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166922 août 2011 – Il y a les directions politiques et il y a, disons, “la rue”, ou ce que l’on perçoit de ce qui est “la rue” ; il y a ce que voudraient éventuellement les directions politiques et il y a ce que “veut” effectivement la rue, ou ce que l’on perçoit de ce que veut la rue. Désormais, la rue, avec ou sans guillemets, directement ou indirectement, la rue commande. Voilà un constat qu’on peut tirer de la crise entre Israël et l’Egypte. (Ou simplement “crise” entre guillemets ? Sans doute et pas sûr, – mais combien grande est l’utilité du débat autour des guillemets.) On parle bien sûr de cet adjuvant inattendu que constitue l’événement de la mort de cinq policiers ou douaniers, ou “agents de sécurité” égyptiens, dans le Sinaï égyptien à la frontière israélienne, à la suite des actions de représailles israélienne suivant elles-mêmes les attentats anti-israéliens de jeudi dernier.
Les conditions qui se sont succédées ce week-end permettent de mesurer combien la vérité de la situation a changé entre les deux pays et dans les deux pays, quelles que soient les situations (diverses et multiples) que les directions politiques perçoivent, et celles qu’elles voudraient faire apparaître. La vérité de cette situation, entre ces deux pays, avec leurs situations intérieures respectives, c’est la mise à jour de la formidable et soudaine faiblesse des deux directions politiques. Mais il s’agit d’une découverte du type “le roi est nu” ; il suffisait de regarder pour voir. Les événements nous ont permis de regarder.
• D’une part, l’Egypte a réagi avec une volonté manifeste de fermeté, qui sera qualifiée dans ce cas de fermeté apparente, disons une “fermeté de communication”, – mais c’est ce qui importe dans ce cas, – d’ailleurs et pour l’essentiel dans tous les cas, dans une époque où le pouvoir se départage entre différentes interprétations des événements, ces interprétations étant effectivement du domaine du système de la communication. Voici un avis assez caractéristique, et typique du sentiment général, pour décrire la réaction égyptienne, celui du correspondant de RFI au Caire, Alexandre Buccianti, samedi 20 août 2011 :
«On est bien loin de l’époque Moubarak qui, il y a six mois à peine, privilégiait la stabilité des relations avec Israël au détriment de l’opinion. Même après la guerre contre Gaza, l’ex-raïs n’avait pas rappelé son ambassadeur. Aujourd’hui par contre, des libéraux aux islamistes, les hommes politiques sont entrés dans compétition d’escalade verbale contre ce que beaucoup appellent “l’entité sioniste”. Une majorité appelle à remanier le traité de paix de 1979 avec Israël tandis que certains, notamment les islamistes, vont jusqu’à réclamer son abrogation pure et simple.»
Officiellement, le gouvernement (intérimaire) égyptien a donc beaucoup siégé en “rencontres de crise” diverses, avec des généraux présents. Il a exigé des excuses israéliennes. Il en a obtenues et il les a jugées insuffisantes. Il a exigé une “enquête conjointe” sur la mort des cinq membres égyptiens des services de sécurité à la frontière du Sinaï ; il l’a obtenue, a jugé que c’était “‘un pas en avant”, mais que c’était insuffisant… (Dans le communiqué du gouvernement, diffusé par l’agence MENA, d’après Reuters, le 21 août 2011 : «The Israeli decision to work with Egypt to investigate the killings is positive in appearance but does not fit with the weight of the incident and the state of Egyptians’ outrage from the Israeli actions… And as Egypt confirms it is keen on the peace with Israel, Tel Aviv also will have to share its responsibilities in protecting that peace…»)
• En Israël, d'autre part, le gouvernement israélien a réagi au quart de tour. Ce gouvernement qui nous a habitués à des positions abruptes, radicales, sans concession, quasiment exclusivement, a aussitôt et avec empressement répondu aux exigences israéliennes, ainsi qu’à une menace de rappel immédiat de l’ambassadeur égyptien en Israël, laquelle avait suivi l’annonce que cet ambassadeur était effectivement rappelé. Antiwar.com résume, ce 21 août 2011.
«Israel apologized to Egypt Saturday for killing three Egyptian soldiers during a cross-border clash with Palestinian militants, hours after Cairo threatened to withdraw its ambassador to protest the killings. Israel, Gaza, and Egypt were embroiled in a series of tit-for-tat attacks in the past couple of days, and Israel suspected Gaza militants of having crossed through the Egyptian Sinai ultimately leading to the death of Egyptian soldier from Israeli attacks, although details of the incident are still unclear.
»“Israel deeply regrets the deaths of the Egyptian officers,” Defense Minister Ehud Barak said in a statement after Egypt threatened to recall its ambassador. The Egyptian government announced it had pulled the envoy, but later backtracked and issued a new statement saying it was only considering the move.»
Bien entendu, nous ne sommes pas là à la recherche de la réelle importance de cette crise, pour ce qu’elle prétend être, ni pour évaluer ses prolongements éventuels ; tout cela est pour l’instant tapi dans le brouillard du système de la communication et nul, particulièrement chez les dirigeants israéliens et égyptiens, et dans les myriades de diplomates et commentateurs autour, n’est capable de donner une observation sensée à ce propos. Une telle appréciation de la crise constitue un aspect secondaire, et il sera toujours temps de s’y intéresser plus tard, selon ce qu’il en sera et ce qu’on en connaîtra. Ce qui nous importe, ce sont les réactions immédiates des deux gouvernements, – même si cette immédiateté a pris, pour l’Egypte, toute une journée à se manifester. (Les morts datent de la nuit de jeudi à vendredi, les réactions du gouvernement égyptien de la nuit de vendredi à samedi.)
On peut, on doit par conséquent analyser précisément ces réactions des deux gouvernements. Elles sont marquées essentiellement par la faiblesse, quoi qu’on puisse distinguer deux sortes différentes de faiblesse. Le cas égyptien d’abord. Le délai entre l’incident et la réaction n’est sans doute pas fortuit, même si nous nous trouvons en période de Ramadan. Les dirigeants égyptiens (politiques, militaires) ont pu mesurer durant cette journée la montée de la tension qui s’est traduite notamment dès le début de la soirée de vendredi par des manifestations devant l’ambassade d’Israël. On pourrait même avancer qu’ils ont précédé dans son intensité cette montée de la tension, et qu’ils l’ont dans tous les cas grossie ; comme l’observe Buccianti, comme d’ailleurs on relève une évidence, c’est devenu une posture générale dans toute la classe dirigeants égyptienne d’afficher un soupçon général, si pas une “hostilité de communication”, à l’encontre d’Israël. Cela ne signifie pas que le gouvernement égyptien, – il est d’ailleurs intérimaire et n’a guère de représentativité, – ou les militaires égyptiens veulent un affrontement avec Israël. Cela veut dire que cette direction égyptienne est faible parce que, volens nolens, elle tient sa pseudo-légitimité des événements de février dernier, lorsque la rue a parlé, et qu’elle cherche à tout prix à assurer cette légitimité là où elle peut aller au devant des sentiments de la rue, – de ce qu’elle croit être les sentiments de la rue. Tout cela n’est pas de la politique mais de la communication, mais nous répétons que c’est ce qui importe aujourd’hui ; cela conduit à des postures de matamore, à des réunions de crise, à des exigences diverses, etc.
En temps normal, tout cela n’aurait guère d’importance, et d’ailleurs tout cela n’aurait pas lieu. Nous ne sommes évidemment pas dans des temps normaux. Exiger d’un pays responsable d’un tel incident, a priori “accidentel”, des excuses et une enquête conjointe n’a rien d’héroïque, et cela devrait évidemment se faire sans autre forme de procès. Avec Israël, cela prend une autre dimension ; Israël s’excusant pour des morts complètement injustifiés causés par son armée, c’est comme si Israël capitulait… Là aussi, Israël est victime de la communication, qui fait de la paranoïa de la direction politique de ce pays l’obligation d’une posture d’extrême fermeté et d’intangibilité en quelque circonstance que ce soit. Du coup, les excuses et l’embarras d’Israël constituent un événement considérable. (Et ainsi passons-nous à la description de la deuxième “faiblesse” du propos, celle du gouvernement israélien.)
Les attaques de jeudi ont été accueillies, de divers côté, avec une suspicion considérable et qu’on peut juger tout à fait justifiée. (On peut se reporter à cet égard au compte-rendu de Paul Woodward, de War in Context, repris dans notre Ouverture libre du 19 août 2011, qui donne une bonne analyse de cet aspect des attaques.) Ainsi, on peut évidemment considérer que toute l’attention de la direction israélienne était orientée vers les réactions intérieures, et, éventuellement, le désamorçage des manifestations des “indignés” locaux à cause de ces événements. Même dans l’hypothèse extrêmement bienveillante où la direction israélienne n’aurait aucune responsabilité manipulatrice dans ces attaques, on doit considérer que l’essentiel de son attention restait effectivement orientée vers les effets intérieurs. Mais la réaction principale vient de l’Egypte, d’une façon absolument fortuite, à cause de la mort des cinq “agents de sécurité”, dont on jugera dans la confusion de cette affaire que la chose est à classer dans la catégorie “bavure”. La direction israélienne est complètement prise à revers et se trouve devant une direction égyptienne tout à coup poussée à une posture furieuse. Elle ne met même pas douze heures à céder et à faire des excuses le samedi matin, suggérant le jugement d’une faiblesse par le biais de cette “capitulation de communication”. Curieuse occurrence : si les Israéliens s’étaient normalement excusés dans la journée de vendredi, sans aucune sollicitation du gouvernement égyptien qui était alors dans l’incertitude, leur geste serait apparu à la fois comme magnanime et civilisé par rapport à leur réputation, et le monde entier serait en train de tresser des couronnes à cette direction israélienne. Les Egyptiens auraient été, eux, apaisés avant même d’en venir à leur “obligation” de colère…
Chacun est pris au piège de ses faiblesses. La faiblesse égyptienne, dans ce cas, est de dépendre d’une narrative, qui est celle du “printemps arabe”. Personne, dans la direction égyptienne, ne veut affronter Israël, mais encore moins affronter la rue comme c’est désormais la coutume depuis le mois de février. Entre les deux maux, il s’agit de choisir le moindre, et l’on a vu que le choix a été fait. Résultat : la direction ultra-faible de l’Egypte accouche d’une posture intransigeante vis-à-vis d’Israël, qu’elle imagine être la garantie du soutien de la rue ; comme dans cette époque étrange (communications et rien d’autre), une “posture” tient lieu de politique, on peut dire que la faiblesse de cette direction égyptienne la fait otage d’une politique de fermeté dont elle se serait bien passée.
Peu importe la validité des rodomontades et des menaces égyptiennes puisque, de l’autre côté, la direction hystérique israélienne se trouve transformée en un rassemblement de “colombes” cherchant, avec une discrétion et un désir de conciliation de type éléphantesque, le moyen d’apaiser le matamore égyptien. C’est là aussi le résultat de la narrative du “printemps arabe”, qui fait de l’Egypte un adversaire potentiel d’Israël, – même si personne dans l’actuelle direction égyptienne ne le veut. Comme toutes choses selon le système de la communication, le potentiel, ou le virtuel, suffit à composer une réalité, et d’ailleurs il la rencontre effectivement à bien des reprises puisque la réalité est devenue une composition des seuls événements et de l’interprétation qu’on en donne, et non des hommes (des dirigeants politiques). Pour Israël, l’Egypte est devenue un cauchemar stratégique, et elle inaugure une politique d’“apaisement” fort peu dans ses manières. L’universitaire Shlomo Avineri, ancien directeur général de la politique au ministère des affaires étrangères israélien, résume cette politique d’“apaisement” (dans le New York Times du 21 août 2011: «Il y a des gens en Egypte qui voudraient pousser la direction militaire au Caire à durcir ses relations avec Israël. Nous devrons faire tout ce qui est possible pour éviter la confrontation et la détérioration de nos relations.» Résultat : tout se passe comme si Israël reculait devant les menaces égyptiennes, et en rajoutait encore dans les affirmations de bonne volonté.
La faiblesse d’Israël, dans ce cas, c’est d’être pris au piège de sa réputation de fermeté hystérique, ce qui transforme la moindre concession diplomatique de bon sens en une honteuse capitulation. Ainsi interprétera-t-on en vérité l’attitude du gouvernement israélien. Certains vont prendre bonne note de cet événement, – par exemple, les Palestiniens, qui préparent leur proclamations unilatérale d’indépendance, ou les Turcs, qui réclament toujours des excuses de la part d’Israël, suite à l’affaire de la “flottille de la paix”. Peut-être même la direction égyptienne elle-même va-t-elle en arriver à se dire : “Après tout, cela paye d’être ferme avec Israël…” Comme il est loin, le temps apaisant de Moubarak.
Un autre aspect de cette affaire qui entrechoque les faiblesses des uns et des autres concerne le climat intérieur israélien. Quelles que soient les circonstances et les explications rationnelles, la psychologie et la perception qu’elle entretient nous conduisent à retenir que l’attitude de la direction israélienne a rompu le dogme de la fermeté absolue en matière de sécurité nationale. La riposte de la clique Netanyahou aux manifestations “indignées”, c’est l’union nationale sans aucune exception, sans aucune hésitation, derrière une politique de fermeté et de riposte systématique contre ce qui menace Israël, – c’est-à-dire à peu près tout… Ainsi fait-on taire les “indignés”. Cette tangente égyptienne ne va pas dans le sens voulu, même si elle est explicable et justifiable, parce qu’elle introduit le doute fondamental dans l’affirmation quasi-religieuse de fermeté et de riposte de la susdite clique. Les manifestations “indignées” ont été éparses et confuses ce week-end, ce qui correspond bien à la situation ; mais, surtout, elles ont été le théâtre de dissensions entre ceux qui veulent laisser ces mouvement dans le seul plan social et économique, et ceux qui veulent l’élargir aux questions de sécurité nationale. En temps normal (en temps de fermeté inébranlable), cette division serait une bonne nouvelle pour Netanyahou ; dans ces temps incertains, ce serait plutôt le contraire, car la division reflète moins une faiblesse dans le camp des “indignés” que la faiblesse paradoxale de la clique Netanyahou.
D’une façon un peu plus générale, la confrontation des faiblesses des uns et des autres a servi à deux choses. D’une part, montrer aux Egyptiens jusqu’où ils peuvent aller trop loin avec Israël ; d’autre part, montrer qu’Israël est prêt à aller trop loin, par rapport à sa posture et à son image, dans cette voie extraordinaire pour lui de l’apaisement pour ne pas radicaliser l’Egypte qui demande pourtant tout sauf de se radicaliser… Drôle de jeu de rôles, typique des règles de l’empire du système de la communication, où des forces supérieures à de si faibles directions politiques, celles des événements en cours et hors de tout contrôle, parlent et disent leur volonté d’orientation.
Ainsi avons-nous devant les yeux l’effet le plus fondamental du “printemps arabe” : ni la démocratie, ni la liberté d’expression et toute cette sorte de choses, ni l’affirmation populaire sinon de façon tellement indirecte, mais la mise en évidence de faiblesses diverses et innombrables des différentes directions politiques, et la rupture des axes rigides d’affrontement qui tiennent le Moyen-Orient dans une sorte de gel permanent de la vie politique. Voyons plus large, pour aussitôt proposer évidemment la conclusion qu’il s’agit d’un coup de plus porté au Système, qui se nourrit de cette glaciation politique qu’il a lui-même instituée, qu’il s’emploie lui-même à détruire, poursuivant l’habituelle conjonction de sa dynamique de surpuissance et de sa dynamique d’autodestruction.
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