Face au Système devenu Panopticon

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Face au Système devenu Panopticon

Un thème que nous allons de plus en plus utiliser pour analyser les événements en cours, c’est la délégitimation massive de tous les pouvoirs “officiels”, dont on comprend de plus en plus clairement aujourd’hui qu’ils dépendent exclusivement du Système pour l'opérationnalisation de leur pouvoir, tout en refusant eux-mêmes l'hypothèse de cette dépendance, et ce refus le plus souvent sans duplicité. La crise Snowden/NSA est absolument essentielle pour cette réalisation dans ce qu’elle montre massivement les positions et liens fondamentaux de ces pouvoirs officiels (avec certains proches de tenter de s’en affranchir, comme l’Allemagne et le Brésil) dans le domaine par excellence de la modernité (les réseaux, l’internet et tout le reste) et le domaine où s’est le plus vigoureusement exprimée la narrative de la démocratisation et où s’exprime le spectre du meilleur des mondes, avec en plus l’exposition de la complicité active des plus grandes sociétés de service du domaine, les Google et Cie. Rien que pour cela, la capacité de la dynamique de la crise Snowden/NSA à pulvériser les narrative du Système, cette crise mérite haut la main le classement que nous lui attribuons de “crise haute” et de “crise première”. (Voir successivement le 17 juin 2013, le 22 juillet 2013 et le 19 décembre 2013.)

Cette délégitimation permet indirectement, sinon suscite inconsciemment chez certains la potentialité d'une révolte profonde, à la fois psychologique, technique, et finalement indirectement politique. Il s'agit des catégories d’“acteurs” dont l’incontrôlabilité naturelle autant que la valeur de leur apport nécessiteraient que le Système fasse tout son possible pour les amener à lui par attirance technique et par séduction (en plus des avantages matériels et vénaux courants), – ce qu’il s’avère être incapable de faire d’une façon réellement efficace, entravé par sa propre stupidité d’une sorte d’idolâtrie de sa propre surpuissance, et de l’“idéal de puissance” en général, et malgré des tentatives parfois distrayantes pour le spectacteur dans ce sens (voir ce même 30 décembre 2013, à propos des actions de “relations publiques”, en jean’s et t-shirt, du général Alexander). Pour justifier en même temps qu’illustrer ce propos, nous reprenons des extraits d’une interview (ce 29 décembre 2013), dans Russia Today, de Annie Machon, ex-officier du MI5 britannique passée à la dissidence antiSystème. Machon se trouvait au congrès annuel du CCC, dont l’orateur-vedette a été Glenn Greenwald (voir ce même 30 décembre 2013). Des milliers d’autonomes des réseaux, de hackers, etc., se trouvent à ce Congrès et c’est d’eux que nous parlons en parlant de “ces catégories d’‘acteurs’ dont l’incontrôlabilité naturelle autant que la valeur de leur apport nécessiteraient que le Système fasse tout son possible pour les amener à lui par conviction et par séduction”.

Russia Today: «In his address, Glenn Greenwald was pretty tough on his fellow journalists. Is he right? After all – a little concession – British TV did show that alternative Christmas speech from Edward Snowden.»

Annie Machon: «They did, yes. But there has been a concerted ‘turning the blind eye’ by most of the national media in the UK since Snowden came out. There are a whole range of different mechanisms that the government and intelligence agencies can use to control the media within the UK when they’re reporting on spy stories – not least things like the defense press advisory notice, which is self-censorship by the media, as well as threatening them with prosecution under the official secrets act – as they did with the Guardian – and prosecuting individual journalists. So there has been a woeful lack of meaningful discussion – not only within the British media, but also within the British political classes. It's interesting; as you say, I'm in Hamburg. I’m going to be talking at the CCC tomorrow night about these sorts of issues too. It’s great to see the biggest chaos computer club gathering yet of people from across the world (and particularly Europe) who are very angry about this. They cannot guarantee that their governments can protect their privacy anymore, so they want to take it into their own hands – and quite right.»

Russia Today: «As for the list of leaks that sparked all this debate in the first place – Greenwald says more revelations are to come. But every new leak seems less surprising. Are we just becoming immune to it now?»

Annie Machon: «I hope not. I think we should be scared of what Snowden has disclosed. He's done the world a service and he sacrificed his own way of life for that too. I think there will be more and more serious revelations coming out. We’ve only seen the tip of the iceberg. It’s great that there is a debate in America about constitutional rights – but it’s so much pantomime. Even if a decision is made within the US establishment to rein in the powers of the NSA within the USA, they can still investigate the rest of us around the world; we have no rights under their law. Then of course, their partners- like the British GCHQ or European intelligence agencies – can still spy on the US systems and give that information to the NSA. What we’re looking at is a panopticon – a sort of dystopian, Orwellian surveillance system that’s gone global. And this is why protecting our own rights, our own privacy, and taking that control into our own hands is so key.»

Une référence très utilisée aujourd’hui, et dite ici par Machon, est effectivement Panopticon, en anglais selon le concept du créateur de la chose, le philosophe et théoricien social Jeremy Bentham (1748-1832), – qui se dit Panoptique en français, qui a inspiré le philosophe français Michel Foucault et son “panopticisme”. Andrew Leonard, dans The Atlantic du 27 décembre 2013, s’empresse de citer l’un (le Panopticon) et l’autre (Foucault)  :

«Visibility is a trap” ... It can be safely argued that those four words, written by the French philosopher Michel Foucault in his discussion of the “panopticon,” were never more true than they were this year. Our visibility — defined as ubiquitous, networked digital connectedness — has at long last enabled an unprecedented surveillance state. In 2013, the negative consequences of our contemporary lifestyles were impossible to ignore.»

... C’est dire jusqu’où nous fait remonter la crise Snowden/NSA. En passant, on pourrait observer qu’elle concerne également Tocqueville, qui fit son voyage aux USA en 1831 pour une étude officielle du système carcéral US, d’où des expériences du type du type du Panopticon indiquaient les prétentions “universalistes-sociales”, voire utopistes, de développer avec les prisons un type de structure pouvant intervenir pour former une société où une surveillance constante “modéliserait” elle-même le comportement du citoyen. La vérité de la situation, illustrée par les événements courants qui montrent tout sauf un ordre soumis au modèle-Panopticon, est que nous en sommes loin malgré les moyens colossaux mis en œuvre, notamment et essentiellement de la NSA. Plus on découvre l’ampleur utopique et incontrôlable des plans de la NSA, de plus en plus désignée comme un modèle informatique du Panopticon, plus on s’éloigne de leur application par le fait même de cette information, – l’important, non l'essentiel étant, dans ce cas, de ne pas céder à la totale dépression de la psychologie, poussant à abandonner tout espoir d’efficacité antiSystème qui se justifierait effectivement par cette description du monstre apocalyptique. (On ressent effectivement cette dépression de la psychologie en lisant l’intervention de Jacob Applebaum au même congrès CCC hier soir à Hambourg, telle que la retranscrit Russia Today ce 31 décembre 2013. Applebaum lui-même s’avoue effectivement dans cet état dépressif lorsqu’il parcourt l’amoncellement de documents secrets fournis par les fonds Snowden, – puisqu’il semble être complètement intégré dans le réseau Snowden-Greenwald, et disposer effectivement de l’accès au fonds Snowden.)

L’interview de Machon, qui nous parle du Congrès du CCC où a également parlé Greenwald, ce Congrès qui a du se déplacer de Berlin à Hambourg en 2012 pour trouver des bâtiments suffisants pour accueillir les plus de six mille participants (à Hambourg), montre surtout que cette foule d’autonomes des réseaux et autres hackers dont la potentialité d’activisme sur les réseaux est considérable, exhale une fureur grandissante. Des passages des observations de Machon sont sans équivoque à ce sujet («They cannot guarantee that their governments can protect their privacy anymore, so they want to take it into their own hands - and quite right... [...] And this is why protecting our own rights, our own privacy, and taking that control into our own hands is so key.») L’on comprend aisément qu’Alexander, général et directeur de la NSA, ne s’aventurerait certainement pas au CCC, même en jeans et en t-shirt, pour recruter sa fournée de collaborateurs des TAO (voir ce 30 décembre 2013).

Il y a là un fait très intéressant, issu de la crise Snowden/NSA, qui apparaît de plus en plus clairement, et qui mérite d’être exploré. Il doit nous aider à comprendre quelle(s) forme(s) originale(s) peuvent prendre d’éventuelles “révoltes” postmodernes et antiSystème, à la place des schémas dépassés des révoltes populaires et autres, politisées, idéologisées, etc., des XIXe et XXe siècles. Le cas des divers jeunes autonomes des réseaux, hackers et autres, représente au départ une communauté vaguement anarcho-contestatrice, assez peu politisée et surtout intéressée par son hobby qu’est la manipulation et l’exercice technique dans les réseaux. Cette communauté a été certainement sensible à la narrative publicitaire sur la démocratisation des nouvelles technologies de la communication des années 1980 et surtout 1990 et s’est donc habituée à un exercice sans aucune contrainte de ses activités. Cette absence de contrainte s’est ainsi constituée naturellement comme la forme nécessaire et essentielle de ses activités, voire la condition sine qua non.

La crise Snowden/NSA la touche de plein fouet en lui révélant la vérité de la situation faite par le Système et crée une dynamique dont l'effet pourrait être de faire évoluer sinon basculer vers le type d'activisme des groupe des réseaux engagés politiquement dans l’antiSystème parce que contestataires politiques avant d’être dans les réseaux (tel WikiLeaks). Cette transmutation qui semble être se développer, dont Machon apporte le témoignage pour le CCC, se fait d’autant plus aisément que la délégitimation, voire la “contre-légitimation” des pouvoirs politiques (voir le 30 décembre 2013), ont entraîné un irrespect complet pour ces pouvoirs et leur prétendue autorité. Ainsi peut-on et doit-on envisager l'hypothèse qu'il est en train de se constituer une catégorie de “révoltés” antiSystème extrêmement efficace, puisque placée au cœur même des réseaux du système de la communication. La fronde de ces autonomes, hackers et autres, qui est derrière la dynamique Snowden-Greenwald, représente le cas Panopticon tourné... Le Panopticon est bon pour surveiller les ex-révolutionnaires ou les futurs révolutionnaires patentés et ayant pignon sur rue, en piochant dans leur comportement et leurs engagements politiques d’ores et déjà référencés. Le Panopticon ne peut rien de fondamental et d’organisé contre l’éventuelle déviation rebelle de l’autonome hacker des réseaux puisque cette déviation n’est pas d’origine politique et se nourrit de l’évolution même du Système telle que l’éclaire la crise Snowden/NSA.


Mis en ligne le 31 décembre 2013 à 05H39