plus grand promoteur. Il n'est donc pas surprenant que le peuple russe soit prêt à ce que Poutine change la constitution et fasse tout son possible pour transformer le système. Poutine est considéré par le peuple comme le chef suprême et le sauveur de la Russie, une idée très archaïque. Cette idée s'étend aussi à l'Opération Militaire Spéciale, qui est perçue favorablement par la majorité de la population, – l’élite russe, en revanche, la considère très négativement.

Le peuple russe est partisan d'une forme de monarchie populaire qui est incompatible avec les idées de l'élite. La classe dirigeante russe, – comme l'a dit à juste titre Pouchkine, – est la « seule chose proprement européenne qui existe dans notre pays » ; elle tente régulièrement, comme elle l’a fait à maintes reprises, de créer une démocratie formelle et moderne (subordonnée aux oligarchies mondialistes du monde), ce qui finit toujours par échouer. Cependant, cette façade occidentaliste et moderne est incapable de changer le noyau conservateur et archaïque de notre peuple, aussi notre oligarchie attend-elle le moment où ce principe s'affaiblira, où un cataclysme se produira qui permettra enfin d'extirper l'identité russo-eurasienne de notre pays une fois pour toutes. 

Après tout, l'objectif de la Fédération de Russie, qui a émergé en 1991 des ruines de la Grande Russie (URSS, Empire russe), était de nous moderniser et de nous intégrer dans le liquide de la globalisation. Ce processus a été réalisé par la force et par la destruction matérielle et spirituelle de notre peuple, bien que cela n’ait pas été décisif car notre essence, en dépit de ces efforts, est restée inchangée.

L’archéomodernité, telle que je la définis, est une maladie, une sorte de schizophrénie sociale où deux façons très différentes et diamétralement opposées de voir les choses coexistent dans la même société. L’élite souhaite voir l'État devenir une démocratie libérale moderne selon les principes occidentaux, tandis que le peuple tente de revenir à l’Empire, aux souverains divins, aux valeurs traditionnelles et au rejet de toute forme de progressisme (LGTBI, féminisme, etc.). Cela génère un conflit d'interprétations (P. Ricoeur) qui finit par imposer toutes sortes de mensonges. Le gouvernement ment sur tout ce qui se passe, générant une sorte de mentalité instable et douloureusement déformée recelant toutes sortes de contradictions. De plus, il ne cherche jamais à concilier le moderne et l'archaïque, c'est pourquoi les élites libérales tentent constamment de détruire les principes archaïques de notre peuple, tandis que les dirigeants, – qui sont au-dessus d’eux – finissent par le défendre et s'appuient sur ces principes monarchiques afin de maintenir la stabilité du système. Une fois de plus, ces tiraillements font stagner les choses.

La solution que les élites libérales proposent au dilemme de l'archéo-modernité est simplement la “modernisation”, le “progrès” et l'intégration de la Russie à l'Occident. De temps en temps, cependant, les élites libérales russes finissent elles-mêmes par adopter des principes archéo-modernes, comme c'est le cas de Dmitri Medvedev, l'un des plus ardents représentants de l'occidentalisme libéral, qui a autrefois encouragé la modernisation et la démocratisation de notre pays. La réélection de Medvedev à la présidence de la Russie a été soutenue par les atlantistes Biden et Brzezinski. Ce qui est curieux, c'est que cet éminent libéral publie maintenant des slogans ultra-patriotiques et impérialistes sur des réseaux sociaux que même le ministère russe est obligé de censurer ou de considérer que ses « comptes ont été piratés ». Mais là n'est pas la question, mais une démonstration de la pratique de l’archéomodernisme. Bien sûr, cela n'exclut pas le calcul ou la stratégie politique, mais cela confirme notre diagnostic : les dirigeants russes sont toujours contraints de faire appel aux principes archaïques défendus au sein du peuple, qui prônent un pouvoir fort et la justice sociale sous toutes ses formes.

Le problème de l’archéomodernité réside dans le fait qu'il s'agit d'une impasse où tout est réduit à la modernisation et à l'exploitation cynique de cette condition mentale par les puissants à leurs propres fins, nous forçant à vivre une fausse identité. Cependant, certains de nos penseurs ont proposé une solution à ce problème : au lieu de continuer à penser comme les élites libérales, nous devrions embrasser les principes archaïques de notre société, en reconnaissant l'autocratie, le patriarcat et nos traditions autoritaires non seulement de facto mais de jure. De cette façon, l'Église et les institutions traditionnelles de notre société retrouveront leur position dominante et de cette façon, les tendances traditionnelles vaincront les tendances libérales, même dans les milieux ecclésiastiques. 

Tout ceci permettra la mise en œuvre d'une révolution conservatrice et épistémologique dans la science, l'éducation et la pensée. La seule façon d'y parvenir est de détruire l'oligarchie libérale et de prêter allégeance au peuple plutôt qu'à des principes mondiaux abstraits. Cette solution a été proposée par de nombreux penseurs russes, tant à l'époque de la Russie tsariste qu'à l'ère de la Russie soviétique : les premiers à la proposer ont été les slavophiles, puis la philosophie religieuse russe, les poètes de l’âge d'argent, les nationaux-bolcheviks (Oustrialov, Lejnev) et les eurasistes qui ont cherché à surmonter ce problème en recourant à l’élément russe comme moyen de renouveler l'Empire. Cependant, tous les monarques Romanov depuis Pierre le Grand ont repris les slogans archéomodernes sur le pouvoir sacré des rois comme moyen de concilier les deux extrêmes. Nous pouvons dire que ce scénario est récurrent dans notre tradition nationale, et de nombreux penseurs russes ont proposé d'abandonner les idées archéomodernes de notre élite en faveur de l'établissement de nos propres formes patriotiques et spirituelles. Seule cette forme de conservatisme, ou plutôt de conservatisme révolutionnaire, puisque le conservatisme seul est insuffisant, peut nous apporter la victoire dans l’Opération Militaire Spéciale. Nous devons surmonter l'archéomodernité et restaurer l'ordre sacral de notre peuple.

Alexandre Douguine